"Innovation managériale" : de quoi parle-t-on ?
Quelle entreprise ne se targue pas d’avoir initié sa propre transformation ? En tête de ces mutations : le numérique. Cependant, il faut se garder de réduire les bouleversements actuels à cette « révolution digitale », car ce sont tous les modèles organisationnels et managériaux qui sont soumis à révision. Martine Le Boulaire, Secrétaire Générale du Cercle de l’innovation et du management de l’expertise (CIME), revient sur la diversité des innovations managériales derrière ces transformations et le rôle majeur que pourrait y retrouver la gestion des ressources humaines.
Par Martine Le Boulaire*
Les mouvements actuels qui animent les entreprises font penser à un iceberg dont les évolutions liées au numérique ne seraient que la partie émergée. En dessous de la ligne de flottaison se distinguent de nouvelles pratiques telles que les réseaux apprenants, l’entreprise libérée ou « libérante », les modes de travail collaboratifs et autres démarches créatives ouvertes.
L’existence de bouleversements dans le management semble trouver son origine au carrefour des évolutions technologiques mais aussi sociales¹ et constituent un « point de bascule » entre des modes de management traditionnels et une nouvelle donne à construire².
S’il n’y a sans doute pas de révolution managériale totale, de réelles évolutions ont lieu, qui sont autant d’expérimentations dans des contextes différents. Car derrière chaque transformation revendiquée se cachent des innovations managériales à décrypter.
Cette dernière peut être définie comme « tout ce qui modifie substantiellement la façon dont sont effectuées les tâches du management ou les structures traditionnelles de l’entreprise, lui permettant de mieux atteindre ses objectifs »³. Elle n’est jamais une et homogène : c’est plutôt un foisonnement d’innovations managériales qui s’expérimente aujourd’hui, chaque fois que l’on cherche à créer de nouvelles modalités de coopération entre les personnes pour une réalisation des finalités plus efficiente.
Réinventer des contenus
L’innovation managériale peut exister par le contenu – c’est d’ailleurs l’approche la plus courante. Elle consiste à identifier des pratiques ou des outils qui, en eux-mêmes et par le contenu qu’ils représentent, apporteraient de la nouveauté et seraient par là-même source d’impact. Des secteurs d’activité récents liés à internet sont souvent cités en exemple. C’est le cas de Google. En 2008, l’entreprise américaine met en place deux pratiques pour relancer son attractivité : la première, classique, a consisté à racheter des jeunes pousses de la Silicon Valley pour introduire des intrapreneurs et des innovations dans la structure existante – Google Earth, Google Maps, Picasa ou YouTube. La seconde a entraîné la création d’un écosystème entrepreneurial : unités d’affaires indépendantes, projets autonomes de trois à six personnes, système de récompense – Google Founders Award –, fonds d’investissement pour start-up high-tech – Google Ventures, devenu GV –, etc.
Être plus agile, décloisonner, réduire le contrôle managérial et vertical et laisser émerger de nouveaux projets stratégiques… Autant d’innovations managériales de contenu qui changent « la façon dont les managers font ce qu’ils font »⁴.
À contextes inédits, nouveaux processus
De nouvelles pratiques d’organisation peuvent également être identifiées dans l’application d’outils existants à des contextes inédits. Ce fut le cas de Constructys, une filiale d’un grand groupe public dans le secteur de l’ingénierie et de la maîtrise d’œuvre. Il y a quelques années, confronté à des problèmes économiques et à une baisse de l’engagement de ses équipes, son nouveau directeur général met en place une nouvelle organisation : « N’importe qui dans l’entreprise peut prendre n’importe quelle décision, la plus stratégique et impactante qui soit, à deux conditions : avoir consulté les sachants du domaine concerné et les personnes impactées par la décision. » Moins de deux ans après la bascule, l’aventure s’arrête toutefois là, le groupe décidant de stopper l’expérimentation et de faire machine arrière.
Autre exemple d’innovation managériale, celle qui réside dans la manière de faire – le processus. Cela revient à tenter, par des efforts répétés, de mettre en place de nouveaux fonctionnements. Michelin en fournit une parfaite illustration. L’entreprise, marquée par l’héritage de l’organisation du travail adoptée dès les années 1920, fait une première tentative de transformation dans les années 1990. Des îlots de fabrication en Organisation responsabilisée (OR) sont mis en place mais créent deux populations : celle de correspondants engagés et épanouis… et les autres. Une deuxième étape, de 2004 à 2011, déploie un système de management homogène de la performance et du progrès reprenant les outils du Lean Management5. C’est le « Michelin Manufacturing Way », qui conduit à des gains de productivité mécanique de 30 %, mais à un désengagement voire un mécontentement des agents de maîtrise, notamment. En 2011, une troisième étape de sa transformation, le « Management autonome de la performance et du progrès » confirme l’OR et le Michelin Manufacturing Way, mais en s’appuyant sur le principe de responsabilisation des différents niveaux dans l’entreprise. Depuis 2016, la démarche concerne les 76 usines de la maison française dans le monde et a vocation à toucher également les fonctions support.
Une GRH à (re)trouver
Si les Ressources humaines sont bien à la manœuvre chez Michelin, elles n’apparaissent pas en première ligne chez Google ni chez Constructys. Ce constat pourrait surprendre à l’heure où les préconisations ne manquent pas pour instaurer, comme mission « cœur » de la fonction RH, un accompagnement des transformations. Il étonne moins quand on considère qu’après une montée en puissance, à la fin du siècle dernier, cette fonction assume très inégalement le rôle de partenaire d’affaires6 en étant très centrée sur la dimension gestionnaire et juridique.
Pourtant, les enjeux d’agilité dans les comportements, d’autonomie et de contrôle, d’échanges et de travail avec l’extérieur sont fondamentalement dans son périmètre. Qu’elle soit de contenu, de contexte ou de processus, l’innovation managériale est – ou devrait être – une affaire de Gestion des ressources humaines (GRH). En revanche, s’agissant de la dimension importante de la capacité d’apprentissage organisationnel, la fonction RH contribue à ce développement, par exemple chez Google, via ses dispositifs d’incitation salariale. Elle peut ainsi être un acteur indirect de l’innovation managériale.
À quoi est due l’implication réelle ou l’absence de la GRH dans ces nouvelles pratiques ? Plusieurs facteurs peuvent être invoqués. Le premier est bien sûr le domaine concerné : lorsque l’on touche à la marque employeur, aux trajectoires des salariés ou aux compétences, il est plus naturel d’impliquer les spécialistes RH, tandis que ces mêmes spécialistes sont moins en soutien pour le déploiement d’autres contenus innovants. Un deuxième facteur, c’est le jeu d’acteurs internes à l’entreprise : assorti de la légitimité qu’a ou n’a pas l’acteur en charge de la GRH, ce facteur conduit à ce que sa fonction émerge ou non dans la conduite de l’innovation managériale. Enfin, un troisième facteur explicatif relève de la contingence du secteur et de l’activité : nous pouvons faire l’hypothèse que dans les industries créatives et/ou reposant sur une forte mobilisation des connaissances, comme celles qui sont liées à internet, l’impact du capital humain soit plus naturellement reconnu et favorise la place de la GRH dans l’innovation managériale.
* Cet article est extrait d’une étude réalisée par CIME avec le concours d’Anne Bastien, Axel Berard, Christian Defélix, Thierry Picq et l’auteure de ces lignes.
1. France Stratégie, 2017. 2. Autissier et al., 2018. 3. Hamel, 2007. 4. Hamel, 2006. 5. Système d’organisation industrielle initié dans les usines japonaises du groupe Toyota, au tout début des années 1950. 6. Thévenet et al., 2015.