L’Afghanistan, 20 ans de guerre pour rien ?
Trois mois après le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, Émile revient sur le bilan de ces 20 dernières années dans le pays et dans la région. Nous avons interviewé le major général Bruno Caïtucoli, qui a pris part au déploiement des forces de l’air françaises en Afghanistan en 2002. Tour à tour attaché de défense à Washington de 2011 à 2014 et analyste politico-militaire au sein du ministère français de la Défense, il est aujourd’hui en poste chez EDF Renouvelables et chargé d’enseignement à Sciences Po et à l’ENA. Il revient pour nous sur les objectifs du gouvernement américain, et de ses alliés, au lancement des opérations en Afghanistan, ainsi que sur leur mise en œuvre et leur héritage.
Propos recueillis par Nour Eid
Rappel
Quasiment dès l’origine, deux opérations distinctes ont été conduites en parallèle en Afghanistan.
Le 7 octobre 2001, les États-Unis ont lancé l’« Operation Enduring Freedom (OEF) ». Sous commandement américain, cette opération avait pour mission de protéger les États-Unis (et leurs alliés) de nouvelles attaques terroristes. Ses buts initiaux étaient logiquement de capturer, ou éliminer, Oussama Ben Laden, commanditaire des attentats du 11 septembre 2001, mais également de renverser les talibans au pouvoir depuis 1996. Rassemblés autour du Mollah Omar, ceux-ci avaient en effet offerent un sanctuaire au groupe terroriste, auteur de ces attentats, et refusaient de surcroît de livrer Oussama Ben Laden, et plus généralement les membres d’Al-Qaeda. Si formellement le Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) n’a jamais été amené à valider cette opération, aucune résolution n’ayant jamais été soumise à son vote, la légitimité d’OEF en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies n’a jamais vraiment été contestée.
Par ailleurs, à la suite de la conférence de Bonn en décembre 2001, le CSNU a mandaté par sa résolution 1386 du 20 décembre 2001 le déploiement d’une force internationale en Afghanistan, baptisée Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (FIAS). Si le commandement d’OEF a toujours été exercé par les Américains, celui de la FIAS a, au contraire, connu plusieurs étapes et suscité d’importants débats : le Royaume-Uni, la Turquie, l’Allemagne et les Pays Bas ont à tour de rôle dirigé la FIAS. Suite à cela, aucun pays ne se portant volontaire, l’idée de confier la FIAS à l’OTAN fut présentée, mais plusieurs pays européens de l’Alliance ont objecté, pensant que l’OTAN seule ne pourrait pas stabiliser, et encore moins reconstruire l’Afghanistan. Toutefois, en l’absence de solution alternative, l’Alliance finit par valider l’engagement otanien en Afghanistan. C’est ainsi que l’OTAN a pris le commandement de la FIAS avec l’idée d’organiser des rotations à sa tête et donc de conserver cette responsabilité, à priori sans limitation de temps.
Comment est-ce que votre parcours vous a mené jusqu’en Afghanistan et quel rôle avez-vous joué lors du déploiement des troupes en 2002 ?
J’ai été impliqué dans la crise afghane de deux façons différentes, d’abord comme acteur, puis comme analyste politico-militaire.
Le 11 septembre 2001, je commandais un escadron de chasse. Le 12, notre commandant de base a réuni autour de lui ses principaux subordonnés, dont moi, pour préparer une éventuelle participation de la France à une réaction américaine. Comme notre commandant de base l’avait anticipé, les États-Unis ont rapidement lancé une opération en Afghanistan, OEF, le 7 octobre. Le lendemain, le général qui commandait l’ensemble des forces aériennes au sein de l’Armée de l’air, m’a mis en charge de la préparation d’un déploiement vers l’Asie centrale. J’ai donc conduit le troisième détachement d’avions de combat français au printemps 2002, après que l’armée de l’air ait assuré depuis décembre 2001 un pont aérien humanitaire vers Mazar-e Charif, au nord de l’Afghanistan. L’anticipation de la chaîne de commandement au sein de l’armée de l’air révèle qu’il ne faisait guère de doute que nos autorités politiques décideraient que la France s’engagerait en Afghanistan.
À l’été suivant, j’ai rejoint la Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS) du ministère de la Défense – aujourd’hui Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) du ministère des armées – au sein de laquelle j’ai intégré puis dirigé le bureau « maintien de la paix et gestion des crises ». Le suivi du théâtre afghan m’a été attribué. Dans ce cadre, j’ai contribué à la rédaction de la position française concernant les opérations en cours sous toutes leurs formes.
Comment se fait-il que les talibans aient repris le contrôle du pays en 10 jours au moment du retrait américain en août 2021 ? La célérité a même pris de cours les services de renseignement américains…
Globalement, jusqu’à 50 pays se sont engagés en Afghanistan. Pour tous, leur engagement ne pouvait être conçu que de façon temporaire. Les pays déployant des forces dans un pays étranger souhaitent en effet les rapatrier dès que possible, en tout état de cause une fois accomplie la mission assignée. Il convenait donc, dès l’origine, de disposer d’une "Exit Strategy". Et pour ce faire, il était nécessaire de pouvoir transmettre à des forces locales la responsabilité d’assurer les missions de sécurité et défense nationales d’autant plus qu’une force étrangère apparaît tôt ou tard comme une force d’occupation, et que son maintien sur place rencontre inévitablement une opposition croissante au fil du temps.
Le besoin est donc apparu de créer ex-nihilo, équiper et entraîner des forces afghanes ; l’Armée National Afghane (ANA) a ainsi vu le jour en 2002. L’OTAN, qui exerçait le commandement de la FIAS depuis août 2003, a décidé en 2010, à son sommet de Lisbonne, de transférer progressivement les responsabilités de la sécurité aux forces de sécurité nationales afghanes (ANSF) jusqu’en 2014, mettant fin à la FIAS. Cette planification reposait sur une estimation selon laquelle il serait nécessaire que ces ANSF disposent de 352 000 hommes, répartis entre l’ANA (195 000 hommes) et la police (157 000 hommes). Le format définitif a été atteint à l’automne 2012.
Toutefois, de nombreuses désertions (souvent jusqu’à 20% des effectifs des unités) ainsi que l’illettrisme de nombreuses recrues pouvaient faire douter de l’efficacité générale de ces forces entraînées, au moins en partie, selon des standards occidentaux. De surcroit, une partie des ANSF est restée fictive – officiellement présents mais physiquement absents, de nombreux soldats ne faisaient en réalité que toucher leur solde avant de reprendre le chemin de leur village. Et au-delà, la volonté de combattre pour défendre un régime et un gouvernement auxquels la population ne s’est jamais vraiment identifiée, faisait certainement défaut. Enfin, l’Afghanistan est un pays dans lequel il a toujours été particulièrement ardu d’exercer un pouvoir central fort. De par sa géographie (l’Hindou Kouch compartimente le pays avec des sommets dépassant les 7 000 mètres) comme par la structure de sa population (ethnies), la réalité du pouvoir est diluée.
La vitesse à laquelle les choses se produisent ensuite relèverait presque de l’anecdote si les conditions très dégradées dans lesquelles s’est effectué le retrait des dernières forces occidentales n’avait pas eu des conséquences aussi tragiques, pour ceux qu’il fallait encore évacuer, comme pour ceux qui devaient procéder à cette évacuation. Ces faits rappellent combien il peut exister un hiatus entre la communication politique et le besoin de confidentialité des opérations militaires. Annoncer à l’avance la date d’un retrait ne contribue pas à diminuer la pression sur ceux qui auront à l’exécuter.
Sur le fond, il ne semble pas que les talibans aient développé une stratégie très élaborée au-delà d’attendre leur heure. La « War Fatigue » ressentie par les pays fournissant les contingents déployés dans ce pays, l’érosion du soutien des opinions publiques à ces opérations, l’impression de voir inutilement tomber des soldats alors que le succès se dérobait, rendaient l’issue inéluctable. Restait à formaliser la décision de retrait et à l’orchestrer. Ce fut l’objet de l’accord signé le 29 février 2020 à Doha, au Qatar, entre Américains et talibans sous l’administration Trump. La suite était dès lors certaine.
Qu’est-ce que l’acquisition du matériel militaire délaissé par les troupes étrangères change pour les talibans ?
Pour que les forces de sécurité afghanes puissent jouer leur rôle au départ des forces étrangères, la séquence souhaitée des événements devait être la suivante :
doter les forces du matériel nécessaire,
entraîner ces forces au niveau technique pour qu’elles en maîtrisent l’emploi,
entraîner ces forces au niveau tactique pour qu’elles soient capables de réaliser efficacement des missions de combat,
entraîner la chaîne de commandement jusqu’aux états-majors (niveau dit opératif) pour que ceux-ci soient en mesure de conduire une campagne militaire régionale voire nationale, au départ avec le concours de conseillers étrangers puis de façon autonome.
Tout ce processus, commencé il y a plus de 15 ans, avait aussi pour objectif de développer la confiance au sein des forces afghanes tant il est vrai, selon les mots du maréchal Ferdinand Foch, qu’« accepter l'idée d'une défaite, c'est être déjà vaincu ».
Or, non seulement les forces afghanes n’étaient pas aussi robustes dans les faits que sur le papier, mais la confiance ne s’est jamais affranchie du tutorat occidental. Le temps passant, l’idée selon laquelle les forces afghanes pourraient résister durablement au départ des Américains a régressé, y compris parmi les occidentaux.
La volonté au sein des ANSF de résister et le sentiment d’être en mesure de le faire victorieusement faisant défaut, les Américains ont prudemment choisi de détruire avant leur départ les équipements les plus sophistiqués et/ou puissant de l’arsenal présent en Afghanistan.
De ce fait, les talibans ne disposent pas de moyens particuliers pour mener des opérations à distance, autrement dit contre les intérêts occidentaux éloignés de l’Afghanistan. Cela dit, il n’est traditionnellement pas dans le schéma taliban de concevoir de telles actions, contrairement à Al-Qaeda. Mais précisément, vu la lutte engagée entre ces deux rivaux, il est particulièrement important que les Américains aient procédé aux destructions réalisées avant leur départ, afin d’éviter qu’Al Qaeda ne récupère des équipements représentant une menace pour nos intérêts, directement ou par la voie d’un deal avec les talibans, toujours concevable
Inversement, il ne fait pas de doute que l’arsenal récupéré, en prenant quasiment sans combattre, le contrôle des casernes des ANSF renforce très significativement les capacités des talibans. Plus encore, la quantité des équipements du combattant (fantassin) récupérés est telle, qu’il n’est pas même possible de se rassurer en se disant que, rapidement, les talibans seraient à court de munitions ou de pièces de rechange. De toute évidence, ils sont aujourd’hui particulièrement bien dotés.
L’objectif des Américains était-il mal défini dès le départ ? En quoi consistait-il au tout début, en 2002 : la simple capture de ben Laden ou la consolidation d’un pouvoir pro-américain ?
La question posée est centrée sur les États-Unis, c’est bien naturel. Toutefois, de nombreux pays ont, eux aussi, consenti un vrai effort de guerre, exposant la vie de leurs soldats et investissant pour leurs opérations des sommes très importantes à leur échelle. Ceci ne se fait jamais pour des raisons mineures. Pour un dirigeant, décider de l’envoi à l’étranger de soldats est, et restera, l’une des décisions les plus difficiles à prendre. Celle-ci est nécessairement sous-tendue par des intérêts stratégiques avérés.
L’OEF avait une vocation assez lisible puisqu’elle répondait au 11 septembre 2001. Le fait qu’Oussama ben Laden et le mollah Omar aient, tous deux, échappé aux forces qui avaient notamment pour objectif de les neutraliser, a mécaniquement ancré cet engagement en Afghanistan dans la durée, sans réflexion nouvelle au niveau stratégique. Quant à la FIAS, il était cohérent de faire en sorte que le nouveau pouvoir en place, incarné par Hamid Karzai, jouisse d’un niveau de sécurité suffisant pour déployer son action gouvernementale. Cela devait conduire les Afghans à l’identifier comme la véritable autorité, digne de confiance puisque son action tangible apporterait un mieux palpable à la population. En définitive, les deux opérations lancées en 2001 étaient plutôt bien nées.
Si la philosophie générale était donc lisible, il n’y avait pas pour autant de stratégie claire pour atteindre des objectifs bien identifiés. En démocratie, dans le processus politico-militaire de planification des opérations, il appartient au niveau politique de définir le, ou les objectifs, poursuivis. C’est ce que les militaires appellent « l’état final recherché ». C’est au regard de cet objectif que les planificateurs articulent ensuite au mieux les moyens nécessaires pour l’atteindre, du moins pour atteindre la partie qui est de leur ressort.
Le fait qu’il ait fallu dix ans pour trouver et neutraliser Oussama ben Laden, mort le 2 mai 2011 à Abbottabad au Pakistan, alors que le mollah Omar est lui décédé en Afghanistan le 23 avril 2013 sans jamais avoir été appréhendé, a gelé la pensée stratégique dans l’attente de ces événements. Lorsqu’ils se sont finalement produits, les choses avaient trop évolué dans le pays pour enrayer un processus d’enlisement et de rejet croissant de la présence internationale devenu irréversible.
Dans l’intervalle, le cadre d’action de la FIAS avait été revu. Sa naissance est d’abord intervenue dans un contexte idéaliste. Il s’agissait au fond, de transformer la société afghane en une société proche du modèle occidental. Très vite, la FIAS et plus généralement les occidentaux ont été confrontés à des réalités qui ont révélé une très insuffisante prise en compte de spécificités locales incontournables. La transformation escomptée de la société afghane n’était pas réaliste. Plus encore, sa structure tribale et sa diversité ethnique étaient quasiment ignorées, conduisant mécaniquement au rejet à terme de la politique émanant du gouvernement central à Kaboul, perçu avant tout comme proche des occidentaux.
Même si nombre de responsables s’en défendent aujourd’hui, l’objectif de « Nation Building » en Afghanistan a bel et bien glissé. L’ambition initiale était celle d’une transformation radicale de la société afghane, symbolisée par la nouvelle place accordée aux femmes en son sein, avec une priorité toute particulière accordée à leur niveau d’instruction. Puis, le niveau d’ambition a reculé pour ne plus viser qu’un départ des forces militaires occidentales du pays en laissant en place une administration et des ANSF capables d’empêcher le retour au pouvoir des talibans. Ce nouveau narratif présentait l’avantage de satisfaire les opinions publiques occidentales, l’essentiel étant à leurs yeux que ne puisse plus exister un sanctuaire où prospèreraient librement des groupes terroristes comme Al Qaeda, déterminés à perpétrer des attentats contre les pays occidentaux (ce qui n’est pas le cas des talibans eux-mêmes, seulement désireux de contrôler un Afghanistan régi par la Charia sans ambition exportatrice du modèle).
Mais même cet objectif a, sans l’avouer, été de nouveau détaré. A l’approche du départ américain, acté par l’accord de Doha conclu entre la précédente administration américaine et les talibans sous les auspices qatari, l’objectif semblait de simplement faire que la chute du régime, c’est-à-dire du président Ashraf Ghani, intervienne « le plus tard possible » après le départ des forces américaines. La façon dont les choses se sont déroulées montre que lorsque la perte de contrôle est effective, elle est totale.
Il est toujours facile de relever après coup un défaut de pensée stratégique. Pourtant, si la prise en compte insuffisante des réalités culturelles afghanes semble a posteriori établie dans la définition des objectifs affichés par la communauté internationale, il en va de même pour ce qui est des modes opératoires. En forçant volontairement le trait, tout s’est presque passé comme si l’Afghanistan devait spontanément adhérer à sa refondation radicale.
Une crise est politique, sa solution doit donc être politique. Ainsi, avant toute intervention, une stratégie globale doit être arrêtée pour ensuite articuler de façon cohérente les moyens nécessaires, civils et militaires, pour atteindre des objectifs réalistes issus d’une analyse stratégique minutieuse dans laquelle la dimension culturelle et la (re)construction de l’État doivent tenir une place première. À défaut les chances de succès sont extrêmement minces
Concrètement, comment le Pakistan a-t-il contribué à la montée en puissance des talibans ?
L’histoire récente de l’Afghanistan ne peut bien sûr pas se comprendre sans intégrer le Pakistan dans l’analyse. En tout premier lieu, vu du Pakistan, l’Afghanistan représente le pays situé le long de sa frontière opposée à celle le séparant de l’Inde, son rival stratégique. De fait, en termes géostratégiques, l’Afghanistan représente la profondeur stratégique nécessaire au Pakistan face à l’Inde. Tout ce qui concerne l’Afghanistan est donc du plus grand intérêt pour le Pakistan.
Pour autant, l’équation pertinente ici, consiste d’abord à revenir à la présence britannique dans cette zone : les Britanniques ayant tracé en 1893 la ligne Durand, qui sert aujourd’hui encore de frontière entre les deux pays, a également scindé la nation Pachtoune en deux, de part et d’autre de la frontière. Ainsi, contraints de reculer devant l’avancée des forces américaines en 2001, les combattants liés à Al-Qaïda ont traversé la frontière afghano-pakistanaise et ont rejoint les zones pachtounes du Pakistan. Les talibans ont non seulement rejoint ces zones, mais aussi établi leur domination sur certaines, le Waziristan notamment. Dans les zones sous leur influence, la loi coranique s’est imposée. De même, les écoles coraniques (madrassa) ont diffusé un enseignement théologique bien plus radical.
La posture du Pakistan s’est révélée très ambivalente par rapport aux talibans. D’un côté le Pakistan est un allié des États-Unis, accueillant sur son sol des moyens américains (drones notamment) qui ont contribué aux opérations en Afghanistan, c’est-à-dire à lutter contre les talibans. De l’autre, ce même Pakistan sait que son intérêt n’est pas de s’opposer frontalement aux talibans, présents au sein des populations pachtounes sur leur propre sol.
Dans ce contexte, le Pakistan a essentiellement cherché à se prémunir de tout impact sur lui-même de cette situation. Ainsi, la frontière entre les zones tribales et le reste du Pakistan est restée très surveillée, et aussi fermée que possible, tandis que celle avec l’Afghanistan était bien plus poreuse pour ne pas dire grande ouverte. Cette permissivité a permis aux forces talibanes de disposer d’un espace géographique propice, voire accueillant, pour attendre le moment propice pour reconquérir l’Afghanistan. C’est indubitablement en grande partie au Pakistan que s’est préparée cette reconquête.
Quel sera l’héritage de ces 20 dernières années ? L’Afghanistan retournera-t-il au point de départ, avant l’intervention américaine ?
Cette question revêt davantage une dimension sociologique que politico-militaire. Je me garderai donc de trop me risquer à y répondre. Toutefois, certaines situations similaires survenues par le passé dans d’autres régions du monde révèlent une constante qui, malheureusement, n’incite guère à l’optimisme. Le pouvoir qui émane d’un cataclysme, comme la reprise du pouvoir par les talibans, avant même le départ des Américains, assoit le plus souvent son autorité dans la radicalité contre le précédent. Ainsi, tout ce qui de près ou de loin rappellerait le temps de la présence américaine a les plus grandes chances d’être condamné et éliminé sans autre forme de procès.
Ayant dit cela, au niveau « tactique », le sort semble scellé avec la victoire des talibans et le rejet de tout ce qui se différencient d’eux, mais au niveau « stratégique », les choses ne sont pas écrites. Comment réagira la population alors que ses besoins fondamentaux (alimentaires, santé…) ne sont plus assurés ? Quelle autonomie et différences/divergence avec le pouvoir des talibans s’autoriseront/conquerront certaines zones excentrées traditionnellement fidèles à d’autres pouvoirs (vallée du Panchir, zones d’influence de War Lords, …) ? Quelle sera l’influence des femmes éduquées, aujourd’hui privées de possibilités auxquelles elles ont goûté pendant quand même 20 ans ? Et puis surtout, quelle sera la capacité des talibans à unifier peu ou prou le pays derrière eux ?
Étant porteurs d’une idéologie religieuse – pour mémoire taliban signifie « étudiant en religion » – les talibans ont une capacité certaine à rassembler leur ethnie autour d’eux, et même d’autres groupes qui peuvent suivre les talibans dans cette voie, d’autant plus que nombreux sont ceux qui sont las de décennies de conflits.
La Chine avance ses pions et se trouve particulièrement satisfaite de l’image produite par le départ – humiliant – des Américains, immédiatement suivi, en contraste, par l’établissement d’une coopération avec elle-même. Elle est de ce fait peu soucieuse d’imposer quoi que ce soit en échange d’une possibilité d’exploiter les ressources minières du pays, terres rares, lithium, cuivre en particulier. La Chine a également des intérêts sécuritaires en Afghanistan, l’essentiel étant sans doute pour elle d’éviter que les Ouigours du Xinjiang, musulmans et réprimés par le gouvernement chinois, trouvent une base arrière en Afghanistan. Réciproquement, pour l’Afghanistan, permettre à la Chine d’exploiter ses gisements signifie se ménager une source de revenus qui, pour l’heure, fait bien défaut au gouvernement taliban. Toutefois, il faudra du temps avant que se concrétise éventuellement une exploitation par la Chine de ressources du sous-sol afghan, ce qui ne se produira peut-être jamais si le pays ne parvient pas à améliorer son niveau de sécurité et ne développe pas un tant soit peu ses infrastructures. En tout état de cause, la trajectoire de l’Afghanistan s’ancre désormais presque exclusivement dans son environnement régional.
Aucune superpuissance n’a réussi à dompter l'Afghanistan. Comment expliquer le fait que la défaite des Soviétiques ait été aussi retentissante ?
Certains facteurs communs ont joué pour que les Soviétiques en 1989, et les Américains en 2021, soient amenés à quitter le pays sans être parvenus à y faire prévaloir leurs vues. Dans un pays physiquement cloisonné, sociologiquement divers, chaque groupe étant viscéralement attaché à sa spécificité, très décentralisé, une puissance étrangère est assurément bien handicapée pour imposer un leadership politique importé.
Cela fait deux fois que l’Afghanistan rejette une présence étrangère, sans jugement d’aucune sorte sur ce qu’apportait ou pas chacun des pays ayant envoyé des troupes dans ce pays. Il n’y a pas de leçon de l’Histoire, dans le sens où, les mêmes circonstances ne se reproduisent jamais à l’identique. Toutefois, se plonger dans l’histoire permet d’identifier des mécanismes qui, eux, peuvent rentrer en jeu demain quelque part, comme ils ont joué ailleurs en d’autres temps. Peut-être l’a priori selon lequel l’occident ferait bien mieux que les Soviétiques, a conduit à insuffisamment tirer les leçons de la période 1979-1989. Peut-être que cette « évidence » a conduit à ne pas même questionner cette expérience passée. L’intervention extérieure est un art suffisamment difficile et le succès – le mot de victoire n’a pas de sens si l’on considère l’absence d’ennemi une fois Al-Qaeda chassé de son sanctuaire, et une fois les talibans chassés du pouvoir – passe par une voie suffisamment étroite pour justifier la plus grande précaution (analyse stratégique et notamment culturelle) avant l’action, et la plus grande humilité devant les défis à relever. Ce qui n’exclut pas la détermination, nécessaire au succès par ailleurs.