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Pierre Moscovici : "Maîtriser notre dette publique, c’est retrouver notre indépendance"

Afin d’éclairer le débat public dans cette période de campagne électorale, nous avons souhaité nous entretenir avec Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, ancien Commissaire européen et ancien ministre de l’Économie. Quelle est la situation économique de la France à la veille de l’élection présidentielle ? Quels sont nos atouts et nos faiblesses par rapport à nos voisins européens ? Quelles pistes de réforme peuvent être envisagées ? Comment analyse-t-il la montée du populisme sur fond de crise économique et sociale ? Rencontre.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, ancien Commissaire européen et ancien ministre de l’Économie (Crédits : Alexandros Michailidis, Shutterstock).

Pour débuter cet échange, revenons sur le rôle que peut tenir la Cour des comptes dans le cadre d’une élection présidentielle. Se doit-elle de fournir des éléments de réflexion pour alimenter le débat public et informer les citoyens ?

Loin du combat politique, la mission de la Cour, fixée par la Constitution, est d’informer le citoyen sur l’usage de l’argent public. À ce titre, autant elle n’a pas à intervenir dans le débat ou le combat politique, autant elle peut – et elle doit – éclairer le débat public en rappelant ce que sont les exigences de cohérence en matière de finances publiques. Elle est donc parfaitement dans son rôle lorsqu’elle porte un regard sur les politiques publiques. 

Je pense de surcroît que nous vivons dans une période qui a vu la tonalité du débat politique se modifier. Les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle aussi utile que dévastateur avec des effets d’annonce, des propos réducteurs, une politique de l’émotion assez dangereuse. Dans ce contexte-là, le choix du citoyen a plus que jamais besoin d’être étayé par un tiers de confiance. Et parce qu’elle est indépendante et impartiale, la Cour des comptes, j’en suis convaincu, joue ce rôle. 

S’agissant de la campagne électorale, nous ne nous en mêlons pas. Nous continuerons à publier différents rapports jusqu’au 15 mars, après quoi nous observerons une période de réserve. D’ici là, nous aurons publié le rapport public annuel consacré à la gestion de la crise du Covid. Nous avons rendu publique une évaluation d’ampleur inédite sur le RSA, ainsi que diverses publications réalisées à la demande des assemblées parlementaires, par exemple sur le plan de relance ou sur la dette. Vous le voyez, la Cour demeure entièrement mobilisée en cette période.

Vous avez évoqué le Covid, avez-vous d’ores et déjà des chiffres que vous pouvez nous communiquer, en particulier sur le « quoi qu’il en coûte » présidentiel mis en place pour soutenir l’économie nationale ?

Je dirais plusieurs choses : la première est que nous n’avons pas critiqué, au contraire – même si c’est à première vue paradoxal pour la Cour – le « quoi qu’il en coûte », ainsi que toutes les mesures mises en place pour soutenir l’économie et préserver notre système de Sécurité sociale face à une situation exceptionnelle. Oui, quand on est confronté à un défi aussi vital, à une menace aussi essentielle que le Covid, alors on ne regarde pas à la dépense, même si on doit toujours être attentif à sa qualité et à sa gestion. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles !

Nous pouvons considérer que le « quoi qu’il en coûte » a porté ses fruits puisque l’économie française est repartie tôt et fort, mais cela s’est fait au prix de l’explosion de la dette publique qui, en France, était déjà beaucoup plus élevée que chez nos partenaires avant la crise et qui s’est creusée jusqu’à atteindre à présent à peu près 115 % du PIB.

J’ai toujours été, y compris quand je faisais de la politique, opposé à l’austérité, mais je pense aussi qu’il faut être conséquents sur nos finances publiques à long terme. Nous ne traversons pas des temps ordinaires. Mais nous sommes dans une situation où l’économie française a besoin d’améliorer structurellement son potentiel de croissance. Il y a des investissements à faire pour l’avenir, dans la révolution numérique et technologique, pour l’éducation, pour lutter contre le changement climatique, pour résorber notre retard préoccupant en matière de recherche et d’innovation…

Il est cependant tout aussi impératif de maîtriser la dette, parce qu’un pays qui s’endette trop s’appauvrit et devient vulnérable. J’ai envie de citer Pierre Mendès France, qui disait que « les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent », une maxime qu’on ne devrait pas oublier dans cette période. Le chiffre à retenir, c’est donc 115 % de dette publique : voilà ce qui pèse sur les générations futures. C’est un fardeau trop lourd ! Il faut l’alléger.

Qu’en est-il des autres pays européens  ? S’en sortent-ils mieux ou moins bien que nous  ? 

Face à la crise, tous les pays ont réagi à peu près de la même manière quand il s’agissait de préserver l’économie et la cohésion sociale. Bien sûr, il y a une différence en fonction du degré de protection sociale auquel les uns et les autres ont recours et aux choix de société qui ont été faits. Mais dans l’ensemble, les mesures telles que les prêts garantis ou les fonds de soutien sont assez répandues. Au-delà de ça, il y a la grande ombrelle collective que nous avons enfin mise en œuvre dans le cadre du plan européen de soutien face à la crise du Covid. J’ajoute qu’il ne faut pas retirer ces mesures trop brutalement non plus. Tant que la situation sanitaire demeure incertaine, l’État doit rester ce qu’il a été pendant cette période, c’est-à-dire l’assureur en dernier ressort de nos sociétés. 

Peut-être, en France, notre dispositif s’est-il mis en place de manière un peu plus généreuse. Dans un rapport que j’avais remis en juin dernier au président de la République et au Premier ministre, j’avais plaidé pour un retrait progressif des dispositifs d’aides et une sortie du « quoi qu’il en coûte » et je continue de penser qu’il faut le maintenir là où c’est nécessaire, interrompre ce qui n’est plus indispensable et contrôler partout où ça peut l’être. Car il y a des secteurs de notre action publique où nous dépensons beaucoup plus que nos partenaires européens, en particulier pour certains services publics qui ne démontrent pas pour autant un surcroît d’efficacité et de performance à la hauteur du surcroît de dépense.

Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, ancien Commissaire européen et ancien ministre de l’Économie (Crédits : Alexandros Michailidis, Shutterstock)

Vous qui avez été ministre des Affaires européennes et commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires, à la Fiscalité et à l’Union douanière, l’Union européenne vous a-t-elle semblé à la hauteur des enjeux que nous traversons ? Quels ont été les éventuels manquements et comment peuvent-ils être améliorés ?

Cette crise a été une mutation aussi pour l’Union européenne, une mutation positive. On dit toujours, formule de Jean Monnet mille fois rabâchée, que « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des réponses apportées à ces crises ». C’est plus vrai que jamais. On peut toujours faire des reproches à l’Europe, qui est trop lente pour prendre des décisions, parfois hésitante et parfois divisée, mais je pense que dans le contexte, on peut quand même se féliciter de la riposte européenne. 

D’abord, une politique européenne de santé s’est progressivement mise en place. Elle n’était pas dans les compétences de l’Union et n’existait pas auparavant, mais elle s’est déployée avec pragmatisme. Ainsi, la Commission européenne a commandé des vaccins en masse, ce qui a permis à l’Europe d’être parmi les zones de la planète les plus vaccinées alors qu’elle était par ailleurs la plus touchée. Si aujourd’hui nous parvenons à faire face à des vagues successives extrêmement violentes de la pandémie avec le variant Omicron, notamment, c’est parce que nos populations sont bien vaccinées. Elles pourraient l’être encore plus, mais elles le sont beaucoup mieux que dans d’autres zones de la planète et c’est dû à une politique de commande et d’évaluation européenne de la situation sanitaire. La montée en puissance de l’Agence européenne du médicament a joué son rôle dans la validation des vaccins. 

Ensuite, l’Union européenne a surtout franchi un pas dans ses politiques économiques et budgétaires : pour la première fois de son histoire, elle a mis en œuvre un grand plan européen de dettes publiques mutualisées avec une politique de solidarité. Un grand emprunt européen de 750 milliards d’euros est en train de se déployer, avec un plan de dépense qui est d’abord ciblé vers ceux qui en ont davantage besoin, l’Italie étant le premier bénéficiaire. Ce qui est nouveau également, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de prêts, puisque ce sont des subventions qui sont mises en place. Si l’Europe n’avait pas été au rendez-vous, si elle n’avait pas su développer ce nouvel arc de politiques publiques, alors la crise aurait été bien pire. 

Toute la question est de savoir si ces choix politiques nouveaux sont ce que l’on appelle dans le langage bruxellois un « one-off », quelque chose que l’on fait une fois pour une période de crise exceptionnelle, ou si nous sommes capables de déployer cela dans l’avenir. Ma conviction, c’est qu’il va falloir pérenniser un budget européen plus important et modifier nos règles budgétaires communes, qui ne sont plus adaptées, en l’état, à la situation que nous connaissons.

En France, quelles sont, selon vous, les réformes qui ne peuvent pas attendre pour préserver nos finances publiques ?

Pour que l’on comprenne bien la position de la Cour des comptes, il faut rappeler que nous sommes une institution dont les constats sont étayés par des travaux au long cours permettant d’établir des diagnostics précis sur l’état des lieux des politiques publiques. Je ne crois ni au gouvernement des juges ni à celui des experts. Mon rôle n’est donc pas de juger ni d’imposer. Je souhaite livrer des diagnostics, faire des propositions et laisser ensuite aux décideurs le choix et la mise en œuvre de ces recommandations. 

J’ai ainsi lancé une série de notes, avant la campagne, sur les enjeux structurels pour l’avenir : il s’agit notamment de l’école, de la justice, de la politique industrielle, de l’emploi des jeunes, de la culture ou de l’éducation. L’idée est de se demander de quoi nous avons besoin pour que nos politiques publiques soient plus efficaces, moins coûteuses, plus performantes et tout aussi justes, si ce n’est plus. Voilà ce qu’est la démarche de la Cour. Par exemple – c’est le sujet de l’une des notes – en matière de choix de production électrique, des décisions sont à prendre ces cinq prochaines années pour ne pas être confrontés à des phénomènes de pénurie. Nous avons aussi identifié un certain nombre de problèmes en termes de ressources humaines dans la sphère publique. Autre exemple, dans la police nationale, la réalité est la suivante : alors que 10 milliards sont consacrés à la masse salariale, le taux de présence des policiers sur le terrain est de 37 % et il est en baisse depuis 10 ans. Si l’on veut éviter le populisme, il faut partir des réalités pour mettre en place des politiques qui répondent aux exigences des citoyens. Je pense vraiment que l’on peut réaliser des économies en réformant, sans jamais tomber dans l’austérité.

Les enjeux industriels ont été notamment mis en lumière pendant l’épidémie. Est-ce que dans un pays développé comme le nôtre, où beaucoup d’usines ont été délocalisées, une réindustrialisation est possible ?

Je parlais du désordre des comptes comme le signe des nations qui s’abandonnent en citant Pierre Mendès France. Je pense qu’un pays qui délaisse son industrie est un pays qui délaisse progressivement sa souveraineté, qui s’interdit de peser sur la scène mondiale. La désindustrialisation française est une réalité, à l’œuvre partout ou presque en Europe et plus marquée encore en France qu’ailleurs. La part de notre industrie, de l’ordre de 11 % du PIB, est incontestablement trop faible. Est-ce une fatalité ? Non, absolument pas. D’ailleurs j’observe que depuis 2017, c’est-à-dire avant la pandémie, nous avons cessé – et heureusement – de perdre des emplois industriels et qu’aujourd’hui, l’industrie française crée à nouveau plus d’emplois qu’elle n’en détruit. Mais ça signifie également qu’il y a des efforts de compétitivité à faire. 

Il faut muscler nos instruments de politique industrielle et les cibler, rassembler les acteurs, territorialiser cette politique et aussi être capable de déployer à l’échelle européenne des instruments de concurrence, de politiques publiques, qui permettent d’être présents dans des industries du futur (renforcer le numérique et l’écologie, devenus des composants majeurs de la politique industrielle). Mais il nous faut également être présents dans les enjeux de souveraineté, là où la pandémie a montré que nous avions trop baissé la garde et que nous étions trop dépendants d’acteurs extérieurs à l’Union européenne. Je crois qu’il est possible de redresser notre industrie. Nous ne retrouverons pas le modèle des Trente Glorieuses, le XXe siècle est derrière nous. Mais arrêter le déclin, mieux nous positionner, déployer des instruments efficaces, retrouver du leadership dans la production, je crois que c’est possible et je me réjouis que ces enjeux soient présents dans la campagne. Ils devraient même être prédominants !

Avez-vous justement le sentiment que ces sujets économiques et sociaux, qui sont centraux, sont effacés par des thématiques sécuritaires et identitaires dans cette campagne présidentielle ? La perte de terrain des partis traditionnels entraîne-t-elle un affaissement du débat politique ?

Les partis politiques concourent à l’expression du suffrage, ils ont une vocation constitutionnelle éminente et l’affaiblissement des partis est à mon sens toujours une perte de substance pour le débat démocratique. Je le regrette, mais c’est à eux d’avoir le niveau et de se mettre au travail pour, à nouveau, convaincre les électeurs ! C’est aussi à ça que sert une période électorale. 

Pour répondre à votre première question, je reste un citoyen curieux de la politique, c’est un sujet sur lequel je lis et je réfléchis. Je vois la place croissante de l’émotion par rapport au raisonnement, je vois le caractère obsessionnel pris par la question de l’immigration dans les débats. Je suis sensible à ces dérives. Je suis moi-même issu d’une immigration récente puisque, lorsque je suis né, mon père était encore apatride. Mes deux parents étaient d’origine étrangère. Je continue à croire profondément au rôle intégrateur – plutôt qu’assimilateur (il ne s’agit pas d’effacer ses origines, mais de les dépasser) – de la République.  Mais je n’ignore pas non plus ce que sont les difficultés dans les banlieues, les erreurs et les fractures. 

Ces débats ne doivent pas être évités, ce sont des débats sérieux, des débats indispensables. Ils ne doivent toutefois pas effacer tous les autres. Ce serait une dynamique extrêmement dangereuse et pernicieuse. Il nous faut revenir aux fondamentaux, car encore une fois, ce sont les questions économiques et sociales qui finissent toujours par être déterminantes, et qui permettent, elles, de créer les meilleures conditions pour l’intégration. C’est la raison pour laquelle le débat sur la dette publique n’est pas un débat technique, mais un débat de société. Maîtriser notre dette, c’est retrouver notre indépendance, c’est éviter de léguer aux générations qui arrivent un véritable fardeau qui les ligote dans leurs choix. 

Pour finir, dans votre dernier ouvrage, Dans ce clair-obscur surgissent les monstres, paru en 2018 chez Plon, vous évoquiez la nouvelle donne incarnée par Emmanuel Macron et estimiez qu’en 2017, le populisme avait perdu une bataille, mais pas la guerre. Quel est votre sentiment aujourd’hui, l’heure de la revanche des populistes est-elle venue ?

Je vais encore être prudent, par respect pour mon devoir d’impartialité et d’indépendance en tant que président de la Cour des comptes. Ce que l’on peut dire, c’est que par rapport à 2017 et en sortant du cadre français, on est obligés de constater qu’à l’échelle de la planète, ce n’est pas la démocratie, mais l’autoritarisme qui progresse. Nous continuons de vivre sa poussée, pas seulement en Russie ou en Chine, mais aussi aux États-Unis, où Donald Trump a certes été défait, mais où les démons de la division, de la violence et de la fragmentation sont loin d’être exclus.

Nos démocraties sont fragiles et ce raisonnement vaut aussi pour la France, un pays tendu, un pays à mon sens plus malheureux qu’il ne devrait l’être. Mais s’il l’est, c’est qu’il y a une explication, à laquelle il faut trouver des remèdes. Je suis optimiste, je ne crois pas que la France choisira en 2022 une solution populiste d’extrême droite, mais je constate aussi que le total des votes qui sont prêtés aux candidats de cette tendance est élevé, que le degré d’exaspération est fort, que la société est extrêmement crispée. Je crois que l’enjeu de cette élection n’est pas seulement de savoir qui l’emportera, mais aussi comment on peut rassurer, rassembler, redonner un sens collectif à la France et aux Français.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.