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Agnès Pannier-Runacher : "Notre stratégie : une sobriété choisie plutôt que des mesures contraignantes"

Lors d’un déplacement à Belfort, en février dernier, Emmanuel Macron a créé la surprise en annonçant la mise en place d’un vaste plan de relance du nucléaire en France. Comment analyser cette volte-face par rapport aux objectifs de 2018, qui prévoyaient de fermer 14 réacteurs d’ici à 2035 ? Pour mieux comprendre les enjeux énergétiques, mais aussi géopolitiques dans un contexte de guerre en Ukraine, Émile a interrogé Agnès Pannier-Runacher, ministre en charge de la Transition énergétique, pour dresser un état des lieux de la situation.

Propos recueillis par Louis Chahuneau et Sandra Elouarghi

Déplacement de la ministre au salon Viva Technology (Crédits : Manuel Bouquet)

Le Réseau de transport d’électricité (RTE) a placé la France en « vigilance particulière », à partir de cet hiver, jusqu’en 2024. Le parc nucléaire actuel connaît une indisponibilité record : sur les 56 réacteurs en exploitation, 29 étaient à l’arrêt en mai 2022. Comment en est-on arrivés là ?

La crise ukrainienne entraîne des tensions sans précédent sur les marchés du gaz et de l’électricité, la Russie représentant 40 % du gaz européen. Ces tensions européennes s’ajoutent à une situation française dégradée en termes de capacités de production électrique d’origine nucléaire et hydroélectrique.

Cette faible disponibilité vient, d’une part, d’un important programme de maintenance pour nos centrales nucléaires – certaines doivent passer le cap des 40 ans, d’autres sont dans des maintenances décalées du fait de la crise du Covid. À ce phénomène structurel s’ajoute un problème conjoncturel de corrosion qui cause, en ce moment, l’arrêt d’une dizaine de réacteurs.

Le gouvernement a demandé à EDF de mener un audit externe sur la performance opérationnelle de son programme de maintenance. Cet audit montre que l’on peut gagner en moyenne trois-quatre semaines par arrêt sans rogner sur la sûreté nucléaire, ce qui est tout à fait significatif pour notre mix électrique. Le déploiement des recommandations de cet audit sera donc une des priorités pour le futur dirigeant du groupe EDF. Cette ambition forte s’applique à EDF ainsi qu’à l’ensemble de la filière nucléaire française, afin de réaffirmer la place de la France comme leader mondial en matière d’énergie nucléaire.

Le groupe EDF a révisé sa prévision de production d’énergie nucléaire, pour la fixer entre 280 et 300 térawattheures (TWh) en 2022 : c’est un minimum historique ! La France connaît-elle un risque de black-out énergétique ?

Les professionnels de la distribution d’électricité et de gaz RTE et GRTgaz ont présenté, mi-septembre, leurs scénarios pour cet hiver. Nous pouvons en tirer deux enseignements.

Le premier, c’est que dans les scénarios les plus probables, si chacun prend ses responsabilités et fait preuve de la sobriété nécessaire, il n’y aura pas de mesures contraignantes ou de coupures.

Le second enseignement, c’est que seules la sobriété et la solidarité européennes nous permettront d’éviter des coupures et des rationnements dans les cas de figure les plus pessimistes, comme un hiver particulièrement froid cumulé à des difficultés d’approvisionnement.

Ces scénarios nous incitent à poursuivre notre stratégie : une sobriété choisie plutôt que des mesures contraignantes. Vous le savez, notre objectif est de baisser de 10 % notre consommation en agissant sur le chauffage, l’éclairage, en faisant attention à nos déplacements… La sobriété, ce n’est pas produire moins.

L’autre pilier de notre politique pour affronter la crise énergétique cet hiver, c’est la solidarité européenne. Cette solidarité est importante pour la France, qui importe de l’électricité de chez ses voisins et pour nos partenaires européens, qui comptent sur la France et ses quatre terminaux méthaniers pour les approvisionner en gaz.

La centrale nucléaire de Cruas-Meysse, en Ardèche (Crédits : Shutterstock)

Emmanuel Macron a annoncé, en février dernier, la construction pour 2050 de six réacteurs nucléaires de nouvelle génération, avec une mise en service du premier vers 2035. La perspective de huit « EPR 2 » supplémentaires est envisagée, ainsi que la prolongation de la durée de vie de tous les réacteurs qui peuvent l’être, au-delà de 50 ans. Quelles sont les étapes de cette relance ?

Le président travaille sur la filière nucléaire depuis 2017, avec le sauvetage d’Areva, la pérennisation des acteurs essentiels de la filière comme Orano ou Framatome, le contrat stratégique de la filière nucléaire en 2019, le plan de relance qui est en fait une de ses six priorités industrielles ou le plan France 2030. L’objectif de notre gouvernement est de faire de la France le premier grand pays à sortir des énergies fossiles. C’est ma feuille de route et ça n’est pas un hasard si je suis à la fois en charge du climat et de l’énergie.

Pour ce faire, réaliser des économies d’énergie (moins 40 % à horizon 2050) « à usage égal » et électrifier nos usages est indispensable. Cela implique de produire de l’électricité et de la chaleur décarbonées, en développant les énergies renouvelables bien sûr, mais aussi en capitalisant sur la place du nucléaire dans notre mix énergétique.

La précédente programmation pluriannuelle de l’énergie a acté le lancement d’une réflexion globale, en lien avec la filière, sur la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France et sur le mix électrique de long terme. Ce travail s’est traduit par la publication du rapport « Futurs énergétiques 2050 » de RTE qui a permis au président de la République, sur la base d’une analyse complète, d’annoncer la relance d’une politique nucléaire, portant sur trois volets. Le premier, que vous évoquez, est la construction de six nouveaux EPR par EDF en France, et le lancement des études pour huit autres. Ensuite, la poursuite de l’exploitation de tous les réacteurs en service aujourd’hui, dès lors que les conditions de sûreté le permettent. Enfin, des investissements à hauteur d’un milliard d’euros dans la R&D de nouveaux réacteurs ; c’est France 2030.

L’enjeu pour l’État est que les coûts et les délais des chantiers soient respectés, pour ne pas reproduire les expériences passées. En parallèle, tous les leviers qui permettront de simplifier et d’accélérer la mise en œuvre de projets de construction de réacteurs nucléaires en France seront activés, en respectant naturellement les plus hautes exigences, notamment en matière de sûreté nucléaire.

Très clairement, il nous faut relancer la filière nucléaire, en lien avec EDF, les sous-traitants et les structures de formation, du primaire au secondaire : les besoins en emplois et en compétences pour la conduite de ce programme sont massifs. Ce travail est essentiel, car ce programme nucléaire, qui est un programme industriel inédit, va nécessiter des ressources massives en termes d’emplois et de formation, dans la durée.

Le gouvernement va aussi lancer très prochainement les travaux de concertation sur la prochaine loi de programmation sur l’énergie et le climat, dont l’examen au Parlement est prévu en 2023. Ce sera l’occasion également de traiter de la place de l’énergie nucléaire dans le mix électrique français.

La construction de l’EPR de Flamanville a accumulé 15 ans de retard et vu ses coûts passer de trois à 13 milliards d’euros. La question du financement de cette dynamique est donc tout naturellement au cœur du problème. Comment la France va-t-elle assumer cette hausse d’investissements massifs ?

Nous avons fait réaliser deux audits externes sur le nouveau programme nucléaire d’EDF, un en 2019, et l’autre en 2022. Ces audits, permettent de s’assurer que non seulement les retours d’expériences des derniers projets d’EPR sont bien pris en compte dans le nouveau projet, mais également de s’assurer que les coûts, les risques et le calendrier sont bien cernés. Les rapports de ces audits ont d’ailleurs été publiés en février 2022 par le gouvernement.

En complément se pose la question des modalités de financement et de régulation de ces nouveaux réacteurs. Nos réflexions à ce niveau sont en cours et s’intègrent dans une réflexion plus globale sur le groupe EDF. Vous le savez, l’opération de montée de l’État à 100 % au capital d’EDF, permettra de renforcer notre capacité à mener dans les meilleurs délais des projets ambitieux et indispensables pour notre avenir énergétique. Cela permet, entre autres, d’engager l’entreprise dans des projets de long terme parfois incompatibles avec les attentes de plus court terme des actionnaires privés et de ne plus l’exposer à la volatilité des marchés financiers.

La tour EDF, à La Défense (Crédits : Shutterstock)

Au-delà de la construction de nouveaux EPR, 12 centrales doivent être démantelées d’ici 2035 en France. En Allemagne, l’histoire récente a montré que le nettoyage et la destruction des sites nucléaires, comme pour la centrale de Greifswald, pourraient durer plus de 40 ans, soit le double de sa durée d’exploitation. N’est-ce pas inquiétant quand on voit la taille du chantier de Flamanville ?

Le président de la République a annoncé, en février 2022, la prolongation de la durée d’exploitation de ces 12 réacteurs nucléaires français, dès lors que les conditions de sûreté le permettent. Il a aussi été demandé à EDF de lancer les études de prolongation au-delà de 50 ans pour tous les réacteurs, en lien avec l’autorité de sûreté nucléaire.

La programmation pluriannuelle de l’énergie a donc vocation à être modifiée en conséquence. Pour ce qui concerne l’enjeu du démantèlement, nous avons une filière industrielle nationale dans ce secteur et un premier retour d’expérience. Le dimensionnement de cette filière devra s’adapter à moyen et à long terme aux besoins qui seront nécessairement croissants. Pour Fessenheim, les activités préparatoires au démantèlement ont débuté. 

Au-delà des centrales se pose la question du traitement des déchets nucléaires. La France stocke actuellement 300 000 tonnes d’uranium, sans compter le MOX et le plutonium. Or, moins d’un tiers des capacités des piscines d’entreposage de La Hague sont encore disponibles. Les bassins devraient être saturés dès 2030, avant la mise en service du site d’enfouissement de Bure. Comment remédier à ce problème ?

Les capacités d’entreposage, en particulier sous eau, sont nécessaires au regard de la stratégie française de retraitement et de valorisation des combustibles nucléaires usés fixée par le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. Du fait de l’augmentation de l’occupation de ces capacités d’entreposage, EDF porte un projet de nouvelle piscine d’entreposage des combustibles usés et prévoit sa mise en service en 2034. L’Autorité de sûreté nucléaire s’est prononcée favorablement sur les options de sûreté de cette installation en 2019 et une concertation préalable s’est terminée le 8 juillet 2022. Il est important que ce projet progresse conformément à son calendrier.

D’autres solutions sont également à l’étude par les exploitants concernés en lien avec l’autorité de sûreté nucléaire, comme l’augmentation de la capacité des piscines existantes, un recours au recyclage accru sur la décennie à venir ou, quand c’est possible et pour les déchets les plus stables, des entreposages à sec. Les orientations de très long terme en matière de stratégie de recyclage nécessiteront une analyse approfondie de l’ensemble des enjeux, notamment économiques, industriels et environnementaux, préalablement à une prise de décision.

La ministre en visite au centre d’orientation RTE (Crédits : Cédric Bufkens)

Avec 19 % de consommation brute énergétique provenant d’énergies renouvelables, la France se situe en dessous de la moyenne européenne (22 %). « Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que nous avons pris du retard », a même assumé Emmanuel Macron. Y a-t-il un manque de volonté français sur les ENR ?

Ce retard est dû à des temps de déploiement des énergies renouvelables en moyenne près de deux fois plus longs chez nous que chez nos partenaires européens. En France, il faut en moyenne cinq ans pour construire un parc solaire nécessitant quelques mois de travaux, sept ans pour un parc éolien et 10 ans pour un parc éolien en mer.

Comment l’expliquer ? Par des causes multiples, et nous nous attaquons à chacune d’entre elles. Les lourdeurs inutiles de nos procédures administratives et contentieuses ; l’insuffisance de foncier facilement mobilisable et conciliable avec les enjeux environnementaux notamment ; le besoin de plus de visibilité sur la démarche de planification, entre autres dans l’éolien en mer ; la nécessité d’une plus grande mobilisation des services de l’État, allant de pair avec des renforts d’effectifs absolument indispensables étant donné l’importance publique majeure des ENR ; le problème d’acceptabilité des projets d’énergie renouvelable et le manque d’appropriation pour ces derniers.

J’aimerais justement approfondir ce dernier point, tant il me semble majeur. Pour répondre donc très directement à votre question, non, je ne crois pas qu’il existe un manque de volonté français sur les ENR, je crois en revanche que nous avons perdu l’habitude de cohabiter avec des infrastructures de production d’énergie. Je rappelle tout d’abord que la France importe l’essentiel de l’énergie dont elle a besoin, pratiquement 65 %, produite à des milliers de kilomètres, de manière complètement invisible à nos yeux. Si nous pouvons mettre du carburant dans nos voitures thermiques, si nous pouvons nous chauffer, nous vêtir, c’est parce que d’autres, à l’autre bout du monde, cohabitent avec des puits de pétrole et des raffineries.

Concernant l’électricité, certes, nous avons une indépendance nationale, mais les Français qui sont proches d’une centrale nucléaire ou d’un barrage hydroélectrique représentent finalement une part infime de la population nationale. Ainsi, depuis la fermeture des mines et des centrales à charbon dans le courant du XXe siècle, nous avons complètement perdu l’habitude de cohabiter avec des moyens de production d’énergie. Ce n’est pas le cas d’autres pays comme l’Allemagne qui a continué à extraire et à produire de l’énergie de manière toujours très visible, avec notamment des mines de houille et des centrales à charbon.

Reprendre en main notre destin énergétique implique d’avoir des infrastructures de production énergétique près de chez soi. Nous sommes dans ce moment clé de l’histoire de notre pays où il nous faut recréer un récit national d’indépendance énergétique et industrielle et faire le travail de pédagogie nécessaire pour expliquer pourquoi nous le faisons, mais aussi ce que cela implique. L’actualité nous a rappelé, non sans cruauté, à quel point cette dépendance pouvait être coûteuse.

Il y a aussi un problème de représentation collective des énergies renouvelables. Les ENR évoquent parfois une forme de vulnérabilité du fait de leur intermittence. Mais qui sait, par exemple, que pendant la crise sanitaire, lorsque certains de nos modes de production étaient à l’arrêt, plus d’un Français sur cinq était chauffé, éclairé, grâce à l’électricité de nos éoliennes ? Les ENR sont en France un facteur de résilience important et, désormais, de compétitivité. Pour changer cette image des ENR, il nous faut améliorer la qualité de la consultation du public et proposer des mesures de meilleur partage de la valeur des énergies renouvelables au niveau local. Nous devons finalement prendre conscience de la complémentarité des ENR et du nucléaire et cesser d’opposer ces deux sources d’énergie décarbonées. Notre combat est, je le rappelle, la sortie des énergies fossiles.

Une marche pour le climat à Marseille le 20 septembre 2019 (Crédits : Gérard Bottino / Shutterstock)

Au-delà de ces considérations techniques, plusieurs polémiques sur le réchauffement climatique ont suscité l’indignation des Français cet été, que ce soit l’émission de CO2 par voyageur des jets privés ou les déplacements du PSG en avion. Pensez-vous que les groupes sociaux privilégiés ont davantage de responsabilités vis-à-vis du climat que les populations défavorisées, ou que cet argumentaire tient davantage de la démagogie ?

Il est d’abord frappant de voir à quel point les représentations ont changé. Il y a quelques années, cette vidéo du PSG n’aurait suscité que des commentaires enthousiastes de fans. Aujourd’hui, elle soulève des oppositions fermes, car elle pose la question de la contribution de chacun au réchauffement climatique et les inégalités en la matière. Il est clair que nous devons d’abord demander des efforts aux grands acteurs comme l’État et les entreprises. C’est tout le sens du plan sobriété. D’une part, car c’est là où les marges de progrès sont les plus grandes, mais c’est aussi et surtout une question de justice sociale.

Bien sûr, chaque geste compte, donc chacun peut prendre sa part, à son échelle, à la lutte contre le gaspillage énergétique. Mais on ne va pas demander aux Français qui souffrent de précarité énergétique, de faire des efforts supplémentaires ; notre objectif les concernant est de prendre des mesures structurelles pour qu’ils puissent bénéficier de logements mieux isolés et de modes de transport moins consommateurs d’énergie fossile.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.