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Caroline Fourest : "Toujours préférer convaincre à haïr ou interdire"

Universalisme versus identité, c’est le combat que se livre désormais une partie de la gauche dans la défense des droits des opprimés. C’est justement à cette « gauche identitaire » que Caroline Fourest, féministe universaliste, s’attaque dans son livre Génération offensée publié dernièrement aux Éditions Grasset. Dans son ouvrage, cette figure de la gauche républicaine déplore que la jeunesse, qui en mai 68 ne rêvait que d'un monde où il serait "interdit d'interdire", privilégie aujourd'hui la censure et refuse la contradiction. Pour Émile, elle analyse les raisons de ce repli qu’elle juge identitaire et victimaire, et nous parle de la crise du Covid-19 qui pourrait être l’occasion de mettre de côté « les querelles d’identité ».

Caroline Fourest (Crédits : JG Paga/Grasset)

Vous avez publié récemment un livre aux Éditions Grasset intitulé Génération offensée. De quelle génération parlez-vous et pourquoi avoir choisi ce terme ? 

Je ne cible pas une tranche d’âge en particulier, plutôt un cri de ralliement. « Génération » fait écho à ce nouveau réflexe au sein de l’antiracisme, qui ne souhaite plus seulement lutter contre les discriminations ou les préjugés, mais censurer le droit à la parole ou à la création sur la base de l’identité au nom du combat contre l’« appropriation culturelle ». Elle s’offense facilement, de tout emprunt ou mélange, parfois simplement parce que le chanteur Pharrell Williams pose en coiffe amérindienne dans un magazine. Elle met toutes ses colères sur le même plan, sans discernement. Cette ultra-susceptibilité s’observe depuis deux générations, mais elle est plus répandue chez les Millennials, la Génération Y née entre la fin des années 80 et le milieu des années 1990.

Dernier livre de Caroline Fourest, Génération offensée est paru en février 2020 chez Grasset.

Nous sommes passés, selon vous, de la défense de l’universalisme à une défense identitaire excessive. Comment expliquez-vous cette dérive des jeunes générations ?

Tout part d’une très bonne volonté. Ne surtout pas vexer les minorités. Je préfère cette génération, qui croit bien faire, à la génération qui n’avait pas conscience de ses préjugés. Je me sens d’une génération intermédiaire, révulsée par le racisme et le sexisme, mais attachée à la liberté de parler et de créer. J’observe que ces deux libertés ne sont plus évidentes pour des jeunes qui ont grandi sur les réseaux sociaux, qui ont peur d’être lynchés au moindre soupçon d’être dans le mauvais camp. Elles sont même devenues tout à fait secondaires voire douteuses pour des militants à qui on a inculqué une vision très simpliste de la « French Theory » ou des Études décoloniales.

Le phénomène que vous décrivez est originaire d’Amérique du Nord. A t-il épargné nos universités françaises ? 

Hélas non. Certains cursus et réseaux universitaires, notamment euro-américains, ont contribué à importer une vision caricaturale de l’antiracisme et du féminisme. Cela n’est pas le cas de tous les professeurs, loin de là, mais certains enseignants des Gender Studies ou d’Études décoloniales transmettent une conception de l’identité pensée dans un contexte plus américain ou canadien qu’européen, pour défendre les Afro-américains contre la ségrégation ou les autochtones canadiens contre l’extinction culturelle, influencée par une vision très défensive ou multiculturaliste à la Charles Taylor (dont les travaux sont salués par la droite religieuse et qui vient de signer l’appel à soutenir Tariq Ramadan).

Le risque est d’importer une grille de lecture plus repliée qu’universaliste, au nom de la communauté ou de la survie. Cette essentialisation, qui a une histoire, dérive parfois en vision puriste de la culture et de l’identité quel que soit le contexte. Elle érige des murs au nom de l’appropriation culturelle, au lieu de continuer à réclamer moins de frontières et plus de mélange.

Quel conseil auriez-vous à donner aux jeunes militants antiracistes pour éviter de tomber dans le discours identitaire ? 

Un conseil que j’ai tenté de m’appliquer quand je me suis battue pour obtenir le PaCS et le mariage pour tous. Toujours préférer convaincre à haïr ou interdire. Le problème n’est pas l’appropriation culturelle, ce n’est pas le mélange ni l’hommage culturel, mais le racisme. Il n’est pas que des artistes blancs touchent à la question noire ou autochtone, mais que des artistes soient invisibilisés en raison de leur couleur de peau ou de leur origine. Au lieu d’interdire certains regards, il faut se battre pour en ajouter. Au lieu de censurer l’étude d’œuvres classiques, il faut lutter pour redécouvrir notre histoire de façon à revaloriser tous les personnages minoritaires oubliés.

Vous avez publié le 2 mai une tribune dans Marianne qui appelait à « relativiser nos querelles d’identités au lieu d’affaiblir notre immunité collective ». Dans quel sens l’épidémie et le confinement qui s’en est suivi a pu exacerber les travers que vous avez tenté de démontrer dans votre ouvrage ? 

L’épidémie nous rappelle le poids des discriminations les plus brutales. Celles liées à l’âge et à la pauvreté. Regarder cette épidémie par le prisme de statistiques ethniques, comme aux États-Unis, déforme le diagnostic. Si les Afro-américains ou les Latinos sont plus touchés, ce n’est pas parce que le virus est raciste, mais parce que ces deux communautés sont plus pauvres, en raison du parcours migratoire ou du racisme, qu’elles s’alimentent moins bien, et souffrent de comorbidités.

En Seine-Saint Denis, le Covid frappe plus durement à cause d’un département plus démuni, très peuplé, où il n’est pas facile d’éviter la promiscuité dans les appartements et qui fournit aussi de nombreuses premières lignes, coursiers ou soignants. J’ai envie de croire que c’est aussi une leçon qui nous permettra de regarder autrement l’accumulation de ces handicaps et non sous un angle concurrentiel, comme le fait trop souvent une vision déformée de l’intersectionnel. J’espère surtout que ce rappel à notre fragilité humaine commune permettra de raviver un esprit de solidarité universelle, plutôt que la compétition des victimes et des identités.

Vous avez identifié, dans une tribune également publiée dans Marianne, les « failles françaises » face à l’épidémie. Quel est votre sentiment sur la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement ?

Tout le monde a pu constater certains ratés, blocages et retards à l’allumage. Dans un pays aussi défiant envers ses institutions, le gouvernement sera voué au bûcher, qu’il fasse au mieux ou qu’il se trompe. Ce qui m’intéresse davantage, c’est qu’on regarde en face nos faiblesses collectives, à mon avis plus profondes. L’administration, les Agences régionales de santé, les syndicats, mais aussi les chefs d’entreprises, tout le monde va devoir rendre des comptes sur ce que nous avons été capables de faire ou non pour s’adapter à cette menace. Le tempérament français, le goût pour la polémique et le conflit, nous permettent d’être un pays très courageux et lucide lors d’épreuves comme des attentats, plus que d’autres cherchant le consensus. Je crains que ce tempérament nous handicape pour se relever d’une crise sanitaire et économique demandant solidarité et ingéniosité.