Black Lives Matter : "Les révoltes d’aujourd’hui appartiennent à une longue tradition"
Le 25 mai 2020 à Minneapolis, George Floyd, père de famille africain-américain, décédait des suites de violences policières. Sa mort a entraîné l’indignation à travers le monde, et les rues se sont remplies de manifestants dénonçant le racisme meurtrier des institutions autour du slogan « Black Lives Matter ». En France aussi, des manifestations sont apparues à l’initiative des collectifs antiracistes. Comment ce mouvement s’inscrit-il dans la longue tradition des luttes pour l’égalité aux États-Unis ? Quels parallèles entre la situation américaine et la situation française ? Sylvie Laurent, historienne spécialiste des États-Unis, chercheuse à Harvard et enseignante à Sciences Po, nous livre son analyse.
Propos recueillis par Maïna Marjany
L’historienne américaine Heather Ann Thompson déclarait dans un entretien au Monde qu’« à certains égards, ce qui se passe aujourd’hui rappelle les événements des années 1960 ». Qu’en pensez-vous ? Peut-on comparer ce qu’il se passe aujourd’hui avec les années 1960 ?
Il est en effet tentant de dresser des analogies ; les soulèvements de la deuxième moitié des années soixante étaient l’expression d’une exaspération face à la tiédeur des engagements politiques en faveur de l’égalité raciale, à la force d’inertie d’un système de discrimination institutionnel qui, de l’école au logement, de la police à la prison, condamnait inexorablement les Noirs américains à une condition subalterne. Enfin, ces protestations urbaines des années 64-68 furent la verbalisation d’une amertume profonde à l’égard d’une forme de duplicité des élus et des législateurs qui d’une main accordent le vote des droits civiques et la fin de la ségrégation (en 64 et 65), mais qui se refusent de l’autre à attaquer les causes profondes, ancrées dans les pratiques, de la relégation noire. Le premier sujet est en effet la ségrégation, une injustice matricielle à laquelle le pays continue de consentir.
À la fin des années 1960, on enjoint les Noirs à « s’intégrer » dans une Amérique qui n’est pas hospitalière pour eux. Certains ont accepté le pacte faustien et ont embrassé la vie politique traditionnelle (comme les anciens dirigeants des Black Panthers, entrés dans le parti démocrate) quand d’autres ont simplement perdu toute illusion quant à la capacité de l’Amérique à s’amender.
À cet égard, je ne saurais dire si les manifestations d’aujourd’hui sont de même nature. Certes, la frustration et l’indignation face au déni de la dignité des Américains noirs sont toujours le moteur mais il y a un renouveau de l’esprit militant parmi les activistes, en particulier chez Black Lives Matter. Ni résignés, ni naïfs à l’endroit du progressisme blanc et désireux de refonder l’ensemble du système qui fabrique de l’iniquité raciale, ils sont bien plus révolutionnaires que nihilistes.
Pensez-vous que ces manifestations prennent autant d’ampleur aujourd’hui étant donné le contexte de pandémie de Covid-19 qui a particulièrement affectée la communauté d’Africains-Américains ?
Oui, le contexte a certainement joué, la présence constante de la mort et l’évidence d’une inégalité construite devant le virus ayant exacerbé la conscience que les corps noirs avaient moins de valeur que les autres. Mais la colère des Afro-Américains est ancienne, les révoltes d’aujourd’hui appartiennent à une longue tradition, et le Covid n’a joué qu’à la marge.
Pour les Blancs en revanche, enfermés par le Lock-down et confinés dans une sorte de musellement démocratique, sortir manifester a sans doute été libératoire. Contraints de rester chez eux, des millions de Blancs ont pris le temps de l’empathie. En manifestant aux cotés des Noirs indignés, ils ont participé d’une « politique des corps » et d’une occupation de l’espace public qui fut sans doute un retour nécessaire à la vie démocratique.
Déploiement de la garde nationale, nombre de manifestants minorés, rejet des revendications, opposition du Parti républicain au projet de loi des démocrates sur les forces de l’ordre… Quelle analyse peut-on tirer de la réaction de Donald Trump face à ce mouvement ?
L’économie américaine est en piteux état et prive Donald Trump de son argument de campagne essentiel. Il joue donc sa partition traditionnelle, renforcer sa base en mobilisant la rhétorique classique d’un ordre blanc à préserver face aux « agitateurs », « voyous » ou comme on dirait en France contre la « racaille ». Rassembler les Blancs conservateurs autour d’une peur du désordre racial a fonctionné pour Nixon en 68. La ligne de Trump n’est pas irrationnelle.
La diffusion des manifestations dans le monde, notamment en France avec le cas emblématique d’Adama Traoré, montre-t-elle que ce n’est pas une spécificité américaine, mais que le racisme est finalement ancré dans toutes les sociétés occidentales ?
Il existe, en particulier dans les anciennes nations impériales, une situation universelle de discrimination contre les corps non-blancs et le sentiment commun d’une injustice que les sociétés démocratiques ont renoncé à combattre.
George Floyd, au-delà de la force de frappe médiatique des Etats-Unis dans le monde, est devenu le visage de la cruauté des sociétés modernes et d’une forme de barbarie acceptable. Combien de Noirs morts dans les mêmes conditions qui n’obtiennent jamais justice ? Donc oui, bien sûr le racisme est universel mais ce qui est tout particulièrement intolérable est la complicité de toute une société, reflétée par ses institutions, dans la normalisation de pratiques racistes.
Les collectifs antiracistes en France, autour d’Assa Traoré, dénoncent certes les agissements de la police mais au dela, notre consentement à une impunité qui contredit tous les idéaux que nous proclamons par ailleurs : ici « liberté, égalité, fraternité » ; de l’autre coté de l’Atlantique : « We hold these truths that all men are created equal ».