La littérature en débat : dialogue entre Louis-Philippe Dalembert et Alice Zeniter
Chaque semestre, un nouvel auteur devient titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po. Le passage de témoin entre Louis-Philippe Dalembert et Alice Zeniter s’est déroulé le 21 septembre dernier. L’occasion pour les deux écrivains d’échanger autour de leur conception de la littérature. La rédaction d’Émile était présente et vous propose de découvrir le compte-rendu de ce riche dialogue, qui était animé par Ali Baddou.
Propos recueillis par Selma Chougar
Alice Zeniter, pourquoi avoir choisi la thématique du personnage lors de vos ateliers d’écriture à Sciences Po ? Quelle place occupe-t-il, selon vous, dans la littérature ?
Alice Zeniter : Proposer de travailler sur le personnage pendant un atelier d’écriture que je donne à Sciences Po, cela manque certainement de modernité et probablement de chic, le personnage est une notion au mieux problématique, au pire dépassée. D’abord parce que c’est une question qui, lorsque l’on aborde l’écriture, laisse de côté tout ce qui relève de la langue. Qui plus est, c’est une notion dont on nous annonce la mort depuis, au choix, le surréalisme, l’absurde ou le Nouveau Roman.
Nous passons en réalité une bonne partie de notre vie dans des univers fictionnels à travers les livres, les films, les séries, les histoires d’horreur ou les rêves d’avenir racontés en groupe. Dans cet univers fictionnel, il existe une myriade de personnages auxquels, d’une manière ou d’une autre, nous nous lions. Ils et elles habitent avec nous les cabanes de phrases, nous n’en sommes jamais les seuls occupants.
C’est Victor Pouchet [écrivain français, NDLR] qui utilise cette expression « cabanes de phrases » pour exprimer ces univers fictionnels : « J’imaginais que je repostais des mots, que tous ces mots formaient des phrases et, dans ma tête, que toutes ces phrases formaient non pas des lignes, mais des volumes, des murs de phrases, des cabanes de phrases, des chemins de phrases et aujourd’hui encore je reviens souvent dans cette cabane de phrases, on peut s’y réfugier dans l’hiver quand plus aucun mot ne nous vient et que la forêt nous semble si grande. »
Quels liens existe-t-il entre le lecteur et le personnage de fiction ? Pourquoi est-il si fort et si particulier ?
A. Z. : Pour décrire ce lien que nous tissons avec les personnages, nous employons souvent le terme d’ «identification » dans le champ littéraire et surtout dans celui de la télévision ou du cinéma. Le mot revient beaucoup et pourtant, il n’est pas du tout approprié. Diverses études menées en sciences cognitives montrent que notre rapport au personnage relève plutôt de l’empathie. Or les recherches en sciences cognitives prouvent que le fait d’être témoin de réactions chez leurs semblables ou de voir une représentation de ces réactions dans les fictions provoquent chez les humains une même activation des zones cérébrales liées à l’imitation et à l’émotion.
Louis-Philippe Dalembert : Du point de vue de l’auteur, cette capacité d’empathie qu’il faut avoir avec ses personnages est très importante. On ne peut pas les inventer ou les créer sans cela, sans aller vers des personnages qui sont parfois très loin de nous. Il faut aussi accepter de se mettre en danger, d’aller au-delà de ce que nous sommes. Il faut aller jusqu’au bout de ce que l’on peut faire en étant dans la peau de ces personnages que l’on crée.
Dans ce cas, y a-t-il une différence entre l’empathie éprouvée dans une fiction et celle que l’on ressent dans la réalité ?
A. Z. : Si nous ressentons effectivement de l’empathie devant une réaction comme devant sa représentation dans une fiction, il existe évidemment une différence entre les deux situations. L’empathie provoquée par la fiction ne nous invite pas à la fugue, au contraire de celle que nous éprouvons dans les situations réelles. Nous pouvons éprouver de l’empathie pour certains personnages que nous fuirions ou jugerions néfastes dans la vie réelle. La fiction nous permet une proximité faite d’attachement ou de répulsion avec des personnages manifestement imparfaits, parfois imbuvables. Finalement, la fiction est comme une étrange salle de bal où l’on peut valser très tard avec des monstres, des connards et des furieux.
Quels personnages ont peuplé vos cabanes de phrases ?
A. Z. : Sans surprise, ce sont des hommes blancs, souvent bien nés, ils ont été des héros magnifiques comme ils ont pu être d’odieux criminels, de pathétiques perdants. Ils peuvent tout se permettre aujourd’hui, surtout d’être malléables, vils, vides, dégueulasses ou larmoyants. Parce que la trajectoire unique d’un personnage s’appuie sur l’infinie diversité qui a été construite avant lui et ça n’est pas le cas pour tous les groupes sociaux.
Y a-t-il un but à la fiction et quel est son rôle, selon vous ?
A. Z. : Le but global de la fiction, c’est de parvenir, à mon sens, à créer pour tous cette infinie diversité de figures humaines, qui est loin d’être atteinte. Parfois, on écrit pour essayer d’agrandir d’un coup la palette de nuances. Parce que c’est ce que peut la fiction, bien plus rapidement que les successions de rencontres que nous pouvons connaître dans nos vies : agrandir notre palette de connaissances par la fréquentation d’autres manières d’être.
Par ailleurs, ces autres manières d’être, je les fréquente dans la lecture d’une façon que je trouve étrangement sereine. La manière dont les personnages pensent et agissent se tient là devant moi, observable, offerte à ma curiosité et à mon empathie, mais sans jamais m’indigner de les imiter, et l’inverse fonctionne aussi dans la cabane. On peut regarder les personnages sans être vu, notre rapport est plus simple que celui que j’ai avec bien des gens qui m’entourent.
Vous êtes régulièrement sollicités par les médias pour donner votre avis sur des sujets d’actualité divers et variés. Quel est votre rapport au réel en tant qu’auteur ?
L.-P. D. : Selon moi, tout part du réel. Je ne pense pas que l’écrivain ou l’écrivaine puisse vivre en dehors de son temps. Le risque avec l’hyper-médiatisation de la société occidentale dans laquelle nous vivons, c’est de penser qu’on a des réponses à tout. En même temps, l’écrivain ou l’écrivaine que nous sommes vit dans son temps. Le rêve de tout écrivain ou écrivaine, c’est d’être toujours lu(e) dans 50 ou 100 ans. Selon moi, on ne peut atteindre l’intemporel qu’en se faisant écho et bruit de notre temps et de notre époque. On ne peut parvenir à l’universel qu’en étant profondément ancré dans le particulier, dans le singulier.
A. Z. : Je considère que c’est mon travail d’écrivaine de venir analyser la dramaturgie, la narratologie qui a été faite de tel ou tel événement ou le champ lexical qui y est attaché. De dire parfois que la manière dont ce vocabulaire ou ce récit s’est sédimenté donne l’impression que cet événement est ceci, qu’il existe un réel qui est ceci. Alors qu’en fait, c’est une lecture qui nous a été imposée par la transmission de plusieurs chaînes.
L’auteur, en faisant écho à son temps, écrit-il pour témoigner ?
L.-P. D. : Oui et non, car lorsqu’on témoigne, on ne témoigne pas uniquement de son temps, on témoigne aussi de ce dont on a hérité. Nous sommes dans une continuité de l’humanité et du monde. Nous sommes des hommes et femmes en devenir permanent, tout en étant dans le présent et en se faisant l’écho de ce qu’on est. L’écriture, c’est cette capacité que nous avons d’apporter une forme à ce qui n’est pas nouveau. C’est en ce sens que le travail est intéressant et excitant.
A. Z. : D’une certaine manière, écrire, c’est créer les conditions d’un partage et créer ses propres archives. Quand j’écris quelque chose, même si c’est une fiction, j’ai l’impression de pouvoir créer des archives là où il y avait peu ou pas grand-chose. C’est aussi lutter contre cette idée que certaines personnes, certains groupes, auraient plus le droit d’être de la littérature alors que d’autres devraient accomplir monts et merveilles pour avoir droit de cité.
Louis-Philippe Dalembert, ce rapport à l’archive, c’est quelque chose qui est présent aussi dans votre travail. Est-ce la volonté d’essayer de donner du sens à des événements qui peuvent paraître complètement absurdes ?
L.-P. D. : Selon moi, les archives, c’est aussi l’Histoire avec un grand « H », cette Histoire participe de ce que nous sommes et nous sommes une partie de cette Histoire. La question est de savoir comment, en tant qu’écrivain, je vais utiliser quelque chose qui appartient au collectif pour en faire quelque chose de personnel. Faut-il toujours être dans les malheurs du monde ou dans les catastrophes ? Pas nécessairement, et cela dépend de chaque auteur et autrice. Chez moi, c’est présent parce que je viens d’une Histoire avec un grand « H » où la force de résistance a toujours été présente. Cela m’a construit et cela m’a aidé. Aujourd’hui, je ne peux pas écrire sans faire attention à ce qu’il se passe dans le monde.
Alice Zeniter, avez-vous de la même façon certaines obsessions quand vous écrivez ? On peut penser à certains engagements politiques, certaines histoires familiales ou sociétales…
A. Z. : Nous vivons dans une société basée sur ce qu’on pourrait appeler un mythe cartésianiste, avec un récit du sujet roi, un « je pense donc je suis », où le « je » est assez clair. Cette idée que l’homme pourrait être maître et possesseur de la nature et que nous sommes des êtres de volonté et d’action séparés de tout le reste du royaume vivant. Ce qui me passionne, c’est de voir ce qui construit le « je » et quelle est la marge de manœuvre qui nous est laissée. Nous sommes traversés par les soubresauts de l’Histoire, par les guerres, le réchauffement climatique et les bouleversements que cela engendre. Il faut écrire cette histoire parce qu’elle nous pétrit. Que signifie le libre arbitre d’un individu à partir du moment où il est traversé par toutes ces forces qui sont en jeu ? Comment peut-on raconter ça dans un temps long qui ne serait pas une histoire globale de l’humanité, car ça ne tient pas dans un livre de 500 pages ? Cela me suffit pour me lever tous les matins.
Louis-Philippe Dalembert, vous avez travaillé sur les mémoires haïtiennes, vous avez aussi posé la question du pouvoir de la littérature face aux drames et aux grands enjeux de l’époque. Défendre une cause suffit-il à en faire de la littérature ?
L.-P. D. : Je ne crois pas qu’il suffise de dénoncer quelque chose, de porter un combat juste pour que cela soit de la littérature. C’est la forme de la littérature qui va donner du sens. Les périodes de combats disparaissent, mais que va-t-il rester ? Qu’est-ce qui va faire qu’aujourd’hui, en 2021, on veut parler d’un événement passé retranscrit dans un livre ? C’est ça notre travail, en tant qu’écrivain et écrivaine. La cause, aussi juste soit-elle, ne suffit pas à faire de la bonne littérature.
Alice Zeniter en 5 dates
1986 Naissance à Clamart (France).
2003 Publication de son premier roman, Deux moins un égale zéro, à 16 ans.
2006 Entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
2013 Prix de la Closerie des Lilas pour Sombre Dimanche. Chargée d’enseignement à l’Université Sorbonne Nouvelle. Création de sa propre compagnie de théâtre, L’Entente cordiale.
2017 Prix Goncourt des lycéens pour L’Art de perdre.
Louis-Philippe Dalembert en 5 dates
1962 Naissance à Port-au-Prince (Haïti).
1986 Poursuit ses études en France, où il obtient un doctorat en littérature comparée et un diplôme de journalisme à l’École supérieure de journalisme de Paris.
1994 Pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome.
2010 Nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en France.
2019 Prix de la langue française pour Mur Méditerranée.