Le jeu de la guerre douce : le sport, instrument de soft power
Wimbledon, Jeux olympiques, Coupe du monde, Ligue des champions ou encore Asian Games… Chaque année, des millions de spectateurs suivent avec exaltation les compétitions sportives internationales. La course aux médailles, aux coupes et aux trophées qui se donne à voir dans la sphère sportive devient ainsi, pour de nombreux acteurs internationaux, un véritable instrument de soft power.
Par Selma Chougar
En juin dernier, l’Union des associations européennes de football refuse de parer le stade de Munich des couleurs arc-en-ciel en soutien à la communauté LGBTQ+. La ville de Munich souhaitait réagir, pendant l’Euro de football, à la loi adoptée le 15 juin par le Parlement hongrois sous l’impulsion du gouvernement de Viktor Orbán. Cette loi, jugée homophobe par de nombreux pays de l’UE, vise à interdire la « promotion » de l’homosexualité auprès des mineurs. Mais l’UEFA déclare dans un communiqué être « une organisation politiquement et religieusement neutre ».
Les compétitions sportives internationales peuvent-elles vraiment rester politiquement neutres face à l’influence et l’audience qu’elles peuvent avoir sur la scène mondiale ? Carole Gomez, directrice de recherche en géopolitique du sport à l’IRIS nous répond que non : « Le côté apolitique du sport tel qu’il est revendiqué par un certain nombre de personnes aujourd’hui est, à mon sens, réellement un mythe. » Et pour cause, selon la chercheuse, si Viktor Orbán a décidé de faire passer cette loi durant l’Euro, cela n’est pas anodin. « À travers le prisme de cette compétition sportive européenne, l’idée était de véhiculer le modèle de la Hongrie à l’étranger. Celui d’un pays indépendant qui ne serait pas soumis aux valeurs de l’Union européenne, jugées trop décadentes. »
Si les compétitions sportives internationales se sont révélées être l’occasion parfaite pour certains acteurs étatiques de véhiculer des messages sur la scène mondiale, Stephen Walt, professeur américain en relations internationales à la John F. Kennedy School of Government de Harvard, va même plus loin en comparant le sport et la musique. Comme il le développe dans ses recherches, le sport serait beaucoup plus à même de rendre compte des situations dans lesquelles évoluent les États à l’échelle internationale. Il y aurait ainsi une forme de représentation du monde dont le sport serait un aspect métaphorique. Selon lui, la conflictualité rendrait mieux compte de ce qui se donnerait à voir à l’échelle globale.
« Le sport, c’est la guerre, les fusils en moins »
Les compétitions sportives internationales se sont révélées, en leur sein, être le reflet des tensions, interactions et intérêts géopolitiques entre les différents acteurs de la scène globale. La citation de George Orwell « le sport, c’est la guerre, les fusils en moins », l’illustre bien. Ce constat n’est pas nouveau pour Carole Gomez : « Dès l’origine des premières compétitions olympiques dans la Grèce antique, il y avait un élément hautement politique et directement lié à la question de puissance et de soft power à travers la trêve sacrée. » Ainsi, durant le mois précédant et suivant chaque compétition sportive, les guerres et les conflits étaient interrompus afin de laisser cours aux compétitions. « Il s’agissait d’imposer sa loi à d’autres cités-États non pas par la force, mais par la promotion du respect de ces valeurs », ajoute la directrice de recherche à l’IRIS.
Paradoxalement, le sport était ainsi ce terrain de jeu où s’affichaient les conflictualités internationales sous une autre forme tout en déclarant sa neutralité face aux différents enjeux politiques et religieux. « C’est précisément en se tenant à l’écart des différentes oppositions politiques et religieuses que le sport a pu se développer et a pu avoir autant d’importance aujourd’hui à l’échelle internationale », ajoute Carole Gomez.
Il n’y a qu’à se tourner vers le champ lexical du sport pour y voir les corrélations avec celui de la guerre : des attaques et des défenses, des vainqueurs et des perdants, des défaites et des victoires… Plus précisément encore, le vocabulaire propre à chaque sport fait systématiquement référence à cette notion d’opposition – il n’en restera qu’un. « Il y a une compétition à tous les niveaux, sur la performance, la préparation, l’entraînement », affirme Carole Gomez. La première chose qui attire les regards à la fin des compétitions, en particulier des Jeux olympiques et paralympiques, c’est le tableau des médailles. « Il y a une réelle compétition entre les nations pour savoir quel pays en a remporté le plus », souligne la chercheuse.
Le parallèle entre guerre et sport ne s’illustre pas uniquement à travers cette notion d’oppositions, mais également à travers les règles du jeu elles-mêmes. À l’occasion de l’organisation des Jeux olympiques modernes, en 1896, et de la création du pentathlon moderne, Pierre de Coubertin, le président du Comité international olympique de l’époque, crée ce sport, dont les cinq compétences fondamentales demandées aux sportifs – escrime, équitation, natation, tir au pistolet, course à pied – sont les compétences demandées à un soldat. « L’idée était d’être dans une opposition pacifique où les nations se rencontraient, mais avec cet esprit de compétition et de préparation physique. Car pour Pierre de Coubertin, il fallait être prêts pour la revanche contre ceux qui nous avaient pris, en 1870, l’Alsace et la Lorraine », explique Carole Gomez.
Un vecteur de rayonnement international
Si les corrélations entre compétitions sportives et activités stratégiques sont bien présentes, elles ne représentent que le haut de l’iceberg, selon Frédéric Ramel, professeur en science politique à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales (CRI). « Dans l’organisation et dans les performances d’événements sportifs se donnent à voir une image de l’État qui permet d’enrichir sa réputation à l’échelle globale. » Les différents pays exercent ainsi une diplomatie sportive propre à leurs objectifs et aux outils dont ils disposent. Le cas du Qatar en est un exemple flagrant. Ce pays du Golfe a pris du galon sur la scène internationale grâce à l’accueil de la Coupe du monde masculine de football, en 2022. L’achat du PSG, en 2011, lui a également permis d’avoir un ancrage local, une aura médiatique et sportive sur la scène internationale. « Le sport est une des ressources en matière de diplomatie publique à des fins de réputation et d’image à l’étranger qui permet de considérer certains États comme des acteurs puissants sur la scène internationale », souligne Frédéric Ramel.
Une réputation se construit aussi via le sponsoring, le merchandising et le naming. Cette stratégie, l’Azerbaïdjan la connaît bien. Pendant plusieurs années, ce pays du Caucase a floqué les maillots du club de football de l’Atlético de Madrid du nom de son pays et avec ce slogan : « Azerbaïdjan land of fire ». L’objectif clairement énoncé de ce pays – souvent montré du doigt en matière de respect des droits de l’homme – était de se faire connaître, d’attirer plus de touristes et de s’afficher comme un État parfaitement respectable.
Les acteurs étatiques ne sont pas les seuls à jouer la carte sportive pour s’imposer sur la scène mondiale, les entreprises à vocation internationale y voient aussi un intérêt. L’entreprise chinoise Wanda, spécialisée dans le tourisme, l’hôtellerie et le cinéma a par exemple remporté, en 2015, l’appel d’offres (financièrement important) concernant le naming du stade du club de football de l’Atlético de Madrid, désormais appelé le Wanda Metropolitano Madrid.
La diplomatie des célébrités
« À travers la mise en scène des politiques étrangères et des États, le sport devient une source de réputation et un instrument de soft power tant du point de vue de l’organisation d’évènements que de celui des performances réalisées par les athlètes », souligne Frédéric Ramel, faisant référence à la diplomatie des célébrités. Cette forme de diplomatie, qui n’est pas propre au sport, peut s’appliquer aux athlètes. Les sportives et sportifs deviennent ainsi de véritables ambassadeurs de leur pays à l’étranger, en termes de réputation. « En Nouvelle-Zélande, les joueuses et joueurs de rugby sont des figures politiques importantes en matière de rayonnement à l’étranger. À ce titre, elles se doivent d’être irréprochables », explique Carole Gomez. À plusieurs reprises, les joueuses et joueurs néo-zélandais se sont vu reprocher leur comportement par les autorités, jugeant qu’ils n’avaient pas le droit de porter atteinte au drapeau et qu’ils se devaient de représenter l’histoire néo-zélandaise avec fierté.
Même son de cloche du côté des États-Unis, qui ont développé, depuis plusieurs années, un système d’envoi de sportifs de haut niveau à l’étranger – notamment des basketteuses et basketteurs – afin de renforcer les partenariats entre les différents pays. « C’est aussi en se déplaçant et en agissant dans les pays étrangers que les sportifs peuvent incarner cette fonction d’ambassadeurs », ajoute la chercheuse en géopolitique du sport.
Puissantes fédérations internationales
Une autre stratégie pour les États consiste à positionner des représentants de leur pays au sein des fédérations sportives internationales. « C’est au sein de ces structures que vous allez peser et influer sur les stratégies du sport de demain », souligne Carole Gomez. FIFA, CIO, FIBA… Autant d’instances fédérales considérées parfois comme plus influentes que certains pays sur la scène internationale. « On a souvent tendance à considérer que le président de la FIFA est plus puissant que certains chefs d’État », affirme Carole Gomez.
Il suffit de se tourner vers la Coupe du monde masculine de football, au Brésil, en 2014, pour s’en rendre compte. À cette occasion, la FIFA avait réussi à faire voter une loi d’exception dans le pays visant à autoriser la consommation d’alcool dans les stades durant la compétition. C’est sous la pression de la FIFA et du brasseur allemand Budweiser, sponsor officiel de cette Coupe du monde, que le gouvernement brésilien avait accepté de suspendre temporairement sa loi interdisant l’alcool dans les enceintes sportives du pays.
Un regain d’identités patriotiques
Si les compétitions sportives internationales sont si prisées, c’est aussi parce qu’elles exacerbent l’attachement patriotique, ce qui cristallise les identités. « Si on regarde la Coupe d’Afrique des Nations, on observe un regain d’identité patriotique à travers la prolifération de drapeaux dans les stades, comme à l’extérieur. Rares sont les événements qui produisent une effervescence patriotique aussi généralisée », souligne Carole Gomez. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les régimes totalitaires du XX e siècle aient vu dans le sport une manière de démontrer à l’Europe l’efficacité de leurs régimes par rapport aux démocraties. La victoire de l’Italie lors de la Coupe du monde de football de 1934 fut vécue comme l’affirmation éclatante du pouvoir de Mussolini.
Malgré l’instrumentalisation du sport tout au long de son histoire par les acteurs internationaux, il serait pertinent de se tourner vers les valeurs universelles véhiculées par le sport afin d’appréhender les relations internationales. « Les compétitions sportives internationales permettent de se dépasser soi-même, d’aller au-delà de ses propres ressources. Si l’on échoue devant plus fort que soi, c’est une leçon de modestie, mais aussi une forme de reconnaissance à la fois fine et épaisse de l’altérité », souligne Frédéric Ramel. Ces compétitions sportives sont donc aussi l’occasion de faire de ces valeurs des instruments de reconnaissance internationale.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.