François Gemenne : "Considérer les impacts du changement climatique comme des horizons lointains est un leurre"
L’enseignant à Sciences Po, spécialisé en géopolitique de l’environnement, alerte sur le décalage entre les conclusions dramatiques du dernier rapport du Giec, dont il est co-rapporteur, et l’indifférence d’une partie de la population au réchauffement climatique, à quelques semaines de l’élection présidentielle. Entretien.
Par Laure Sabatier
Avant l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, le débat sur l’environnement était déjà bien absent de la campagne présidentielle. Plusieurs personnalités publiques comme le réalisateur Cyril Dion, l’économiste Lucas Chancel, ou la militante écologiste Camille Etienne s’en étaient d’ailleurs émus dans une tribune publiée dans Le Monde : « Trop de candidats esquivent le sujet », déploraient-ils. Depuis le début de la guerre le 24 février, mis à part les discussions sur l’indépendance énergétique de l’Union européenne, c’est encore pire.
C’est au milieu de cette actualité écrasante que le deuxième volet du sixième rapport d’évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), a été publié le 28 février 2022. Alors que le premier volet, en date d’août 2021, alertait sur la rapidité du changement climatique, ces derniers travaux s’intéressent aux effets, aux vulnérabilités et aux capacités d’adaptation au changement climatique.
Enseignant à Sciences Po, chercheur au Fund for scientific research de Liège et co-rédacteur du dernier rapport du Giec, François Gemenne s’est également investi dans la campagne présidentielle en prenant la tête du conseil de la démocratie scientifique du candidat écologiste Yannick Jadot. À quelques semaines du scrutin, il revient pour Émile sur les grands enseignements du dernier rapport du GIEC et déplore l’absence de débats autour de ce sujet.
Pourriez-vous d’abord nous présenter rapidement le Giec et nous expliquer comment vous en êtes devenu co-rédacteur ?
Le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) est un organisme intergouvernemental ouvert à tous les pays membres de l’ONU ayant vocation à évaluer l’état des connaissances sur l’évolution du climat, ses causes et ses impacts depuis sa création en 1988. Il a aussi pour mission d’évaluer les possibilités de s’adapter aux changements attendus, et assure à ce titre un rôle d’information et de plaidoyer.
À chaque cycle de rapport, le Giec organise un casting géant pour sélectionner des centaines de scientifiques du monde entier compétents pour être rédacteurs, c'est-à-dire pour éplucher et synthétiser toutes les publications scientifiques existantes sur leur sujet. Mon domaine d’expertise étant orienté vers l’impact humain du changement climatique, j’ai été contacté pour participer à la rédaction du chapitre 8 du rapport consacré aux inégalités climatiques.
Quels sont les trois enseignements principaux du rapport ?
Le rapport nous indique qu’il faut parler des impacts du changement climatique au présent. Ils sont là, visibles partout dans le monde. Les considérer comme des horizons lointains est un leurre. Pour rappel, la planète a déjà gagné en moyenne 1,1°C supplémentaire en un siècle et demi et devrait atteindre le seuil de 1,5°C d’ici deux décennies. Or nous faisons déjà face à des phénomènes plus graves et nombreux que ceux que nous projetions pour la fin du siècle.
Deuxièmement, nous touchons déjà aux limites de ce que peut être l’adaptation des populations. Lorsque l’on regarde la situation des glaciers de montagne ou des pays insulaires, il est évident qu’il n’y a ni seconde chance, ni solution de substitution, ni possible rectification. Le gouvernement indonésien a beau changer sa capitale administrative parce que l’actuelle, Jakarta, est en train de couler, il ne fera pas diminuer la montée des eaux. Dire que le dégât est bien réel, irréversible, ouvre la voie à une réflexion globale sur les pertes et préjudices et leur compensation.
Enfin, le rapport démontre que la vulnérabilité n’est pas que climatique mais aussi sociale et économique, puisque le réchauffement creuse indéniablement les inégalités. Les riches peuvent acheter une voiture électrique ou fuir une catastrophe, pas les autres. L’idée qu’un certain nombre de solutions avancées aujourd’hui face au changement climatique peuvent avoir pour effet d’accroître les inégalités, parce qu’elles s’appuient sur des technologies pensées par les riches et pour les riches me semble incontournable.
Quel est le lien entre les experts du Giec et le politique ?
Le GIEC n’a pas vocation à formuler des politiques publiques, mais simplement à renseigner les citoyens sur l’état des connaissances sur le changement climatique. Pour autant, le Giec a un fort pouvoir d’orientation. En prenant en compte les inégalités et l'adaptabilité, il dit aux politiques « la lutte ne peut se limiter à la réduction des émissions de gaz à effet de serre », et les exposent à la nécessité de mettre en place des politiques publiques globales sur le plan économique, social, alimentaire, etc. En définitive, comme le dit Hoesung Lee, le président du Giec, « ce rapport est un terrible avertissement sur les conséquences de l’inaction » dans laquelle se confortent les gouvernants.
À quelques semaines de l’élection présidentielle, comment évaluez-vous la réception de ce rapport ?
Comme souvent, le rapport du Giec est passé à la trappe. Si c’est regrettable, ça n’a rien d’étonnant et je crains que le rôle et les messages des experts perdent progressivement de leur performativité. D’un autre côté, je regrette l’indifférence généralisée qui réduit au silence les enjeux climatiques, qui sont pourtant les plus déterminants à l’échelle de nos sociétés. C’est la raison pour laquelle je me suis personnellement engagé dans l’équipe de campagne de Yannick Jadot et que j’ai décidé de prendre la tête de son comité climatique.