Les jeunes et la politique : les prémices d’une transformation civique ?

Les jeunes et la politique : les prémices d’une transformation civique ?

Si l’on en croit certains discours, la jeunesse serait en train de déserter le champ politique du fait de l’abstention croissante de cette catégorie dans les urnes et de son manque d’intérêt pour les sujets débattus par les responsables politiques. Pourtant, des réseaux sociaux aux Marches pour le climat, elle semble particulièrement active et engagée sur les sujets de société. Comment expliquer ce paradoxe ? Émile s’est entretenu avec plusieurs chercheurs, sociologues et politologues pour analyser le rapport des jeunes à la politique.

Par Selma Chougar

Manifestation des jeunes pour le climat, à Marseille, le 20 septembre 2019 (Crédits : Gérard Bottino, Shutterstock).

Quand on observe le taux d’abstention des jeunes aux élections, le constat semble sans appel : il s’agit de la classe d’âge la moins encline à voter. Moins de deux inscrits sur dix se sont déplacés aux urnes pour les deux tours de l’élection présidentielle de 2017 parmi les 18-29 ans, selon une enquête de l’Insee parue en octobre 2017. La même enquête révèle qu’ils s’abstiennent systématiquement plus fréquemment que les autres. Pour la présidentielle de 2022, 45 % des 25-34 ans envisagent de s’abstenir au premier tour et 40 % des 18-24 ans, contre 30 % des Français inscrits sur les listes électorales, selon une enquête de BVA Opinion réalisée en janvier dernier.

Ces chiffres attesteraient-ils d’un désintérêt de plus en plus prononcé des jeunes envers la politique ? La participation électorale est-elle la seule façon de mesurer l’intérêt des nouvelles générations pour la politique ? La réponse est « non », pour Vincent Tiberj (promo 02), professeur à Sciences Po Bordeaux et chercheur en sociologie électorale au centre Émile-Durkheim, coauteur de l’ouvrage Extinction de vote ? (PUF, 2022). Selon lui, « il ne s’agit pas d’une histoire de jeunes, mais de générations. C’est un changement culturel que l’on voit apparaître et qui est amené à rester. » 

La pluralité des jeunesses

Il serait tentant de faire un lien de causalité entre le taux d’abstention chez les jeunes générations et leur intérêt pour la politique. « Lorsque l’on dit que les jeunes ne s’intéressent pas à la politique parce qu’ils ne votent pas, on raisonne avec des effets de moratoires politiques qui remontent aux années 1960 », affirme Vincent Tiberj. Si à l’époque, s’abstenir signifiait très souvent ne pas comprendre la politique et être en incapacité de se situer politiquement, aujourd’hui, l’abstention ne traduit plus le même message. 

D’autant plus que les jeunes peuvent avoir des attitudes très différenciées à l’égard du phénomène politique. Adélaïde Zulfikarpasic, directrice du département Opinion de BVA France constate, à partir de ses enquêtes, un hiatus très net entre les 18-24 ans et les 25-35 ans. Les primo-votants seraient un peu plus engagés, y compris en termes de vote, que les 25-35 ans. « C’est comme s’il y avait une sorte d’optimisme, d’enthousiasme à voter pour la première fois. Les plus jeunes ont davantage tendance à vouloir s’engager et à défendre leurs convictions, y compris par le vote », affirme-t-elle.

Au-delà du seul critère de l’âge, les jeunes n’ont pas les mêmes situations socio-professionnelles, comme le souligne Erwan Lecœur, sociologue et politologue, spécialiste de l’écologie politique et de l’extrême droite : « Il y a, chez une partie de la jeunesse, un désintérêt absolument prononcé et de plus en plus fort à l’égard de la politique. » Une attitude qui pourrait sembler incohérente, lorsque l’on pense aux différents enjeux – climatiques et sociaux, pour n’en citer que deux – auxquels font face les nouvelles générations. Erwan Lecœur va même plus loin en affirmant que certaines catégories sociales, notamment chez les jeunes, « sont dans l’abstention électorale, dans l’abstention civique, démocratique, sociale et économique. Ces catégories se considèrent comme exclues ou en voie d’exclusion de l’insertion économique et sociale.»

Une génération plus diplômée, mais plus distante de la politique

Paradoxalement, les nouvelles générations n’ont jamais été aussi diplômées qu’aujourd’hui, comme en témoigne une enquête de l’OCDE publiée en 2020 : 48,1 % des 25-34 ans sont diplômés de l’enseignement supérieur contre 37,9 % des 25-64 ans. « On n’a jamais eu autant de gens capables de jouer leur rôle de citoyen. Ils ont des compétences cognitives qui n’étaient pas celles de leurs aînés », affirme Vincent Tiberj. Des capacités de réflexion qui s’ajoutent à une facilité d’accès à l’information : « Le vrai paradoxe, c’est pourquoi, avec de tels niveaux de diplômes et d’accès à l’information, nous avons aussi peu de participation électorale ? », interroge le sociologue. 

« On n’a jamais eu autant de gens capables de jouer leur rôle de citoyen. Ils ont des compétences cognitives qui n’étaient pas celles de leurs aînés. »
— Vincent Tiberj

Pour le chercheur, il ne s’agit pas d’un désintérêt des nouvelles générations pour la politique, mais bien d’un changement culturel : « Leurs diplômes et leurs connaissances ont créé une forme de distance avec l’ordre de la politique. » Les précédentes générations, notamment celles d’avant-guerre, ne se considéraient pas comme suffisamment compétentes et investies pour jouer leur rôle de citoyens autrement qu’en allant voter afin de choisir un leader. Selon Vincent Tiberj, le diplôme change la donne : « Il amène à questionner le rapport à la politique et le discours des responsables politiques. Leurs compétences objectives aboutissent à moins d’appétence pour la politique. »

Le contre-exemple des jeunes catholiques conservateurs

Jeunes filles arborant le bonnet phrygien de Marianne lors d’une Manif pour tous, à Paris, en octobre 2020. (Crédits : Spech, Shutterstock)

Le vote comme forme de participation politique reste bien entendu pratiqué par une partie des jeunes, notamment à travers l’héritage politique issu de leurs cercles familiaux, selon Bruno Cautrès, politologue, chercheur CNRS au Cevipof : « Outre le long processus d’apprentissage de la vie de citoyen, qui n’arrive pas forcément à maturité dès l’âge de 18 ans, être issu d’une famille politisée qui suit les informations a évidemment un effet sur l’engagement des jeunes », appuie-t-il.

C’est notamment le cas de la jeunesse catholique et conservatrice, voire réactionnaire, qui s’est réinvestie en politique depuis quelques années. En particulier depuis les Manifestations pour tous d’une partie de la droite. « Elle fait parler d’elle à la fois dans la fachosphère, sur internet, mais aussi dans le vote pour le Rassemblement national, pour la droite conservatrice et, récemment, autour d’Éric Zemmour », explique Erwan Lecœur. Une frange de la population plutôt bien née, qui se mobilise et peut peser dans le vote, appuie-t-il, avant d’ajouter que « c’est par son activisme que cette jeunesse mobilise des personnes plus âgées, plutôt des hommes conservateurs et réactionnaires de plus de 60 ans, qui pèsent lourd lorsqu’ils se déplacent pour voter ».

Nouvelles formes de participation politique 

Les jeunes conservateurs ne sont pas les seuls à s’être engagés, ces dernières années, en politique. « Certains s’investissent dans des mouvements sociaux et politiques plutôt que dans des partis », affirme Erwan Lecœur en faisant référence aux mouvements pour le climat ayant rassemblé des millions de jeunes dans les rues à travers le monde. « Il s’agit d’une jeunesse qui s’est radicalisée sur les questions climatiques, écologiques et environnementales, un engagement extrêmement fort qui ne se retrouve pas forcément dans les votes, ou du moins, pas à toutes les élections », poursuit-il. Pour ces jeunes, il ne s’agit plus de défendre des partis, des candidats ou des idéologies, mais bien des causes qui lui semblent primordiales, comme l’urgence climatique, la justice sociale ou les questions d’identités sexuelles. 

«  Leur engagement citoyen ne se limite plus à la politique institutionnelle et encore moins à l’acte de vote. »
— Vincent Tiberj

Derrière ces nouvelles formes de participation politique, c’est l’injonction au vote qui est en train de disparaître. « Cette culture du “vote devoir” est en train de disparaître et se transforme en culture de la participation, dans laquelle le vote est un moyen de participer parmi d’autres. » Un constat qui s’opère, certes, chez les jeunes générations, mais aussi chez les trentenaires et les quarantenaires. 

De nos jours, l’intérêt des jeunes pour la politique ne passe plus forcément par le vote, mais se manifeste par d’autres biais comme les manifestations, les boycotts, les pétitions, les réseaux sociaux ou encore les actions associatives. Il suffit de voir le foisonnement de médias alternatifs, de podcasts, de chaînes YouTube pour s’en rendre compte. C’est par exemple le cas d’Hugo Travers (promo 20), journaliste de 25 ans qui décrypte l’actualité sur YouTube, Instagram et Twitch afin de la rendre plus accessible aux jeunes. « Leur engagement citoyen ne se limite plus à la politique institutionnelle et encore moins à l’acte de vote », affirme Vincent Tiberj.

L’un des réels changements constatés ces 50 dernières années concerne la représentation de la manifestation dans l’imaginaire collectif. « La manifestation était mal vue et rejetée par toute une partie des citoyens, notamment à droite, explique Vincent Tiberj. C’est avec le renouvellement générationnel que le soutien à la manifestation devient plus important et qu’il dépasse le cercle de la gauche. » Ces dernières années, l’actualité a été émaillée de plusieurs manifestations ou opérations anti-migrants, organisées notamment par le jeune groupuscule d’extrême droite Génération identitaire, désormais dissous.

La fachosphère tisse sa toile

Défilé « contre l’islamisme » de militants du groupuscule d’extrême droite Génération identitaire, à Paris, en 2016. (Crédits : Pulek, Shutterstock).

En parallèle d’un regain d’intérêt pour les manifestations, le militantisme politique s’est aussi déplacé sur internet. « Les réseaux sociaux sont un moyen de communication de masse individualisé, c’est-à-dire que vous pouvez faire vivre votre opinion et la rendre visible beaucoup plus facilement », analyse Vincent Tiberj. Dès les années 2000, le Front national et les Verts avaient pressenti le potentiel d’internet et des réseaux sociaux. Vingt ans plus tard, les partis d’extrême droite et d’extrême gauche ont toujours une longueur d’avance en la matière : « La nouveauté, c’est que l’extrême droite utilise internet pour toucher les jeunes. Le montage vidéo, l’utilisation d’un langage familier, franc et vulgaire donne au spectateur une impression de proximité. L’humour est l’outil principal des influenceurs d’extrême droite pour faire passer des messages violents », analyse Tristan Boursier, doctorant en théorie politique spécialiste des influenceurs d’extrême droite.

« L’humour est l’outil principal des influenceurs d’extrême droite pour faire passer des messages violents »
— Tristan Boursier

Cette stratégie a, depuis, été adoptée par de nombreux YouTubeurs, du Raptor dissident à Papacito en passant par Bruno Le Salé. Avec leurs centaines de milliers d’abonnés sur YouTube, ils multiplient les vidéos à rhétorique « anti-gauchiste » ou anti-féministe, où, sous couvert d’humour, ils ne manquent pas d’émettre des sous-entendus très violents. En juin dernier, Papacito s’était notamment filmé en train de tirer à l’arme à feu sur un mannequin symbolisant un « gauchiste ». Ces derniers sont d’ailleurs rarement inquiétés. Les réseaux sociaux permettent une plus grande liberté de parole en comparaison des médias traditionnels : « Internet est apprécié des bords politiques les plus marginaux dans la mesure où ils sont soumis à moins de contrôles et de normes », explique Tristan Boursier.

Cependant, s’exprimer et s’engager sur les réseaux sociaux a peu d’impact sur les résultats électoraux, selon Adélaïde Zulfikarpasic. « On sent bien dans cette jeunesse et dans la société civile des volontés d’agir collectivement, il y a une forme d’engagement qui perdure, mais cet engagement ne se cristallise pas dans des formes classiques. Militer sur les réseaux sociaux n’a pas d’impact direct sur les urnes, ce sont de nouveaux territoires d’expression, de nouveaux lieux d’engagement qui peuvent avoir un impact indirect dans notre capacité d’influence et d’interpellation des candidats. » Certains mouvements sociaux peuvent tout de même prendre leur source sur les réseaux sociaux et entrer dans le débat public. « On a vu apparaître le sujet de la précarité menstruelle sur les réseaux sociaux, il y a quelques années, un sujet dont très peu de personnes parlaient. Aujourd’hui, c’est un vrai sujet de politique publique, avec des actions mises en œuvre », souligne Adélaïde Zulfikarpasic.

Un fossé entre l’engagement citoyen et sa reconnaissance par les institutions

Pour Vincent Tiberj, on assiste inévitablement à un éloignement entre les citoyens et le système institutionnel. La société civile n’a jamais été autant capable de jouer son rôle. « Pourtant, on est face à un système démocratique français qui reste très fortement centré sur la figure de l’élu, de l’élection et sur la figure du président. » Il va même plus loin en affirmant que la démocratie française de la Ve République n’est pas prête à inclure davantage les citoyens dans le jeu démocratique : « La Convention citoyenne pour le climat prouve bien que les citoyens sont capables de se mobiliser, de traiter l’information, de débattre et d’aboutir à des propositions. Pourtant, cette convention aurait dû être soumise à un référendum. À la fin, qu’en est-il resté ? Cela nous raconte la situation terrible de confiscation du travail citoyen en France. » Même son de cloche chez Adélaïde Zulfikarpasic, qui constate « un fossé entre une énergie et une volonté de s’engager, qui est assez marquée chez les jeunes, et la politique traditionnelle à travers l’engagement conventionnel et la participation électorale ». 

« Il faut redonner aux citoyens et aux jeunes l’impression que voter a du sens, qu’ils sont représentés, que leurs idées sont portées, que les politiques tiennent leurs engagements. »
— Adélaïde Zulfikarpasic

Deuxième facteur de l’éloignement entre les citoyens et le système institutionnel, la nécessité des responsables politiques de s’adresser en priorité aux électeurs qui se déplacent vers les urnes, afin d’être élus. « Les responsables politiques à droite ont un intérêt clair à ce que l’on parle d’insécurité, d’immigration, d’identité. La campagne est axée sur les générations qui participent le plus, donc les plus anciennes, et ces générations ont plutôt un agenda de droite », explique Vincent Tiberj. Il n’y a qu’à regarder la proportion des retraités qui votent aux élections pour s’en rendre compte.

En 2017 en France, seul un jeune sur cinq (de moins de 30 ans) a voté à toutes les élections, présidentielle et législatives, contre une personne sur deux chez les retraités. Pourtant, ces derniers représentent en France 19 % de la population… mais un tiers des votants. « Plus on va parler d’immigration et d’insécurité, moins on va parler de climat et d’inégalités sociales, moins les jeunes intéressés par ces sujets-là iront voter. Ils vont ainsi revendiquer de participer autrement. Pour autant, le vote reste primordial lorsqu’il s’agit de définir qui va gouverner au cours des prochaines années », souligne Vincent Tiberj.

Pour Adélaïde Zulfikarpasic, l’enjeu central est de résoudre un malaise démocratique en redonnant du sens au vote : « Il faut redonner aux citoyens et aux jeunes l’impression que voter a du sens, qu’ils sont représentés, que leurs idées sont portées, que les politiques tiennent leurs engagements », explique-t-elle, en précisant que ça n’est pas par une réforme du code électoral que l’on va résoudre le problème structurel de l’abstention. Vincent Tiberj estime pour sa part qu’il est nécessaire de changer la culture des représentants politiques : « Il faudrait une démocratie plus horizontale, avec des débats, de l’association, de l’inclusion. » Prisme pluriel, la participation des nouvelles générations au vote permet d’observer les prémices de la nécessité d’un renouveau structurel des institutions. Reste à savoir si les responsables politiques y liront le même message.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.

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