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Dette, climat, agriculture... L'Afrique est-elle le marché de demain ?

Forte de sa diversité, de sa croissance et de sa démographie dynamique, l’Afrique est souvent dépeinte comme le « marché de demain ». Mais la crise du Covid-19, puis la guerre en Ukraine, ont mis en lumière la forte dépendance du continent aux importations étrangères et plongé l’Afrique subsaharienne dans sa première récession depuis 25 ans. Comment relancer l’économie africaine ? Quelles nouvelles chaînes de valeur faut-il créer ? Et quel doit être le rôle de l’aide publique au développement dans ce processus ? Pour répondre à ces questions, Émile a réuni deux figures des grands bailleurs de fonds internationaux, Rémy Rioux (promo 93), directeur général de l’Agence française de développement, et Albert G. Zeufack, économiste camerounais en charge de l’Afrique à la Banque mondiale. Entretien croisé sur les sujets qui fâchent et les réformes qui réconcilient.

Par Louis Chahuneau, Sandra Elouarghi et Camille Ibos

Le directeur général de l’Agence française de développement, Rémy Rioux (Crédits : DR).

Rémy Rioux, vous êtes directeur général de l’AFD depuis 2016. En 2017, Emmanuel Macron annonçait dans le discours de Ouagadougou vouloir un nouveau partenariat avec l’Afrique. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?

Rémy Rioux  : Ce nouveau partenariat permet de prendre toute la mesure de l’Afrique et, ensuite, d’aligner le fonctionnement de nos institutions avec cette réalité. Avant l’élection de 2017, nous avions proposé, à l’AFD, le concept de « Tout-Afrique », qui traduit d’abord l’idée qu’il faut arrêter de couper le continent en morceaux et plutôt le considérer dans son ensemble, à l’image de l’Union africaine qui le gouverne. Emmanuel Macron est venu donner une impulsion forte au renouvellement de notre partenariat avec l’Afrique, qui a permis un renforcement historique des moyens alloués par la France au financement du développement. Cette vision, le président l’a également portée au niveau européen, avec l’organisation d’un sommet UE-UA en février 2022. Aujourd’hui, en termes d’économie et de démographie, l’Afrique a au moins le poids de l’Inde. Géographiquement, c’est un continent plus grand que la Chine, les États-Unis et toute l’Europe réunis. Loin de certaines conceptions misérabilistes, le marché africain est sans doute le marché de demain et il faut y réévaluer à présent notre appréciation des risques. Voilà ce que j’appelle prendre la mesure de « l’Afrique-monde » dont parle l’historien Achille Mbembe.

Albert G. Zeufack, économiste camerounais en charge de l’Afrique à la Banque mondiale (Crédits : DR).

Ce partenariat renouvelé semblait d’autant plus nécessaire que le modèle traditionnel d’aide au développement a pu être qualifié de « paternaliste » par les pays concernés. Albert Zeufack, vous travaillez à la Banque mondiale depuis 1997 et êtes depuis 2016 son économiste en chef pour la région Afrique. Comprenez-vous cette réaction ?

Albert Zeufack  : La notion selon laquelle la vie des Africains dépend de l’aide publique au développement est paternaliste et, plus encore, déresponsabilisante. En outre, elle n’est pas étayée par les chiffres. Les flux nets vers l’Afrique sont négatifs, ce qui signifie qu’elle donne au monde plus qu’elle ne reçoit. Les envois de fonds, sur le continent, par la diaspora africaine, sont désormais plus importants que l’aide publique au développement. Les agences de développement se tournent donc désormais vers la création d’emplois et la transformation économique des pays africains. Elles s’efforcent par ailleurs de soutenir davantage le type d’investissements qui créent un environnement propice au développement du secteur privé – comme l’électricité, la connectivité numérique, les routes, les chemins de fer, les ports et les aéroports. La relation donateur-bénéficiaire doit être transformée en un partenariat fondé sur le respect mutuel et la responsabilité.

Rémy Rioux, faites-vous une observation similaire de l’évolution du monde du développement ?

R. R.  : Jusqu’en 2015, celui-ci était conçu à partir du seul indicateur de l’Indice de développement humain (IDH), à savoir richesse, éducation et santé. Dans ce monde simplifié et donc rassurant, on distinguait d’un côté les pays « développés » et de l’autre, ceux que l’on appelait poliment « en développement ». L’AFD et les autres agences de développement y opéraient dans une logique redistributive, et passablement verticale, dans l’idée de « rattraper » des décalages par la répartition des richesses du nord vers les pays du sud. C’était un monde très simple et aussi un peu brutal, du point de vue économique comme du point de vue symbolique. Heureusement, depuis l’Accord de Paris, une nouvelle dimension s’est ajoutée à notre vision du monde : l’empreinte écologique, qu’on peut résumer aux émissions de carbone, pour aller vite. On s’aperçoit alors que, là où les pays « en développement », en particulier en Afrique, émettaient relativement peu, ceux à fort IDH suivaient un modèle de développement insoutenable. Les acteurs du développement opèrent depuis 2015 dans une logique nouvelle, partenariale : les transferts financiers nord-sud existent toujours, mais nous sommes désormais à l’écoute des solutions basées sur des savoirs ancestraux et des innovations locales se trouvant dans les pays du sud. Cela dans le but de définir un équilibre entre prospérité et durabilité applicable dans le monde entier, puisque nous sommes tous en développement !

Cette empreinte écologique que vous évoquez fait écho aux conséquences toujours plus fortes du réchauffement climatique en Afrique. Doit-elle et peut-elle se poser en leader de la transition écologique ?

A. Z.  : L’Afrique subit de plein fouet le changement climatique alors qu’elle y a peu contribué. Toutefois, elle peut aussi le considérer comme une opportunité de transformer son économie et de créer des emplois. C’est pourquoi l’adaptation à cette nouvelle réalité doit être au centre des politiques économiques des pays africains. Cette opportunité est aussi la raison pour laquelle le groupe de la Banque mondiale est le premier financeur de l’action climatique dans les pays en développement – plus de 26 milliards de dollars pour la seule année 2021 –, ce qui représente plus de la moitié du financement multilatéral du climat dans les pays en développement. En juin 2021, la Banque mondiale a par ailleurs publié son deuxième plan d’action sur le changement climatique (2021-25), qui vise à consacrer 35 % de son financement global au financement climatique, en moyenne, sur les cinq années du plan d’action. Au niveau de l’Afrique, la priorité est de soutenir un petit groupe de pays à fortes émissions dans leur transition vers une économie à faibles émissions, par exemple en arrêtant la production de charbon. Les pays les plus pauvres du monde, qui représentent moins d’un dixième des émissions mondiales, devront de leur côté pouvoir compter sur un soutien afin d’investir dans des énergies propres à grande échelle et d’atteindre leurs objectifs d’accès à l’énergie sans s’enfermer dans des infrastructures polluantes. Nous savons néanmoins que certains impacts climatiques sont désormais inévitables et que tous les pays devront investir dans l’adaptation et la résilience. Et pour cela, même avec les objectifs ambitieux de la Banque mondiale, un déficit de financement considérable subsiste. Outre les institutions bilatérales et multilatérales, les secteurs privé et public auront aussi un rôle essentiel à jouer dans le financement de cette transition.

R. R. : De mon côté, je ne dirais pas que l’Afrique « doit » être leader de cette transition. Dans ce domaine-là – et c’est tout l’enjeu des questions de justice climatique –, l’Afrique est d’abord la victime des modèles de développement extractifs qui ont prévalu jusqu’à présent. Je pense toutefois qu’elle peut apporter beaucoup, notamment au sein des COPs, en particulier montrer qu’il faut réconcilier le climat et le social pour réussir, et que la lutte contre le réchauffement climatique ne se fera pas sans prendre en compte les besoins d’accès aux services sociaux de base des populations. Ce signal très fort de passage du « tout climat » à « objectifs de développement durable » vient d’Afrique et sera certainement plus puissant encore lors de la COP28, qui aura lieu en cette fin d’année à Sharm el-Sheikh, en Égypte.

Comment combiner cette transition écologique avec la brûlante question de la famine, redoutée depuis le début de la guerre en Ukraine ?

R. R.  : L’Afrique souffre actuellement d’une conjonction de mauvais facteurs, qui conduisent à une forte inflation. Au Sahel, par exemple – région qui a connu une très bonne croissance économique ces 10 dernières années –, les pluies, et donc les récoltes, sont moins bonnes depuis deux ans. Cette mauvaise conjoncture et les désordres dans les chaînes de valeurs globalisées posent le sujet de la souveraineté alimentaire. À titre d’exemple, le Sénégal importe à ce jour 90 % de sa consommation de riz. Les crises comme celles que nous vivons sont l’occasion de souligner la nécessité de revenir à des chaînes de valeur plus courtes. En Afrique, cela passe par des initiatives comme la Grande muraille verte portée par l’Union africaine et le Fonds international de développement agricole (FIDA) au Sahara et au Sahel, ou encore par la réhabilitation de céréales traditionnelles mieux adaptées aux terroirs et climats locaux.

 A. Z.  : L’Afrique subsaharienne ne produit en effet pas assez pour nourrir sa population. Elle est donc une grande importatrice de denrées alimentaires. L’insécurité alimentaire, croissante dans la région du fait de l’étroitesse des marchés mondiaux et de la flambée des prix, pourrait de plus entraîner des troubles sociaux et des conséquences politiques néfastes. Je vois, contre cela, quatre grandes catégories de politiques que les gouvernements africains et leurs partenaires devront envisager. La première est le commerce : les décideurs politiques doivent garantir la poursuite du commerce alimentaire transfrontalier, en supprimant ou en évitant d’imposer de nouvelles interdictions ou de nouvelles taxes sur les exportations et importations. Ils peuvent également travailler au développement des chaînes d’approvisionnement alimentaires nationales et régionales afin de trouver une place dans les chaînes de valeurs mondiales. Une troisième action pourra être un renforcement des programmes de « filets de sécurité » à destination des personnes les plus vulnérables, afin de protéger le pouvoir d’achat des ménages pauvres et leur accès à la nourriture. Enfin, une amélioration de la productivité agricole durable reste, évidemment, la principale voie pour augmenter la production alimentaire, tout en renforçant la résilience face aux crises.

En dehors de la crise climatique et de la famine, la crise du Covid-19 a mis en évidence une autre question sur le continent africain : le poids de la dette publique…

R. R.  : On croit souvent, en Europe, que l’Afrique est très endettée, mais ce n’est pas du tout le cas ! C’est même la région du monde qui porte globalement le moins de dette : de l’ordre de 30 % du PIB, quand vous additionnez dette privée et dette publique. Le problème, c’est le déséquilibre entre l’excès de dette publique contractée par les gouvernements et le manque d’endettement privé, ce qui est pourtant indispensable pour financer les économies et créer de la valeur dans la durée.

Ne partagez-vous donc pas le contexte d’inquiétude croissante sur l’endettement des pays africains, vis-à-vis de la Chine, par exemple ?

R. R. : Je les partage, bien sûr, compte tenu des déséquilibres dette publique/dette privée, mais aussi de la diversification des prêteurs. Le début des années 2000 et les grandes initiatives d’annulation de la dette africaine ont créé un nouvel espace pour l’endettement, dans lequel s’est notamment insérée la Chine. Il nous faut donc inventer à présent de nouveaux cadres efficaces pour restructurer toutes les dettes publiques, mais aussi certaines dettes contractées auprès d’acteurs privés ! Le Covid-19 n’a pas aidé en ce sens, mais je suis optimiste et je crois que les pays qui auront besoin d’un traitement de leur dette l’obtiendront, au même titre que nous avons déjà assisté à un effort de suspension du versement d’intérêt pendant la pandémie. Car le temps est désormais à la relance économique, qui doit se faire par le financement d’investissements massifs à la hauteur des enjeux de développement durable du continent. Nous y travaillons, avec tous nos partenaires multilatéraux, européens, africains, en défendant le rôle crucial que peuvent jouer, au-delà de la restructuration des dettes, les banques publiques de développement du continent, au sein du mouvement Finance en commun, qui les réunit toutes.

A. Z. : Le ratio médian dette/PIB en Afrique subsaharienne est élevé, à 61 % en 2021, contre 57 % du PIB en 2019. Au cours de la dernière décennie, les pays d’Afrique subsaharienne sont passés d’une dépendance à l’égard de la dette multilatérale à une autre envers les marchés financiers internationaux, pour financer par emprunt de grands projets d’infrastructure. Cette dette envers les créanciers bilatéraux et privés a été la principale raison de l’accumulation. Sa viabilité est un sérieux sujet de préoccupation, notamment en raison de l’inadéquation des mécanismes existants de traitement de la dette. Si l’initiative de suspension du service de la dette a permis de dégager un montant limité de ressources pour certains des pays éligibles de la région, le changement de paysage des créanciers a rendu difficiles leur coordination et leur participation à tous. Des améliorations de ce mécanisme sont désormais nécessaires pour éviter une grande vague de crise de la dette parmi les pays en développement.

Face à toutes ces problématiques, quelle peut être, Albert Zeufack, la place du secteur privé ?

A. Z. : Le contexte unique de l’Afrique, sa vulnérabilité au changement climatique, sa dépendance au secteur primaire et son faible niveau de développement représentent un grand défi, mais aussi une incroyable opportunité pour le secteur privé. Plus de 12 millions de personnes entrent dans la vie active chaque année en Afrique subsaharienne et une grande partie de ces emplois devra être créée dans le secteur privé pour assurer la protection sociale de la population et éradiquer la pauvreté. Par ailleurs, l’Afrique subsaharienne doit également passer d’un modèle de dépendance excessive aux ressources extractives, au développement de chaînes de valeurs régionales, ce qui nécessite l’industrialisation du secteur des ressources. L’industrie du diamant en Afrique australe est un bon exemple : les diamants de Namibie, qui étaient exportés à Londres pour y être transformés, sont désormais traités au Botswana avant d’entrer sur le marché mondial. Finalement, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), entrée en vigueur début 2021, pourra offrir aux investisseurs la possibilité d’exploiter le mécanisme des économies d’échelle [réduction du coût du produit par l’augmentation de l’échelle de production, NDLR] rendu possible par la croissance démographique puisque, d’ici à 2100, l’Afrique devrait héberger plus de la moitié de la population mondiale !

En 2017, seuls 16 % des échanges commerciaux des pays africains se faisaient avec d’autres pays du continent. Comment la ZLECA peut-elle faire progresser le commerce intérieur de l’Afrique ?

A. Z. : Les perturbations du commerce mondial dues à la pandémie et, plus récemment, à la crise russo-ukrainienne, ont renforcé la nécessité de stimuler le commerce intra-africain et l’intégration économique africaine. La ZLECA, qui est la plus grande zone de libre-échange au monde en termes d’adhésion, représente un marché de 1,3 milliard de personnes pour un PIB de 3,4 mille milliards de dollars. Des études récentes de la Banque mondiale ont prouvé que de sa mise en œuvre réussie résulterait un gain de 4,6 points de qualité de vie et que cela permettrait d’accroître de 211 milliards de dollars la production de l’Afrique, notamment dans les services, l’industrie manufacturière et les ressources naturelles. Enfin, la mise en œuvre complète de cette ZLECA créerait de meilleures opportunités, pour les travailleurs non qualifiés et les femmes.  


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.