De la Géorgie à la France, quand la petite histoire rencontre la grande
Chaque étudiant de Sciences Po apporte avec lui une histoire singulière lorsqu’il franchit les portes de la rue Saint-Guillaume. Celle de Natalia Odisharia a particulièrement retenu notre attention. Issue d’une famille russo-géorgienne, Natalia a émigré en France lorsqu’elle avait neuf ans, sans parler un mot de notre langue. Elle est aujourd’hui diplômée de l’École de journalisme de Sciences Po et journaliste pour France Info TV et France 2. Son parcours poignant et inspirant est une véritable plongée dans l’histoire de l’Europe post-communiste.
Par Emma Barrier
Naître en même temps que la Géorgie
En 1994, sa mère a 16 ans lorsque Natalia vient au monde, à Tbilissi. D’origine arménienne-géorgienne par son père et russo-géorgienne par sa mère, la petite fille maîtrise très vite les langues de ces pays dont la rupture est survenue trois ans plus tôt, après la chute du bloc communiste. Comme une métaphore de l’Histoire, ses parents se séparent rapidement et Natalia vit seule avec sa mère dans ce pays nouvellement indépendant qui peine à trouver un système politique stable.
Elle grandit dans la ville de Batoumi, située dans la région d’Adjarie, non loin de la frontière turque. La ville étant composée de communautés chrétienne orthodoxe, musulmane et juive Natalia est confrontée à l’hétérogénéité culturelle qui, dans ses souvenirs, n’a jamais mené à aucune querelle. Dans cet ancien satellite de l’URSS où « le communisme a tenté de gommer les personnalités de chacun », Natalia se souvient en revanche de son enfance marquée par la crise économique qui caractérise le mandat du nouveau président de la République de Géorgie, Edouard Chevardnadzé.
« Économiquement, la Géorgie ne pesait pas sans l’URSS », explique Natalia. Pas d’emploi, pas de Sécurité sociale, pas d’électricité, encore moins d’eau chaude, la jeune femme illustre ces difficultés par quelques anecdotes : « Ma mère ramassait les pommes de terre des voisins pour me faire de la purée. Et il arrivait qu’elle rajoute de l’eau dans de l’œuf pour avoir l’impression d’en avoir plus. »
Pendant neuf ans, la mère de Natalia subvient à leurs besoins en tant que danseuse soliste à l’opéra de Batoumi. Puis, comme de nombreux autres Géorgiens durant cette vague d’émigration, sa mère envisage de partir pour offrir une vie meilleure à sa fille. C’est ainsi qu’en 2003, quand la situation politique et économique du pays devient critique pour tout le monde, Natalia et sa mère quittent la Géorgie tandis que leur peuple destitue le président Chevardnadzé. Elles ont 100 euros en poche et un visa touristique qui, contrairement à son nom, sous-entend un non-retour : « Avec ce genre de visa, tout le monde savait qu’on ne reviendrait pas en Géorgie. »
Une itinérance en direction de la France
Le début de son périple en Europe, Natalia ne s’en souvient pas dans les détails. Mais le récit que sa mère lui en a fait restera gravé à jamais dans son esprit. « À 24 ans, elle est arrivée en République tchèque, dont elle ne connaissait pas la langue, avec quatre valises sous le bras et deux enfants », raconte-t-elle avec une pointe d’admiration dans la voix. Malgré sa détermination pour retrouver sa sœur, la mère de Natalia est paniquée. « Ma tante, qui était déjà partie et à qui on ramenait sa fille, nous avait donné toutes les indications.On est montées dans un train le soir, mais on est descendues à la mauvaise station. Alors, dans un village lugubre, on a pris un taxi et ma mère a indiqué l’endroit où elle voulait aller. Sans le savoir, elle avait demandé qu’on nous dépose dans un camp de réfugiés. »
Lorsqu’elles arrivent au centre, leurs espoirs s’éteignent en comprenant qu’il va falloir patienter plusieurs mois avant d’accéder à une vie meilleure. Sa mère fait alors tout son possible pour travailler et économiser un peu d’argent. Puis, de fil en aiguille, elles parviennent à rejoindre Prague, où elles rencontrent quelqu’un qui les dépose à la frontière autrichienne. Pour rejoindre le pays voisin, elles n’ont pas d’autre choix que de traverser la forêt, en pleine nuit et avec de la neige jusqu’aux genoux. Finalement, après un périple de presque un an, Natalia, âgée de dix ans, et sa mère atteignent Orléans.
Lorsqu’on lui demande quels étaient ses liens avec la France, elle rit et répond : « Aucun, mais mes grands-parents étaient fans de la littérature et du cinéma français. J’ai grandi avec Alexandre Dumas, Jean Reno, Louis de Funès… Quand je suis arrivée en France, j’avais l’impression d’avoir plus de culture française que les Français ! »
De la Croix-Rouge à la nationalité française
En dépit de leurs connaissances culturelles, ni Natalia ni sa mère ne parlent un mot de français, ce qui complique leurs premières démarches administratives. « Au début, nous avons dormi dehors plusieurs nuits, avec des toxicomanes ou des alcooliques, avant que l’on comprenne ce qu’était la Croix-Rouge », raconte-t-elle. C’est en se rendant à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en tant que réfugiées politiques qu’on leur indique les associations à contacter pour être prises en charge.
En attendant d’avoir un logement officiel, les deux femmes alternent entre le centre pour réfugiés et des dortoirs. « On dormait sur des matelas qui puaient, tout fins et très sales. Mais je ne vais pas me plaindre, on avait un toit au-dessus de la tête ! », confie Natalia, toujours positive, même quand elle se remémore les épreuves les plus difficiles de son parcours. Leur attente prend fin lorsque la Croix-Rouge leur offre la possibilité de loger dans une chambre d’hôtel de 9 m2. « Ma mère était tellement soulagée et heureuse, ça lui a paru être un palace. »
Cela dit, leurs conditions de vie sont encore loin d’être optimales et Natalia, presque honteuse, a la gorge nouée en se rappelant les années passées dans cet hôtel. « Il était interdit d’avoir des plaques électriques dans la chambre. Alors ma mère cuisinait en cachette sur les toilettes, dans la salle de bains, on n’avait pas le choix. » Encore une enfant à cette période, Natalia prend désormais du recul sur ce qu’elles ont vécu. Malgré le sourire qu’elle essaie de garder le plus possible durant le récit de son parcours, la jeune femme ne peut retenir ses larmes à l’évocation d’une tirelire remplie de pièces par sa mère qui leur avait été volée dans cette chambre d’hôtel. Natalia se reprend et clôt cet épisode par l’obtention de leur nationalité française, demandée au bout de cinq ans sur le territoire. Reconnaissante de tous les gens qui les ont aidées, elle ajoute en riant : « Merci les soupes de la Croix-Rouge et merci Jacques Chirac ! »
La réussite scolaire, un second passeport
À 10 ans, Natalia est déjà consciente que la seule façon de s’élever dans l’échelle sociale française est de concentrer ses efforts à l’école. « Les études, c’était quelque chose de très important dans ma famille, se remémore-t-elle. En Géorgie, mon grand-père me répétait “il faut que tu sois indépendante d’un homme. Études, travail, il n’y a que ça qui va te sauver.” » Déscolarisée pendant près d’un an, Natalia est finalement inscrite en CE2 à Orléans dès lors qu’elle et sa mère sont hébergées par la Croix-Rouge. Dotée d’une bonne mémoire, elle maîtrise rapidement le français et obtient d’excellentes notes qui la mènent jusqu’à un bac littéraire.
Pour autant, l’intégration n’est pas évidente. Scolarisée dans un premier temps dans un établissement assez bourgeois, Natalia se souvient qu’aucun enfant ne voulait jouer avec elle. « On me jetait des pierres ! », ajoute-t-elle en riant. Lorsqu’elle et sa mère obtiennent leur carte de séjour, la Croix-Rouge les fait déménager dans un autre hôtel et Natalia doit changer d’école, cette fois située en banlieue. « Même si culturellement les autres enfants issus de l’immigration et moi nous n’avions rien à voir, je nous avais trouvé des points communs. Dans l’autre école, on se moquait de moi car je m’habillais à la Croix-Rouge, alors qu’ici, tout le monde avait des baskets trouées ! ».
Les difficultés financières la suivent aussi pendant ses études supérieures, durant lesquelles elle alterne entre université et emplois étudiants pour subvenir à ses besoins, voire à ceux de sa mère. Maîtrisant cinq langues à cette époque, elle se dirige vers une licence de Langues étrangères appliquées (LEA) avant de finalement poursuivre ses études en histoire, pour assouvir sa soif de connaissances tout en préparant le concours de l’École de journalisme de Sciences Po.
Elle justifie son intérêt soudain pour ce domaine grâce à un article du Monde qui annonce les résultats d’élections législatives géorgiennes. Les journalistes y concluent que son pays d’origine est « un des rares bons exemples en matière de démocratie parmi les ex-républiques soviétiques ». « Je suis tombée des nues quand j’ai lu ça. On ne serait pas là si ça avait été le cas ! »,s’exclame-t-elle. Bien décidée à devenir journaliste pour porter sa voix dans les médias français, elle cumule donc sa licence d’histoire, la Prépa égalité des chances de l’École supérieure de journalisme de Lille, son emploi étudiant et des stages professionnalisants. « Pendant toute une année, je n’ai dormi que deux-trois heures par nuit. Je n’avais pas le choix. » Et ses efforts paient : Natalia valide sa licence et est admise à l’École de journalisme de Sciences Po. « Je n’aurais jamais pu faire de telles études en Géorgie, alors ma mère m’a toujours appris à être reconnaissante. »
Aujourd’hui journaliste pour France Info TV et France 2, Natalia a confiance en son avenir professionnel et souhaite continuer à agir pour une meilleure représentation de la diversité dans les médias.
Ce portrait a été initialement publié dans le numéro 22 d’Émile magazine.