L'Afrique face au défi de l'indépendance alimentaire
Changement climatique, crise sécuritaire, impacts logistiques et inflationnistes de la pandémie de Covid-19 : voilà des mois que l’Afrique est confrontée à un contexte inquiétant pour sa croissance. L’entrée en guerre de la Russie et de l’Ukraine, principaux exportateurs de céréales et de phosphate sur le continent, a relancé le débat sur son indépendance alimentaire.
Par Laurence Soustras
Abebe Aemro Sélassié est très inquiet. Face à la crise alimentaire qui menace le continent africain, le directeur du département Afrique au Fonds monétaire international (FMI), prévient en conférence de presse : « Ce choc sur le marché mondial des matières premières va ajouter de l’inflation, frapper les familles les plus vulnérables de la région, exacerber l’insécurité alimentaire, la pauvreté et il peut déboucher sur des tensions sociales. »
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, le 24 février dernier, la situation n’a fait qu’empirer. Ollo Sib, coordinateur au Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, en est le témoin quasi quotidien dans l’ouest de l’Afrique : « On voit déjà des changements majeurs. Les prix de certains aliments de base comme l’huile, le blé et notamment le pain, ont augmenté. On a même maintenant deux calibres de pain, avec des grammages différents pour pouvoir gérer cette hausse des prix. Le coût du transport a grimpé dans plusieurs parties de la région, ainsi que le prix de l’engrais, en hausse de près de 38 % dans les zones cotonnières au sud du Burkina Faso. Un territoire où l’engrais est particulièrement utilisé et où la Russie est la principale source d’approvisionnement. » Le constat est similaire à l’est du continent, particulièrement dans la Corne de l’Afrique, confrontée à une grave sécheresse.
« L’Afrique ne doit pas mendier »
Des importations de céréales à celles des engrais, l’Afrique redécouvre ainsi une forte dépendance étrangère de son approvisionnement alimentaire, négative pour sa croissance et dont elle refuse la fatalité.
En 2014, l’Union africaine (UA) avait lancé l’Année de l’agriculture et de la sécurité alimentaire sous le thème de la « Transformation de l’agriculture africaine pour une prospérité partagée et une amélioration des moyens d’existence ». En juin de cette année- là, les chefs d’État adoptaient la Déclaration de Malabo, qui s’engageait notamment à éradiquer la faim et à consacrer au moins 10 % des budgets nationaux à l’agriculture à l’horizon 2025. Le continent est encore loin des objectifs, mais la feuille de route a fait date. L’agenda 2063 de l’Union africaine (UA) prévoit de garantir « la sécurité alimentaire collective de l’Afrique ».
Dès le début du conflit en Ukraine, la communauté internationale s’est également mobilisée aux côtés du continent africain. La France a ainsi annoncé l’initiative Food and Agriculture Resilience Mission Initiative (FARM), en collaboration avec l’UA, l’Union européenne et le G7, qui sera basée sur un pilier commercial de solidarité et d’aide au renforcement de la production. Le président de la Banque africaine de développement (BAD) Akinwumi Adesina a annoncé une levée de fonds d’un milliard de dollars pour améliorer la productivité et la résistance des semences au climat et en a profité pour rappeler que les temps avaient changé : « Mon principe est simple : l’Afrique ne doit pas mendier. Nous devons résoudre nous-mêmes nos propres défis sans dépendre des autres. »
Une agriculture soumise au changement climatique
La désertification, l’appauvrissement des sols et la sécheresse figurent en première ligne de ces défis. Le changement climatique est devenu une réalité familière qui inquiète particulièrement les agriculteurs du continent. « Voilà quatre ans que l’on a compris que la raison de nos problèmes, c’était les semences, qui ne sont plus adaptées. Les saisons de pluie durent seulement quatre à cinq mois, contre six à huit mois auparavant. L’an passé, ceux qui avaient planté trop tôt ont vu leurs cultures faner et ont perdu le stock de semences qu’ils avaient mis en terre », raconte Glady Mwamba Ilunga, un agronome qui travaille avec plus de 4 000 agriculteurs au sud de la République démocratique du Congo (RDC).
Au fil des aléas climatiques, cette catastrophe agricole est dupliquée régulièrement dans des millions de petites exploitations familiales, très largement majoritaires sur le continent et dont la superficie est généralement inférieure à quatre hectares. Plus de 90 % de ces agriculteurs utilisent des stocks de semences prélevées des récoltes précédentes. D’où le désespoir dans certaines régions.
Dans les campagnes de Kano, au nord du Nigeria, une ville frontalière avec le Niger où la menace sécuritaire est constamment rampante, le docteur Ousmane Boucar, de l’Institut international de l’agriculture tropicale (IITA), un spécialiste de la reproduction du haricot niébé, très populaire à l’ouest du continent, confirme l’attrait des agriculteurs locaux pour ces semences : « Ils recherchent la productivité à tout prix. Ils veulent quelque chose qui leur permette de manger et de vendre du surplus de récolte. Alors, quand vous arrivez avec de meilleures semences, ils demandent : “Est-ce que je peux avoir plus de production ? Est-ce que ces semences vont résister aux maladies ?”. C’est tout ce qu’ils veulent savoir car ils ne désirent qu’une chose : survivre. »
De nouvelles semences qui divisent
Face au réchauffement climatique, les chercheurs du continent développent des semences améliorées. L’Institut international de l’agriculture tropicale a ainsi réussi des améliorations génétiques sur six variétés – la banane plantain, le manioc, le niébé, le maïs, le soja et l’igname – pour mieux les adapter aux conditions climatiques.
Dans le cadre du programme TAAT, la BAD a déployé des variétés de blé et de maïs résistantes à la chaleur en Éthiopie, au Soudan et en Afrique australe. De nombreux acteurs privés et internationaux se sont invités dans le débat en prônant une « révolution verte » qui s’appuierait sur de meilleurs intrants, des semences génétiquement modifiées et des financements, pour faire faire au continent un bond de productivité.
Pourtant, la question de ces « meilleures semences » demeure un débat en Afrique. Le bilan de l’une de ces organisations, l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), qui opère dans 13 pays, a été étudié de près par Timothy Wise, conseiller principal à l’Institut pour l’agriculture et la politique commerciale (IATP). Dans ses conclusions, l’expert notait des rendements médiocres par rapport à l’augmentation des superficies cultivées, des effets pervers sur d’autres cultures et des impacts limités sur la vie des agriculteurs locaux. Ces découvertes ont été confirmées au printemps par une évaluation des opérations d’AGRA commanditée par des donateurs internationaux. Elle fait ressortir qu’en dépit d’augmentations de rendement de certaines cultures dans au moins trois pays analysés, « AGRA n’a pas atteint son but d’améliorer les revenus et la sécurité alimentaire de neuf millions de petits exploitants agricoles sur les 10 millions ciblés par son programme ».
Pour Timothy Wise, la leçon est claire : « Cette théorie du changement de la révolution verte est biaisée à tous les niveaux. Elle consiste à dire : “Donnez aux agriculteurs ces engrais synthétiques et leurs productions vont s’accroître.” Mais il n’y a aucune preuve que cela soit le cas. Il n’y a aucune preuve non plus que les agriculteurs utilisent ces apports quand ils ne sont pas subventionnés. Ni que ceux qui les utilisent obtiennent de meilleures récoltes, vu que ces apports ne sont pas adaptés aux conditions [climatiques] africaines. »
Une recherche déconnectée de la réalité rurale ?
Les experts africains cherchent donc une adaptation plus spécifique de ces nouvelles technologies au continent, notamment par le biais de programmes participatifs de sélection végétale associant les communautés rurales. « Une fois que les agriculteurs ont choisi la semence qui leur convient le mieux, nous impliquons généralement une compagnie de semences qui va les multiplier et les vendre. Mais certaines variétés de légumineuses n’intéressent pas ces sociétés. Nous nous tournons donc vers des reproducteurs de semences locaux au sein des communautés rurales », explique le docteur Ousmane Boucar.
Malgré la méfiance de certaines communautés, l’espoir que la science et l’approche écologique traditionnelle, prônée dans de nombreuses régions rurales en Afrique, opèrent une synthèse est très perceptible. Mais, comme le souligne Glady Mwamba Ilunga, « il y a toujours ce problème entre ce que fait la recherche et la situation en milieu rural. Je pense qu’il y a cette idée d’imposer ce qu’a trouvé la recherche, alors que ça ne répond pas aux vrais problèmes des paysans. Un jour, ils sont arrivés avec des haricots biofortifiés qu’ils voulaient produire dans la zone, alors que la consommation locale, c’est le niébé. [...] La première saison, les gens ont cultivé le haricot, la deuxième saison, c’était fini. »
Pendant ce temps, l’irrigation est toujours un objectif primordial, mais négligé, qui ne mobilise pas unanimement tout le continent, malgré d’excellents résultats dans certaines zones. Elle est pourtant une urgence. « Au Sahel, avec les conditions climatiques, la dégradation des écosystèmes qui sont déjà fragiles, l’accès à la terre devient un problème. Il faut donc se demander comment investir dans des programmes de réhabilitation des terres, des points d’eau, pour recréer des écosystèmes où cette petite agriculture va continuer à fonctionner malgré un environnement difficile. De toute façon, ces populations ne pourront pas bouger, elles sont appelées à vivre là, c’est leur terroir, leur espace », souligne Ollo Sib.
« Beaucoup d’argent pourrait être gaspillé »
De l’autre côté du continent, Wandile Sihlobo, économiste en chef à la Chambre d’agriculture d’Afrique du Sud fait le compte des handicaps de l’Afrique : « C’est le bon moment pour l’Afrique d’augmenter sa production agricole, mais elle fait encore face à ses contraintes de production, avec un manque d’accès non seulement à des semences de qualité, mais aussi à des engrais. L’Afrique n’utilise que 17 kilos par hectares contre 100 kilos dans les pays développés. »
Faute de moyens, les méthodes agro-écologiques demeurent majoritaires et les recettes d’engrais sur les réseaux sociaux entraînent des discussions passionnées sur les forums. Tandis que les jeunes agriculteurs somaliens se forment, à l’aide de vidéos glanées sur internet, à la culture des légumes en serre, les agronomes et agriculteurs congolais s’inspirent d’engrais à base de plantes comme le tithonia et le mimosa.
Les industriels commencent toutefois à se mobiliser pour trouver des relais aux importations : le milliardaire nigérian Aliko Dangote, première fortune africaine, vient de faire construire à Lagos une usine d’urée pour plus de 2,5 milliards de dollars, qui fait face à une demande décuplée depuis le début de la guerre en Ukraine. Il envisage l’acquisition de licences minières au Sénégal ou en RDC pour produire le phosphate nécessaire à son expansion. « Une fois la productivité assurée, le prochain défi sera le commerce agricole interafricain, qui ne représente que 24 milliards de dollars contre 85 milliards de dollars de produits importés », reprend Wandile Sihlobo.
Dans la balance : le succès de l’industrie de transformation des matières premières africaines. La levée des barrières douanières, après l’entrée en application l’an dernier du traité de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), lui promet un bel avenir commercial. Des milliers de petits producteurs agroalimentaires se sont déjà en mis en quête de débouchés dans les pays avoisinants. Reste le problème des infrastructures, dont les chantiers ont été ralentis lors de la pandémie, avertit Wandile Sihlobo : « En fin de compte, il s’agit de faire bouger des marchandises entre Johannesburg et Lagos, par exemple. Si les routes et les lignes de chemins de fer sont mauvaises et que les ports ne fonctionnent pas efficacement, les marchandises continueront de partir là où c’est le moins cher, comme au Japon. »
Depuis Accra, au Ghana, l’économiste John Asafu-Adjaye, responsable de la recherche au Centre africain de la transformation économique, insiste sur une condition moins visible : « Ce qui est indispensable et que je ne vois pas beaucoup, ce sont les réformes institutionnelles et les politiques qui vont délivrer tous ces plans. Beaucoup d’argent pourrait finir gaspillé si les problèmes d’inefficacité et de gouvernance, notamment de corruption, ne sont pas traités. » Et de citer un exemple dramatique, celui des engrais subventionnés par l’État. Des études ont montré qu’au lieu d’être distribués aux agriculteurs les plus démunis, ils étaient souvent revendus sur les marchés locaux. L’insécurité alimentaire ne vient pas toujours de l’extérieur.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.