François Hollande et Camille Étienne : aux racines de l’engagement
Dialogue entre deux personnalités emblématiques de « l’engagement » à gauche, deux générations passées par la rue Saint-Guillaume à quatre décennies de distance. Jeune syndicaliste devenu président de la République (de 2012 à 2017), François Hollande est aujourd’hui à la tête de la fondation La France s’engage. Camille Étienne, activiste sur les enjeux de justice sociale et climatique (elle est notamment l’auteure de Pour un soulèvement écologique. Dépasser notre impuissance, Seuil, 2023), incarne une nouvelle manière de s’engager dans le débat public. Émile les a réunis pour la première fois.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Maïna Marjany et Anna Riolacci
Photos Manuel Braun
François Hollande, au cours d’une précédente interview, en 2019, nous vous avions demandé quel type d’étudiant vous étiez à Sciences Po et vous nous aviez répondu : « J’étais déjà un étudiant engagé. » Vous étiez notamment membre, puis président de la section de l’UNEF à l’école. Quel a été le déclic de votre engagement ? Quelles causes vous animaient ?
François Hollande : Je suis d’une génération où l’engagement était particulièrement virulent, fondé sur les secousses que Mai 68 pouvait encore produire sept ans après. J’avais envie à la fois de changer la vie des étudiants à Sciences Po et celle de beaucoup d’autres Français à travers l’avènement d’une victoire politique de la gauche. Elle paraissait possible et est d’ailleurs arrivée en 1981, plus tôt que ce que nous avions imaginé.
Le contexte était différent de celui d’aujourd’hui, puisque nous étions dans une économie de croissance, il y avait une espèce de confiance dans le progrès, y compris le progrès social, qui nous paraissait inéluctable. Toutefois, les enjeux environnementaux commençaient doucement à émerger. Dès les années 1970, le Club de Rome ou encore la Lettre Mansholt [le 9 février 1972, le social-démocrate néerlandais Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne chargé de l’agriculture, écrit au président de la Commission que l’Europe doit, en urgence, engager une politique écologique fondée sur la décroissance de l’économie, NDLR] faisait déjà apparaître que les ressources de la planète étaient limitées et qu’il y avait une confiance dans la croissance qui n’était plus de mise. Cela avait donné naissance au concept de croissance zéro, qui avait surpris, car on était alors dans une phase d’expansion avec les Trente Glorieuses ! Les questions écologiques apparaissaient donc, mais sans être véritablement traduites politiquement, même s’il y avait eu la candidature de René Dumont, en 1974.
Camille Étienne, l’environnement dans lequel vous avez grandi vous a sensibilisée aux enjeux climatiques. Pourtant, cela n’a pas été votre premier engagement. Quel a été votre déclic ? Qu’est-ce qui vous anime dans les combats que vous menez ?
Camille Étienne : En réalité, si je me suis engagée, c’est surtout parce que le réel m’était insupportable. C’était viscéral. Je pense que les sentiments d’injustice nous paraissent encore plus intenses quand on est enfant et c’est important de préserver cela.
Mon premier engagement portait sur la délinquance juvénile et l’enfermement. Le déclic a eu lieu lorsque j’étais en stage chez une juge pour enfants. Dans un premier temps, on voyait les dossiers d’enfants, violés ou battus par leurs parents, qui étaient classés dans la pile des enfants à placer à l’ASE [l’Aide sociale à l’enfance, NDLR]. Puis, ils revenaient dans la pile des dossiers d’enfants dits déviants, qui étaient ensuite placés dans des sortes de prisons pour mineurs. Ça m’a toujours fascinée, cette manière archaïque d’enfermer les problèmes en dehors de la société. Mon interrogation profonde portait sur la responsabilité collective, l’échec collectif qui se traduisait dans ces parcours individuels. Avant d’être environnemental, mon engagement est donc profondément social. C’est d’ailleurs pour cela qu’à Sciences Po, j’ai présidé l’antenne d’Amnesty International et que j’ai travaillé sur les questions de migrations, notamment.
Ensuite, l’environnement est venu par nécessité. En montagne, le rapport au temps est beaucoup plus présent, parce qu’on vit avec les saisons, ce qui donne une humilité de fait. Et cette urgence environnementale est une question de temporalité : comment répondre à l’urgence d’arrêter un emballement climatique en ne s’excluant pas de notre héritage et en préservant un territoire donné comme un héritage ? Quand j’étais petite, j’observais les neiges éternelles, les mêmes que mes grand-mères et arrière-grand-mères avaient vues avant moi et prises en photo. Aujourd’hui, ces neiges fondent. Aucune autre génération n’avait vu cela avant la mienne ! Je ne voulais pas être la génération du deuil, et c’est avec ce mal-être que j’ai commencé à m’engager.
Vous qui êtes tous les deux passés par Sciences Po à des époques différentes, comment qualifieriez-vous l’engagement des étudiants de l’école ?
C. E. : Je dirais qu’il n’était pas si important que ce qu’on aurait pu imaginer. En arrivant à Sciences Po, j’ai vu une vraie déconnexion avec les enjeux de préservation de la vie sur terre. C’était quand même étonnant que ces personnes qui allaient diriger notre pays puissent avoir aussi peu conscience du fait que les actions prises aujourd’hui nous engagent sur un temps long. Par exemple, l’association environnementale à Sciences Po est composée de personnes formidables, mais on était quand même cantonnés à faire quelques conférences et à avoir un compost nommé Greta dans le jardin. C’est très drôle, mais je crois que nous n’avions pas assez politisé cet engagement. Cela restait un engagement annexe à un engagement intellectuel. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, c’est important aussi de connaître le monde avant de décider ou de donner son avis sur celui-ci. Mais mon engagement est né plutôt en dehors de Sciences Po. Peut-être que c’est en train de changer ! D’autant que nous avons du temps libre et que nous sommes encouragés à être engagés, ce qui est rare, peu d’écoles valorisent cela.
F. H. : À Sciences Po, il y avait un débat intellectuel, mais finalement assez peu de militantisme actif. Je faisais sans doute partie de cette petite minorité qui faisait preuve d’un engagement syndical. Peut-être parce que les convictions ne s’étaient pas encore établies ? Peut-être aussi qu’il y avait une forme de conformisme ou, déjà, une peur d’un avenir professionnel difficile ? Concernant les causes fédératrices, l’environnement et l’écologie ne mobilisaient pas autant qu’aujourd’hui, faute de conscience sur la gravité d’un réchauffement que peu imaginaient déjà en cours. Les questions des droits de l’homme à l’international et des droits des femmes étaient très présentes. Nous nous manifestions également contre l’extrême droite. Contrairement à l’époque actuelle, lorsque j’étais étudiant à Sciences Po, elle ne menaçait pas d’accéder aux responsabilités, mais elle était un poison que nous voulions expulser avec le souvenir de la collaboration et celui de la guerre d’Algérie. Quand des personnalités d’extrême droite venaient, Sciences Po était bloqué. Enfin, il y avait aussi une défiance assez comparable à ce qu’on connaît aujourd’hui à l’égard de la politique, avec une remise en cause des partis, des organisations, des alliances, des appareils.
François Hollande, vous avez d’abord été syndicaliste et ensuite, vous avez adhéré au parti socialiste. Était-ce si évident pour vous, à l’époque, de s’engager en politique ?
F. H. : Je faisais de la politique et j’étais trop jeune pour penser que j’allais devenir député, et encore moins président ! Tous ceux qui clament qu’ils ont songé à être présidents dès le berceau sont des menteurs. J’étais juste conscient que les injustices étaient trop profondes, qu’il y avait trop d’archaïsme dans la société française et qu’il fallait bouger. Je ne cherchais donc pas à faire une carrière, mais je pensais que l’engagement passait par la politique et le vote. Or, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si toute transformation suppose un suffrage. Pas nécessairement. À l’époque, il y avait des luttes sociales, des luttes étudiantes importantes, des grandes manifestations… Des formes radicales qui pouvaient parfois heurter, mais un débouché dans la politique paraissait alors mécanique. Aujourd’hui, il peut y avoir des luttes, des combats, des manifestations, mais elles n’ont pas de traduction politique immédiate. Autant je pense qu’il y a une crise démocratique, autant je crois qu’il n’y a pas de crise de l’engagement. Les nouvelles générations s’impliquent plus que les précédentes, sauf qu’elles se détournent de la politique. Il faut essayer de faire bouger cela.
Camille Étienne, pourquoi avoir choisi un chemin militant et non pas politique ? Vous ne souhaitez pas, par exemple, vous présenter à des élections pour porter votre combat ?
C. E. : D’un point de vue personnel, je ne m’en sens pas capable. Je pense qu’on gagnerait tellement de vitalité dans l’espace démocratique si les gens qui ne se sentent pas tout de suite capables n’y allaient pas. J’ai besoin d’habiter le monde avant de le décider. Mais j’admire les gens qui sont capables de s’engager très jeunes dans des postes à responsabilités. Si on me demandait d’avoir des responsabilités sur les causes environnementales, je pense que j’aurais les épaules pour m’entourer des bonnes personnes, déjouer les pièges, être précise. En revanche, je suis très heureuse de ne pas avoir à donner mon avis avec des responsabilités engageantes sur des sujets comme la guerre en Ukraine ou une pandémie mondiale. J’ai d’abord besoin d’étoffer ce genre de pensée. En ce qui concerne la question environnementale, je l’ai longtemps nourrie avec cette envie brûlante et criante qu’elle rencontre le monde.
Ce que je fais est évidemment politique : je passe beaucoup de temps à rédiger des amendements pour l’Assemblée nationale, à rencontrer des ministres et des présidents. Quand on n’est pas dans un parti, on a davantage de liberté. C’est très sain, je crois, d’avoir ces formes de contre-pouvoirs qui peuvent s’extraire du temps politique. Il est fondamental de les préserver et de ne pas tomber dans l’écueil de vouloir forcément les faire rentrer dans le cadre. J’ai pu, pendant un an, m’atteler à un sujet très précis, celui des fonds marins. Quand on doit s’occuper des affaires de l’État, ce temps long n’est pas possible. Très honnêtement, pour le moment, je suis bien plus efficace ici qu’en étant députée.
À ce propos, comment utilisez-vous les réseaux sociaux comme outil de contre-pouvoir ?
C. E. : Les réseaux sociaux sont terrifiants, parce qu’ils sont puissants, mais on peut les utiliser comme un outil. Cela nous permet de massifier en quelques minutes un combat. Premier exemple, dans le cadre de la création d’un pipeline en Ouganda, des populations locales viennent nous voir en nous disant : « Qu’est-ce que TotalEnergies, entreprise française, est en train de faire à nos villages, à notre parc national, à nos éléphants, à notre avenir ? ». C’est David contre Goliath. Comment empêcher la plus grande industrie française d’aller détruire les possibilités de vie sur terre ? Deuxième exemple, des biologistes marins nous alertent sur le fait que, dans deux ans à l’époque, des bateaux vont démarrer une toute nouvelle industrie, en ouvrant les grands fonds marins à l’exploitation minière pour aller chercher du cobalt, du manganèse… Les biologistes expliquent que si on gratte ces fonds, on risque de casser le cercle biochimique de l’océan, soit sa capacité à absorber le CO2 et donc à être notre principal allié. Ce sont des combats sur des sujets très précis et qui sont des angles morts de la politique, on n’en parle pas du tout dans l’espace médiatique. Quel est notre pouvoir ? Ce n’est pas celui de l’argent, car on en a moins que nos adversaires, et ils ont des connexions avec les décisionnaires. Donc, ce qui nous reste, c’est peut-être le nombre et le fait d’être dans le sens de l’Histoire.
On utilise les réseaux sociaux pour que ce sujet devienne une préoccupation d’une partie de la jeunesse et qu’il devienne incontournable. J’essaie toujours d’être extrêmement précise sur les enjeux pour imposer un sujet dans l’opinion publique. Et on explique comment retrouver une forme de puissance. C’est excitant, car parfois, on convoque des idées qu’il y a dans d’autres pays, dans le passé, ou on invente de nouvelles formes d’interpellation. Pour le pipeline, on a réussi à retarder de quatre ans sa construction et le bouclage financier, en visant d’abord les banques. Il fallait défaire la pelote de laine pour qu’il n’y ait plus de banques françaises puis européennes qui financent, plus d’assurances, et ensuite jouer sur la réputation, voir ce qu’il se passe du point de vue des droits humains… C’est la stratégie du moustique : il peut vous empêcher de dormir toute la nuit en faisant du bruit, et c’est insupportable. Nous essayons d’être cette personne insupportable qui les fait craquer à long terme.
Je dirais que c’est en cela que les réseaux sociaux peuvent le permettre. Sur les fonds marins, nous n’avions aucune réponse du cabinet du ministère de la Mer. Mais à chaque fois qu’ils postaient quelque chose sur les réseaux, 110 000 personnes les interpellaient. Ils ont fini par accepter de nous recevoir deux minutes et se sont rendu compte qu’on était formés sur le sujet, avec un avocat qui a étudié le droit de la mer, avec une biologiste marine… On utilise différemment les compétences de chacun, de manière précise et stratégique, pour obtenir des victoires concrètes. Sur les fonds marins, il y a eu de la négociation internationale, et je n’aurais jamais pensé me retrouver deux semaines à l’ONU. À l’inverse, sur le pipeline, on a été contraints de faire preuve de davantage de désobéissance civile. C’était le moyen de contestation qui nous restait, car on ne pouvait pas négocier avec TotalEnergies, qui nous repoussait. À chaque fois, nous nous demandons quelle est la meilleure stratégie pour défaire la pelote de laine et retrouver la puissance d’en couper les fils.
François Hollande, quand vous étiez président, à quel point était-ce important d’écouter d’autres voix pour vous alerter sur certains sujets ?
F. H. : Durant ma présidence est né le processus de protection des lanceurs d’alerte dans le domaine écologique, bancaire et financier [la loi du 9 décembre 2016, dite loi Sapin II, sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, a mis en place un statut protecteur du lanceur d’alerte, NDLR]. Il y a toujours eu des aventuriers, des chercheurs, des intellectuels qui ont mis en avant des scandales, des injustices, des atteintes aux droits fondamentaux et les gouvernements ont été obligés d’y répondre. Mais, avec les réseaux sociaux, ces révélations, parfois tronquées, hélas, ont pris une force considérable.
La réflexion que je m’étais faite, bien avant d’être président, c’est que les responsables ne sont pas nécessairement informés de ce qui se passe dans leur pays, et a fortiori dans le monde. Si un tel travail n’est pas effectué par des militants du savoir, par des explorateurs de la vérité, par des traqueurs de mensonges, alors l’autorité politique risque d’être déconnectée. Parfois, j’ai été saisi de questions qui m’auraient échappé si j’étais resté concentré uniquement sur les informations relevant du fonctionnement de l’État ou des partis politiques. Jusqu’à récemment, un parti politique, c’était des dizaines de milliers d’adhérents qui échangeaient, espéraient, combattaient et menaient un vrai travail de fond et de réflexion. Aujourd’hui, ils se sont asséchés et étiolés. Raison de plus pour aller puiser au plus profond de la société les informations dont l’État a besoin pour agir.
Les réseaux sociaux donnent une force que nul n’avait imaginée : quand des millions de gens s’emparent d’une question, ils peuvent faire bouger aussi bien les institutions internationales que les entreprises. Un nouveau rapport de force s’est noué à travers cet outil, les effets d’image, de réputation deviennent essentiels pour beaucoup d’organisations. Je mesure néanmoins la tentation de certains de faire l’impasse sur le politique, la démocratie, le vote, en pensant qu’une bonne mobilisation suffit. Or il n’y a pas d’engagement solitaire. Seul le collectif donne un sens. Je mesure la prise de distance de beaucoup de citoyens à l’égard de la politique et il n’est pas simple de passer de l’action associative à l’engagement partisan. Les personnes venant de la société civile ne sont pas toujours préparées à faire valoir leurs compétences et leurs idées dans le cadre des institutions, au Parlement comme au gouvernement.
Voyez-vous néanmoins un espace nouveau qui peut s’ouvrir pour les partis ou est-ce, au contraire, la fin d’un mode d’engagement ?
F. H. : Je préside une fondation qui appuie l’innovation [La France s’engage, NDLR]. Je constate que la vitalité associative et la démarche créative de la jeune génération sont à un niveau plus élevé que par le passé. Tous ceux qui entonnent le couplet du désenchantement ou du désengagement se trompent. La société française est encore pleine d’énergie, laquelle ne demande qu’à être mobilisée. Ce devrait être une source de renouvellement et d’enrichissement pour les partis politiques, or ils n’ont plus confiance en eux-mêmes. Ils doutent de leur propre structure. Certes, l’adhésion à une formation politique avec tous ses codes, ses rites, ses lourdeurs suppose de vaincre bien des préjugés. Mais les partis sont désormais tellement affaiblis que les jeunes ne se posent plus la question d’y adhérer, même pour un plan de carrière.
Gardons-nous d’installer l’idée que tout serait fatal, immuable et irréversible, et que nous serions impuissants. La première idée de l’engagement, c’est qu’il est utile et qu’il peut, avec d’autres, changer le monde. La seconde, c’est que des victoires sont possibles sur des causes bien précises : la biodiversité, les fonds marins, les questions d’exploitation pétrolière, la préservation des paysages, une agriculture différente… Et puis, quand autant de combats emblématiques auront été menés, il sera temps à un moment de les intégrer dans un combat politique global. L’enjeu est de donner un sens à tous les engagements partiels. Qu’est-ce que la politique ? C’est d’arriver à mettre des gens qui viennent d’horizons différents dans une délibération commune pour qu’ils trouvent, ensemble, des positions qui les rassemblent.
Quand on est engagé pour une cause, jusqu’où va-t-on pour se faire entendre ? Des formes radicales, comme la désobéissance civile, sont-elles indispensables ?
C. E. : On se trompe en voyant ça comme une échelle. On ne commence pas nécessairement par des pétitions en finissant forcément par de la désobéissance civile. D’autant que chez la dernière génération de primo-militants, la désobéissance civile est souvent le premier pas. Et puis, une personne qui participe une fois à une action de désobéissance civile est-elle plus engagée que celui qui passe toute sa vie dans une petite association locale ou dans une mairie à assister à toutes les réunions publiques contre un projet d’artificialisation ?
L’engagement doit être par essence radical, mais dans le sens littéral du mot : aller à la racine du problème. Quel est le point névralgique ? On ne doit jamais le perdre de vue quand on se bat. Par exemple, l’exploitation minière des fonds marins dit quelque chose de la manière dont on habite le monde : c’est un rapport de destruction. Il faudrait donc sortir de cette logique et ne pas voir uniquement la nature comme une ressource. L’engagement doit être radical et intransigeant intellectuellement. Ainsi, on participe au débat public. Très souvent, je dois défendre le fait que nous ne sommes pas une menace pour la démocratie, au contraire, on s’inscrit avant tout dans sa vitalité ! C’est parce que je crois profondément en la démocratie que j’organise la contestation. C’est la démocratie qui la permet, y compris le pouvoir en place. C’est l’apanage des États totalitaires d’étouffer la contestation, laissant la violence comme seule échappatoire. En rien le projet écologique ne cherche à réduire la liberté des gens. Au contraire, on se bat au nom d’une liberté bien plus grande, celle d’une génération future, afin qu’elle puisse exister et se projeter dans un monde qui n’est pas terrifiant. Il ne faut pas tomber dans cette idée d’échec de l’engagement et d’une radicalité inévitable.
François Hollande, avez-vous déjà pratiqué la désobéissance civile pendant vos années de militantisme ? Puis, de quelle manière y avez-vous été confronté en tant que président ?
F. H. : Il est arrivé à chacun de franchir les limites de la légalité, que ce soit en s’affranchissant d’un règlement intérieur d’une entreprise ou d’une université. À Sciences Po, j’ai même occupé le bureau du directeur. Pourquoi ? Parce qu’une cause le justifiait ! Il y avait un risque de sanctions, mais ce coup d’éclat avait soulevé un certain nombre de questions par rapport à l’invitation de personnalités venues de l’extrême droite. C’est aussi vrai pour les luttes sociales. Parfois, au-delà du droit de grève, il y a des manières de faire appel à l’opinion qui transgressent la légalité, sans recourir à la violence. C’est également vrai sur les sujets environnementaux.
Je prends l’exemple de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. J’avais, au nom de la démocratie, organisé un référendum local sur le bien-fondé de sa construction [le « oui » l’avait emporté à 55 %, en juin 2016, NDLR], mais je voyais bien qu’une volonté s’y opposait. Elle était minoritaire, mais devait être entendue. La désobéissance civile n’est qu’une expression, elle doit pouvoir s’inscrire dans un continuum démocratique. Elle doit alerter et obliger le pouvoir à se remettre en question, mais elle ne doit pas empêcher une expression démocratique si elle a été éclairée par une délibération collective et conclue par un vote. Si elle n’est qu’un acte qui dégénère dans la violence, alors elle peut conforter l’existant, parce qu’elle étouffe le sujet de la mobilisation et transforme le débat en pugilat.
J’ai une conception positive de l’action collective. Je veux toujours imaginer qu’un mouvement, même s’il est très minoritaire au début, peut être majoritaire à la fin. L’idée, c’est que la société finisse par consentir à ce qu’elle refusait au départ, parce qu’elle a compris que ce qui lui paraissait être la contestation de quelques-uns est en réalité une démarche d’intérêt général. La démocratie, c’est convaincre ceux qui, initialement, sont indifférents ou hostiles. Il n’y a pas d’autres moyens que le débat ou le partage de l’information. Je suis contre les mouvements qui ne débouchent sur rien d’autre que leur propre mouvement. Ce sont les victoires qui parviennent à montrer à des citoyens qui doutent que l’action collective peut gagner et ce débouché rend fier et heureux. C’est ce qui reste dans l’Histoire. Les grandes réformes législatives ont toujours été précédées par des luttes.
Camille Étienne, comment ressentez-vous cette exigence de victoire ?
C. E. : Je partage totalement le constat de François Hollande, parce que c’est un écueil de se complaire dans la défaite. La victoire va demander d’aller dans des endroits où l’on n’a pas envie d’aller. Je vais donner l’exemple de notre mobilisation pour la loi Climat. Le projet de loi, censé être l’aboutissement des mesures de la Convention citoyenne pour le climat, n’était vraiment pas à la hauteur de ce qui avait été proposé. On a su qu’il y avait des enjeux de lobbying de la part du secteur automobile et de la publicité, alors on s’est dit qu’on allait faire du lobbying de citoyens ! Pendant les deux semaines de débat, nous sommes restés tous les jours devant l’Assemblée nationale pour interpeller les députés et les avoir à l’usure. Les gens qui passaient nous demandaient ce que nous faisions là. Puis, petit à petit, de plus en plus de gens se sont intéressés à notre action. Il y a eu alors cette espèce de toute petite démocratie très locale et temporaire qui a été d’une vitalité folle et bouleversante. Ça a pris une ampleur bien plus grande que ce qu’on imaginait. Il suffisait qu’on interpelle un député et il était presque obligé de venir. Des élus de tous les partis sont venus et on a débattu avec eux.
Habituellement, dans une contestation, on rencontre assez peu l’autre, parfois sur le terrain ou sur les plateaux télé, mais il y a moins cette confrontation d’humain à humain, de la pensée sur le temps long. C’était assez déconcertant et nouveau pour une grande partie des militants qui étaient là. Ce qui s’y est joué était intéressant, parce que certains députés qui n’étaient pas d’accord ont changé leur position, et nous aussi parfois. Il y avait des enjeux dont nous n’avions pas conscience. À un moment, le préfet de police de l’époque nous a interdit la manifestation alors que tout se passait extrêmement bien et qu’on avait volontairement créé un espace avec de bonnes relations avec la police. Il se trouve qu’on a gagné en référé, car c’était une atteinte à la démocratie – parce que c’était tout à fait légal. À partir de là, c’est devenu un objet ultra-politique et s’est posée, pour nous, la question suivante : « Est-ce qu’on accepte ou pas d’être reçus par le ministère ? ». Là, on a vu une scission totale. Pour moi, tout ce bazar, c’était pour obtenir un moment où ceux qui décident des lois acceptent de nous écouter. Mais toute une partie du mouvement nous en a énormément voulu d’accepter cette rencontre parce que, pour eux, c’était se compromettre.
Dans ce cas-là, pourquoi est-ce qu’on se bat ? Pour rester entre nous dans une forme de pureté autodestructrice ou pour gagner ? Qu’est-ce qui ressort de toute cette lutte ? Comment fait-on pour que nos idées adviennent et rencontrent le monde ? Parce qu’une idée qui ne rencontre jamais le monde est une idée morte.
Pour finir, l’engagement climatique est-il forcément l’affaire des jeunes ou touche-t-il un public large et intergénérationnel ?
C. E. : On fait une fausse route totale si on pense que le climat est une question générationnelle. Je pense que c’est pendant la pandémie du Covid qu’a été créée cette espèce de confrontation, d’animosité générationnelle en faisant d’une manière différente d’habiter le monde un conflit : les « boomers » à protéger versus la « génération sacrifiée ». Les marches pour le climat emmenées par Greta Thunberg nous ont fait penser que l’engagement sur ces sujets est une histoire de jeunes. Mais ma génération est aussi celle de la surconsommation, de Shein ou de TikTok. Une génération est par essence plurielle. On a tous été dans une génération jeune et une génération plus âgée. À Sciences Po, j’ai par exemple croisé beaucoup de « jeunes vieux ». Inversement, en Europe, le mouvement Grandparents For The Climate se développe, des associations de grands-parents qui organisent des marches avec une vitalité folle. Et quand on dézoome, on voit que dans les associations, deux tiers des bénévoles sont des retraités. Cette construction est donc fausse factuellement et sociologiquement, mais aussi dangereuse. On ne peut pas avoir beaucoup de crédibilité dans un espace médiatique construit dans une telle dualité et où on ne peut pas avoir une complexité très fine. Je ne souscris donc pas du tout à cette idée de « génération climat ».
F. H. : Je pense, en effet, que cette représentation serait pénalisante pour le succès de l’entreprise. Les plus de 50 ans sont majoritaires sur le plan électoral, donc si on pense que le climat n’est qu’une affaire de jeunes, on a perdu la partie. Car une telle approche supposerait que les plus de 50 ans sont indifférents, désabusés ou désengagés. En fait, la jeunesse est toujours plus active, elle reste porteuse de rêves et d’exigences. Il y a sûrement plus de générosité, de dévouement dans la jeunesse, mais s’il n’y a pas une coalition avec l’ensemble des générations, le combat ne peut pas aboutir. Ma génération peut être la plus mise devant ses responsabilités : d’abord parce qu’elle a pendant trop longtemps délaissé et maltraité la planète et qu’elle peut penser qu’elle n’a plus rien à craindre pour elle. Il faut donc absolument l’intégrer au mouvement. N’enfermons pas les âges dans des cases, il est vrai que les figures de l’engagement sont souvent jeunes et il est plus difficile de suivre un vieil activiste, encore qu’Edgar Morin, à 102 ans, reste un exemple de lucidité et d’imagination. Mais ce ne sont pas les centenaires qui vont emmener le mouvement. Aussi, j’encourage Camille à poursuivre son action.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.