Le rapport du général Kairos
Mai 2024, référentiel terrestre. Envoyé sur la Terre pour contrer les effets néfastes de la pollution satellitaire, le général d’armée Kairos livre son rapport : peut-on négocier pacifiquement avec les hommes ou leur destruction est-elle l’unique option viable ? Membre de la Red Team défense (une équipe d’auteurs et de scientifiques chargée d’imaginer, sous l’égide de l’état-major des armées et de l’Agence de l’innovation de défense, les menaces qui pourraient frapper la France dans les 30 ans à venir), Virginie Tournay nous plonge dans les pensées d’une civilisation bien différente de la nôtre, à mi-chemin entre fiction militaire et Lettres persanes.
L’espèce humaine présente de nombreux points communs avec notre civilisation alphaine. Ce sont des êtres basés sur la chimie du carbone. Leur forme extérieure est comparable à la nôtre à bien des égards, même si ces organismes ne possèdent que deux paires de membres symétriques par rapport au milieu du corps ; ceux du bas, « les jambes », leur assurent l’équilibre et la mobilité, tandis que ceux du haut, « les bras », traînent rarement au sol. Pour eux, cela symbolise l’avancement de leur civilisation. Leurs prolongements supérieurs servent surtout à attraper les objets du monde extérieur avec une prédilection pour leurs semblables. Ils n’ont malheureusement pas la chance d’être munis de quatre dards périphériques au niveau de la taille, ce qui ne leur permet pas d’absorber de la nourriture en usant simultanément de plusieurs mandibules. Ils restent condamnés à ignorer la grande diversité des subtilités de leur environnement. Les humains sont donc très limités dans leur perception immédiate et les plaisirs qu’ils peuvent tirer des richesses sensorielles de leur planète. Cela rend leur comportement social très surprenant. On les trouve soucieux, voire obsessionnels des caractéristiques et du bon fonctionnement de l’unique organe (un antre chez la femelle, un appendice chez le mâle également) qu’ils ont chacun en leur possession pour assurer leur accouplement et dont ils font régulièrement grand cas. Loin de dépendre d’une simple disposition individuelle, l’histoire de l’espèce humaine montre que ces angoisses alimentent souvent les affaires de la cité.
Si on fait abstraction du petit nombre de leurs mandibules, la bizarrerie des humains réside surtout dans leur posture continûment verticale de laquelle ils semblent tirer fierté : la rigidité de leur assemblage osseux les prive de la faculté de volvation pour s’hydrater en cas de fortes chaleurs et pour se mouvoir rapidement en terrain plat ou incliné. Ce handicap est d’autant plus regrettable que certaines espèces de leur planète comme le cloporte, le python ou le hérisson ont, comme nous, la possibilité d’économiser leur énergie en s’enroulant sur eux-mêmes, soit par l’avant, soit par l’arrière.
Leur déplacement d’un point vers un autre par l’intermédiaire de diverses machines à roues ou de leurs aéronefs prend ainsi beaucoup de place et exige une forte organisation : ils n’ont pas la capacité de suspendre leurs besoins naturels ni leur parole pendant plusieurs jours. Il faut avoir conscience que leur aptitude à émettre des sons criards et suraigus de façon ininterrompue, et surtout sans raison valable dès qu’ils sont rassemblés, est une arme presque aussi redoutable que nos missiles supraluminiques.
La cacophonie environnante a été très difficile à supporter pour nos troupes-éclaireurs envoyées sur cette planète. Néanmoins, vous auriez tort de voir dans ce trait détestable l’origine de notre attaque à leur adresse. Avec le recul, je suis persuadé que nos différences morphologiques n’auraient pas fait obstacle à une cohabitation pacifique avec ces communautés primitives. Mais encore eût-il fallu que celles-ci aient quelques notions, même rudimentaires, de la gouvernance des temps.
Pour bien comprendre la nature de nos incompatibilités, il faut vous imaginer une civilisation dominée par une conception linéaire et vectorisée des temporalités. Pour ces êtres, le temps n’est qu’un, il est indépendant des gens et il s’écoule toujours vers l’avant, un peu à la manière d’un liquide qui remplirait un récipient avec la patience et la régularité d’une clepsydre. Dès lors, impossible de revenir sur ce qui a été fait, de réitérer les évènements d’un passé devenu, pour eux, inamovible. Impossible également de se souvenir du « futur » ni d’en expérimenter plusieurs.
Les organismes vivants de cette planète, et probablement de toutes celles de la Voie lactée (nous n’avons pas détecté de régressions temporelles locales dans cette galaxie), sont condamnés à l’entropie, à une lente dégradation progressive, tant des esprits que des chairs. Sur terre, on trouve beaucoup de miroirs, d’onguents, de pommades, de pilules, de neurostimulants et de propagandes pour contrer ce mécanisme d’obsolescence qui leur est inéluctable. Cela a donné lieu à une discipline ancestrale (la médecine) et à une institution (l’hôpital), en charge de lutter de façon palliative contre les effets du temps sur l’organisme. L’humain associe la néguentropie des chairs à un concept particulier : celui de « beauté ». L’écoulement du temps ne pouvant être freiné, toutes les astuces susceptibles de conserver la fermeté de la pellicule qui recouvre leurs corps sont associées à l’idée de « beau ». C’est pourquoi ils paient très chers des oracles censés leur prédire l’avenir.
L’humain a même inventé une métrique pour caractériser ce qu’il nomme « la durée ». Il utilise des cylindres aplatis, certains sont suspendus au mur, d’autres attachés aux poignets. Au centre du cercle, des aiguilles tournent à vitesse constante autour de 24 divisions et tout le monde partage la même lecture du temps dans une aire donnée. La conséquence psychologique de cette méconnaissance des déplacements temporels fait de l’humain un être particulièrement fragile et instable ; son esprit est habité, pour ne pas dire hanté, par un désir d’accomplissement immédiat et d’espérance sur ce qui pourrait advenir. Cette vulnérabilité le rend parfois assez touchant, abstraction faite des aspects acoustiques évoqués plus haut.
J’en viens maintenant à ce qui régit la vie en société de l’espèce humaine. Leur impossibilité à réaliser, à envisager l’idée même de déplacements dans le temps en vue de protéger leur population trouve de fortes répercussions dans leur manière d’administrer leurs semblables. Il nous a fallu d’intenses efforts conceptuels pour comprendre les modes de gouvernement de ces sociétés frustes. Tout d’abord, les lois qui régissent la population d’humains dépendent de leurs lieux d’habitations, c’est-à-dire que les règles qu’ils sont amenés à respecter s’inscrivent dans un découpage essentiellement spatial. Bizarrement, ils ne peuvent être simultanément dans plusieurs lieux. Par exemple, vous avez des collections d’individus regroupées sous des entités que l’on appelle « nation ». Il y a des cartes mondiales dites « géopolitiques » qui donnent le tracé des démarcations séparant ces pièces territoriales.
Les humains ont une armée de terre, une gendarmerie (dotée des pouvoirs de police au sein même d’une « nation »), une armée de l’air et une marine. Cela résonne tout à fait avec la structuration de notre armée : le commandement du passé révolu (en charge de la stabilisation de la grande Histoire de notre galaxie d’Andromède), le commandement du passé récent (en charge de la rectification des actions militaires immédiates) et le commandement des futurs (chargés d’emprunter les différents avenirs pour sélectionner le plus pertinent en vue des intérêts de notre monde Alpha).
Comme les militaires humains n’ont pas la possibilité d’emprunter différentes voies temporelles, les organismes, les populations qui sont physiquement attaqués ou décimés le sont de manière irréversible. En outre, leurs généraux n’ont aucun moyen d’accéder aux êtres qui naîtront dans les futurs, ni de rectifier les comportements de leurs semblables en revenant juste avant l’action qu’ils viennent d’accomplir. Ils ne peuvent pas non plus intervenir sur la longue Histoire pour éliminer les tendances génocidaires de leur espèce. C’est pourquoi l’idée de risque est obsessionnelle chez eux. Les humains sont contraints d’anticiper pour éviter les conflits (ils appellent cela « la diplomatie »), mais aussi les dégâts environnementaux ou les effets de leurs industries. Si bien que leur société présente souvent de gros dysfonctionnements, pas toujours en raison de l’action humaine, plus souvent en raison des risques hypothétiques engendrés par l’action humaine. La peur de « mal faire » et les sanctions encourues, tant juridiques que sociales, incitent à l’immobilisme. Là encore, l’absence de gouvernance des temps est vraiment problématique.
Une seconde catégorie de « nations » fonde leur organisation sociale et politique sur les préconisations d’êtres invisibles dotés de pouvoirs spéciaux pour le compte du Bien et du Juste. On les appelle des « divinités ». Mais attention : cela ne signifie pas pour autant que les populations qui se plient à cette gouvernance se portent mieux que les autres. Leur politique s’appuie sur des écrits datant de plusieurs milliers d’années rédigés par des témoins, par des contemporains de ces êtres extraordinaires, attestant ainsi de leur existence. Le problème est qu’il existe plusieurs écrits qui ne racontent pas la même chose, voire qui ne mettent pas en avant le même être invisible. Dans certains recueils, on trouve même plusieurs super-héros. Et, dans un même écrit, tout le monde ne comprend pas la même chose, ni ne s’accorde sur la façon dont il faudrait utiliser les leçons transmises par ces êtres invisibles dans la société d’aujourd’hui. Là encore, on observe des conflits irréductibles. D’ailleurs, certains semblent toujours avoir existé dans l’histoire de l’humanité. Le « mal dire » aussi est lourd de conséquences, car les propos des uns et des autres peuvent être amplifiés et déformés dans le monde entier. Des gens sont menacés, des têtes sont tranchées. Curieusement et contrairement aux terriens, les « divinités » tirent leur force d’une connaissance sage des passés et des futurs de l’humanité qu’ils ont apparemment beaucoup de mal à faire partager. Peut-être que si nous n’étions pas en mesure d’intervenir et de modifier les temporalités, nous aurions besoin, nous aussi, de ces inventions aussi amusantes que délirantes pour vivre en société. Qui sait ?
Vous comprenez maintenant le pourquoi de mon long détour sur les stratégies militaro-politiques de survie des sociétés rudimentaires qui peuplent la planète Terre. La raison principale de toutes ces choses que les humains envoient sur orbite depuis ce qu’ils appellent leurs « années soixante », c’est juste pour conquérir l’espace qui les entoure ! Leurs satellites pour l’internet haut débit, puis leurs sondes d’exploration spatiales sans oublier les débris issus des engins et les épaves métalliques qui se multiplient… Bref, tout cet embouteillage spatial, c’est uniquement parce que les humains n’ont pas d’autres solutions que de prendre appui sur leurs machines numériques archaïques pour créer du liant entre eux. Nous n’étions pas opposés de prime abord à leur expliquer que la meilleure façon de transférer des données, ce n’était pas de les conduire d’un point A vers un point B dans l’espace, mais de sélectionner le futur correspondant aux meilleurs usages possibles de celles-ci. On ne sécurise pas une « nation » en jouant à WikiLeaks, en révélant par exemple que des présidents de leur République ont été écoutés par les renseignements étrangers, mais bien en intervenant directement sur le passé pour éviter que les gouvernements soient placés sur écoute. Mais comment voulez-vous vous y prendre quand vous avez face à vous des êtres totalement ignorants en maîtrise des temps ; quand, aux yeux des chefs, la sécurité des États repose sur les services de renseignement et l’espace constitue un enjeu de puissance et de prestige ? Comment leur expliquer que la communication et les relations entre les êtres, ce n’est pas une affaire d’occupation spatiale ni d’accès à une information confidentielle ? Comment leur faire comprendre qu’assurer la sécurité d’un peuple revient à privilégier tel horizon prédictif plutôt que tel autre, telle fenêtre temporelle plutôt que telle autre dans les multivers ?
Notre cellule de crise lancée par le commandement des futurs a testé les différents avenirs possibles de la Terre en vue de préserver les intérêts d’Alpha. Il est ressorti de façon évidente que négocier avec les humains pour obtenir le retrait de leurs engins spatiaux n’aboutirait à rien, seulement à retarder l’inévitable issue de leur anéantissement. Ils ne sont pas et ne seront jamais en mesure de comprendre que leur pollution spatiale, par ses rayonnements électromagnétiques imprévisibles, perturbe le calcul de nos déplacements temporels. Les projections faites sur plusieurs millions d’années montrent que leur évolution cognitive ne suivra pas notre niveau de développement technologique, ni ne leur donnera la capacité d’entrevoir des voyages dans le temps pour garantir la sécurité de leur population. Nous avons donc pris les devants en lançant un missile supraluminique d’une vitesse équivalente à 400 fois celle de la lumière. La centrale nucléaire de Marcoule (territoire français) a été ciblée, car les futurs inventoriés par votre serviteur ont montré que l’autodestruction massive de la planète serait optimale avec ce point d’impact. Comme nous pouvions facilement l’anticiper, les humains n’ont pas été en mesure de comprendre qu’une arme puisse dépasser la vitesse de la lumière ; ils n’ont donc pas saisi que l’impact du missile avait eu lieu avant son envoi, que notre attaque s’inscrivait donc dans une causalité rétroactive. La France a lancé une dissuasion tous azimuts en positionnant des sous-marins porteurs de tête nucléaire basés en mer Baltique, près du cercle polaire également pour viser Moscou, d’autres dans l’Océan indien orientés vers Shanghai. Ne trouvant pas le lancement et le guidage de l’engin, les Européens ont d’abord fait l’hypothèse qu’il s’agissait d’une initiative chinoise en raison de leur capacité à crypter les données par des méthodes quantiques. Soutenue par la Corée du Sud et par le Japon, l’initiative française a conduit la Chine à répliquer par des missiles balistiques envoyés sur différentes capitales américaines et européennes, encourageant ensuite la Corée du Nord à emboîter le pas par des tirs de missiles intercontinentaux. Il n’en fallut pas plus pour que le territoire des Amériques, qui regorge d’armes nucléaires les envoie un peu partout.
Virginie Tournay - Bio express
Biologiste de formation, Virginie Tournay est également politologue, directrice de recherche au CNRS, basée au Cevipof de Sciences Po. Ses thématiques de recherche portent sur les biotechnologies, l’épistémologie ou encore les études d’opinion. En 2011, elle a obtenu la médaille de bronze du CNRS pour ses travaux dans le domaine de la sociologie des institutions. Outre ses fonctions académiques, Virginie Tournay est aussi auteure de science-fiction (le roman Civilisation 0.0 est paru en 2019 aux éditions Glyphe). Depuis septembre 2020, elle est membre de la Red Team, l’équipe mise en place à l’Université Paris, Sciences & Lettres par l’Agence de l’innovation de défense pour imaginer les futures menaces militaires susceptibles de mettre en danger la France et ses intérêts.