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À l’école, le numérique entre défiance et espoirs

Préserver à tout prix leurs enfants du numérique, voilà le souhait de parents pourtant eux-mêmes issus de la Silicon Valley. Dans leur sillage, des écoles « no tech » fondent leur idéologie sur un bannissement des écrans.  Au-delà de tels épiphénomènes venus d’outre-Atlantique, l’intrusion du numérique à l’école s’est indéniablement accélérée ces dernières années avec, dans l’Hexagone, une réponse qui n’hésite pas à légiférer.

Par Laurence Bekk-Day (promo 18)

Cette illustration n’a pas été réalisée par un humain, mais, spécifiquement pour cet article, par Midjourney, une intelligence artificielle, qui l’a générée à partir de la phrase suivante : « Un enfant se tient devant un ordinateur futuriste. » (Crédits : DR)

« Je suis convaincue que le diable vit dans nos smartphones et qu’il fait des ravages sur nos enfants. » Voici le diagnostic qu’établit Athena Chavarria quand on l’interroge sur son rapport au numérique. Elle a pourtant été cadre chez Facebook et travaille désormais pour l’Initiative Chan Zuckerberg (une entreprise philanthropique dont Mark Zuckerberg, propriétaire de Facebook, est le cofondateur). Chez elle, aucun de ses enfants n’a eu de téléphone portable avant le lycée et son usage reste toujours interdit dans leur voiture. Au sein de la Silicon Valley, elle est loin d’être la seule à avoir adopté une attitude « no tech » pour sa famille. Steve Jobs lui-même avait confié à un journaliste du New York Times que ses enfants « n’utilisaient pas » d’iPad, ajoutant : « Nous limitons l’accès à la technologie de nos enfants à la maison. »

Les technologistes s’estiment les mieux placés pour jauger des dangers du numérique, puisque la facette addictive de certaines inventions a parfois été réfléchie dès leur conception. Ainsi, Justin Rosenstein, cocréateur du bouton « J’aime » sur Facebook, regrette son invention : « Il est courant pour les humains de développer des choses avec les meilleures intentions sans en percevoir les conséquences négatives. » Smartphones, tablettes et ordinateurs rendraient trop dépendant : pour Chris Anderson, père de cinq enfants, fondateur d’une société de drones robotiques et ancien journaliste informatique à Wired, « sur une échelle allant du bonbon à la cocaïne, on est plus près de la cocaïne ». Hors de question, donc, d’exposer sa progéniture à de tels dangers, que ce soit à leur domicile ni même en vacances : « Pas de portable avant 14 ans, jamais d’iPad et pas d’écrans dans les chambres à coucher. » Et d’encenser les écoles « no tech » : comprenez des écoles privées à la pédagogie alternative, généralement coûteuses, où les enfants ne sont pas en contact avec le numérique.

Si la mode des écoles « no tech » est difficile à quantifier, ce sont bel et bien certains parents de la Silicon Valley qui ont participé à les faire connaître du grand public. Les plus en vogue de ces établissements sont les écoles Steiner-Waldorf, qui tirent leur nom de leur fondateur, Rudolf Steiner, décédé il y a près d’un siècle. Cet occultiste autrichien a fondé l’anthroposophie, une doctrine philosophico-spirituelle ésotérique aux contours plutôt flous, où figurent pêle-mêle l’opposition aux vaccins, des réflexions sur le « corps astral » de l’homme et des théories racialistes pour le moins obsolètes. Mais pour les écoles Steiner-Waldorf, point de référence à de tels propos ; au siège français de la pédagogie Waldorf, on préfère parler de « spiritualité », de « respect des rythmes de l’enfant » et insister sur une méthode centrée sur les activités physiques stimulantes, l’encadrement individualisé (les éducatrices des jardins d’enfants étant parfois appelées des « jardinières ») et le développement spirituel voire spiritualiste de l’enfant. Y figure en bonne place une interdiction des technologies numériques jusqu’à l’adolescence, pour mieux « prioriser les expériences sensorielles et sociales ».

Des écoles alternatives critiquées

Une pédagogie particulière qui a de quoi prêter le flanc à la critique : ces écoles ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses saisines de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Selon Serge Tisseron, psychiatre et membre de l’Académie du numérique depuis 2015, s’il ne s’agit pas de secte à proprement parler, on y retrouve « la logique d’une secte : vous vivez dans une famille où il y a une certaine idéologie, vous envoyez vos enfants dans une certaine école où il y a la même idéologie et au club de loisirs, ils partagent également la même idéologie ». Mais selon lui, c’est surtout la vision « hyper-élitiste » de ces établissements qui explique leurs choix pédagogiques : « Il ne faut pas penser les choses par rapport au numérique, mais par rapport à l’encadrement. Si vous avez un enseignant pour 30 élèves, vous allez devoir composer avec des outils numériques. Si vous avez trois enseignants pour 30 élèves, vous n’avez pas besoin du numérique : c’est le facteur humain qui fait la différence. »

Contrairement à l’Allemagne ou les États-Unis, où elles sont bien implantées, en France, ces écoles alternatives restent marginales : une petite vingtaine. Coprésident du Conseil national du numérique, Gilles Babinet a lui-même fréquenté l’école Steiner-Waldorf de Verrières-le-Buisson (l’une des rares en France à proposer des classes jusqu’en terminale). Dans son ouvrage L’Ère numérique, un nouvel âge de l’humanité (Le Passeur, 2014), il déclare ne pas avoir gardé un bon souvenir de l’établissement : « J’ai détesté mon passage dans une école Steiner. » Sur Twitter, il nuance toutefois les accusations de sectarisme visant l’établissement : « Je n’ai pas le souvenir d’y avoir été confronté à une quelconque forme de prosélytisme. Je ne me souviens pas non plus de processus d’endoctrinement d’aucune sorte. » Ce qui lui convient moins, c’est un certain décalage ressenti par les anciens élèves de ces écoles : « Je ne connais pas les statistiques, mais j’ai l’impression que beaucoup d’entre eux ont eu du mal à trouver leur voie et à raccrocher les wagons avec un système classique très éloigné de ce qu’ils ont connu. » Dans son ouvrage, il se montre d’ailleurs plutôt convaincu des bienfaits de l’outil numérique, analysé comme un accélérateur de connaissances : « Les progrès en matière d’éducation en ligne sont remarquablement rapides. Rien n’interdit de penser que des parcours avec [des] niveaux de personnalisation extrêmes puissent être adoptés. »

Les enfants versus les écrans

Si l’esprit cartésien français et républicaniste reste sur la réserve vis-à-vis des écoles dites « alternatives », la méfiance de l’Éducation française et des écoles publiques face au numérique reste tout aussi forte. En France, l’usage du portable jusqu’au collège est interdit par la loi depuis 2018. C’est l’un des premiers pays à avoir légiféré sur la question. Mais difficile d’en tirer un bilan clair, d’autant plus que l’irruption du Covid et de ses confinements – ayant rendu obligatoire le recours aux outils numériques – a rebattu les cartes. Marie-Alix Le Roy, une publicitaire, a fondé le groupe Facebook « Parents unis contre les smartphones avant 15 ans », qui regroupe plus de 15 000 membres. Elle reste dubitative face à cette loi : « Dès qu’ils passent les grilles de l’école, les enfants se ruent sur leur téléphone… ».

Difficile, en effet, de faire la chasse au numérique tant il s’est répandu dans la société : plus de 90 % des 12-17 ans possèdent désormais un smartphone. Pour Serge Tisseron, une interdiction complète reste futile : « Bannir les écrans à domicile ne peut marcher que si les enfants ont des copains qui n’ont pas non plus d’écrans. Je le vois régulièrement en thérapie : les parents ont banni les écrans de la maison, mais l’enfant passe ses week-ends à jouer à un jeu vidéo chez un camarade. »

Plus encore que le numérique à proprement parler, c’est son absence d’encadrement par les parents qui pose problème. En la matière, toutes les familles ne sont pas sur un pied d’égalité. Dominique Boullier, sociologue spécialiste des usages du numérique et des technologies cognitives, le constate : les parents riches sont en mesure de s’entourer et de se faire aider. L’outil numérique peut alors servir d’outil éducatif. 

Dans les foyers moins fortunés, il sert plutôt à négocier la paix : « Imaginez une famille débordée, notamment une famille monoparentale, avec les enfants qui sont là à pleurer : le parent les met devant YouTube pour les calmer. » La clé n’est donc « pas l’écran en tant que tel, c’est l’accompagnement de l’écran ».


Poursuivre la réflexion…

La méthode pour un usage raisonné des écrans en famille

Pour introduire la technologie de manière optimale auprès de ses enfants, le psychiatre Serge Tisseron propose une approche lisible avec sa règle « 3-6-9-12+ » (pas de télévision avant 3 ans, pas de console avant 6 ans, pas d’internet avant 9 ans, pas de réseaux sociaux avant 12 ans), ainsi que des conseils concrets. 

3-6-9-12 : apprivoiser les écrans et grandir, Érès, 157 p., 10 €.

Comment le numérique façonnera l’école de demain

Deux chercheurs, Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, livrent une réflexion universitaire et dépassionnée sur l’école face aux nouvelles technologies, porteuses à la fois d’espoir (démocratisation sans précédent de l’accès au savoir) et d’inquiétude (vecteur de captation des esprits). 

L’École, le numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, 220 p., 5,10 €.

Le tsunami numérique s’est abattu sur l’école française

Portant un regard critique aussi bien sur le système éducatif français et la mainmise grandissante des Gafam que sur tout ce qui touche aux nouvelles technologies, Emmanuel Davidenkoff dresse le portrait d’une rencontre explosive entre l’école républicaine française, héritage de la fin du XIXe siècle et de l’écosystème numérique de la Silicon Valley. 

Le Tsunami numérique, Stock, 200 p., 20 €.


Cette enquête a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.