Antigone Voyage : la magie du théâtre sans frontières
Fondée en 2019 par la comédienne Ambre Stertzel, Antigone Voyage se distingue comme une force novatrice dans la démocratisation de l'apprentissage théâtral, aussi bien en France qu'à l'étranger. De la tenue d'ateliers intergénérationnels à ses actions en collaboration avec des artistes locaux au Cambodge, Antigone Voyage permet d’instaurer un dialogue artistique, humain et citoyen, libérant la parole créatrice des enfants. Échange avec Lucie Grange-François (promo 21) présidente de l’association.
Propos recueillis par Maina Marjany et Anna Riolacci
Votre passage à Sciences Po a-t-il contribué à votre engagement actuel au sein de l'association? Si oui dans quelle mesure?
Mon engagement pour Antigone Voyage est le fruit de relations personnelles et amicales. Mon passage à Sciences Po en Bachelor puis en Master (Politiques publiques) a néanmoins contribué à me donner les moyens de m'engager utilement pour l'association. D'abord, j'ai pris conscience sur les bancs de Sciences Po qu'une solution, si elle est bien pensée, peut répondre à plusieurs enjeux. Antigone Voyage met en place des ateliers théâtre en France et au Cambodge qui répondent à des objectifs d'accès à la culture, de cohésion sociale, d'émancipation, de réduction des inégalités, de développement local, de préservation du patrimoine, et d'éco-responsabilité. D'autre part, Sciences Po m'a donné le bagage pratique et théorique pour dialoguer avec des personnes de milieux très différents, que ce soient des artistes, des élus, des habitants, des représentants d'entreprises, des gestionnaires publics et privés, de tous âges et de toutes nationalités.
Comment est née l'idée de créer Antigone Voyage et quelle a été votre principale source d'inspiration ?
L’association Antigone Voyage est née d’une rencontre et d’un besoin. Elle a été créée à la suite d’un voyage au Cambodge de sa directrice artistique, tombée amoureuse de ce pays. Elle vient ensuite d’un besoin exprimé par des jeunes français et des jeunes cambodgiens de pratiquer le théâtre, non pas dans un but académique, mais pour ce que « le plateau » peut apporter à l’enrichissement personnel de chacun (joie, confiance en soi, émancipation, réflexion sur le monde et propositions d’alternatives). Antigone Voyage a donc pour objectif de créer des rencontres entre les jeunes de ces deux pays autour de la pratique théâtrale.
L’association s’est également beaucoup nourrie des échanges avec des partenaires qui constituent aujourd’hui un premier cercle de soutiens. Le Théâtre du Soleil a été une source d’inspiration forte, car sa troupe est en lien avec le Cambodge, notamment depuis la recréation en 2007 du Spectacle Sihanouk avec l’école cambodgienne Phare Ponleu Selpak. Sur la méthode, Jean Bellorini (actuel directeur du Théâtre national populaire de Villeurbanne) constitue un modèle : Ambre Stertzel, directrice artistique d’Antigone Voyage, a participé à sa troupe éphémère. Les exigences de qualité du travail et l’expérience de construction d’un projet de long terme avec des jeunes motivés mais non professionnels irriguent aujourd’hui l’action de l’association.
Quels sont les objectifs spécifiques que vous souhaitez atteindre en France et au Cambodge à travers les projets de l'association ?
Nous poursuivons un objectif d’intérêt général qui est de permettre à des jeunes et à des moins jeunes de vivre des expériences de vie enrichissantes à travers les arts dramatiques. Pour cela, nous organisons des ateliers théâtre en France et au Cambodge. Notre volonté est bien-sûr de toucher un nombre important de bénéficiaires, mais nous portons surtout une attention à la qualité des relations qui se tissent lors de nos ateliers et à l’impact de nos actions sur le long terme. Tous les bénévoles et les salariés d’Antigone Voyage cherchent à accompagner, par le théâtre, des rencontres et un dialogue entre des personnes de cultures et d’origines très différentes.
Ces objectifs se traduisent de manière très concrète dans notre action. Nous espérons pouvoir créer des rencontres humaines entre des personnes de différents milieux sociaux et culturels, et également favoriser des rencontres artistiques entre le patrimoine culturel immatériel du Cambodge (le théâtre, le masque, les danses traditionnelles) et la création théâtrale contemporaine.
Quelles sont, selon vous, les réalisations les plus significatives de l'association depuis sa création en 2019 ?
C’est au Cambodge que l’impact positif d’Antigone Voyage est particulièrement prégnant. L’association a donné des ateliers plusieurs étés et propose maintenant des cours toutes les semaines, donnés par une artiste locale, à la demande d’un groupe de jeunes qui souhaitait avoir une pratique toute l’année. Certains viennent de loin chaque week-end, à pied, en moto ou en tuk-tuk et doivent parfois convaincre leurs parents de les laisser se rendre aux ateliers ! Certains parents ont maintenant une place importante dans la réalisation de notre projet, ce qui est, pour nous, significatif de l’impact positif qu’a la pratique théâtrale chez leurs enfants.
En cinq années de pratique, les jeunes nous disent avoir repensé leurs orientations du fait de leur découverte avec le théâtre. Une de nos élèves, Sreypich, a exprimé le souhait de se construire une carrière artistique par le biais d’une formation professionnelle après le lycée. Une autre élève souhaiterait aller vers la médiation culturelle. Une autre, Panha, s’affirme davantage dans son envie de devenir architecte. Le témoignage d’un de nos élèves, Khemara, est représentatif de ces changements : « j’aime l’expérience que m’apporte le théâtre. Cela me permet de comprendre les gens qui nous entourent. Cela nous permet aussi de mieux nous exprimer, de mieux parler. »
Comment l'association contribue-t-elle au dialogue interculturel, notamment entre jeunes de milieux différents ? Comment franchir l’obstacle de la barrière de la langue ?
Contribuer au dialogue interculturel nécessite beaucoup d’efforts à plusieurs niveaux. D’abord, les circonstances du dialogue doivent être réunies, ce qui n’est pas si facile dans des sociétés dans lesquelles les différents milieux sociaux ont peu de contacts les uns avec les autres. Permettre à des jeunes de se côtoyer nécessite souvent de travailler avec des partenaires, comme d’autres associations, des centres sociaux, des cafés associatifs, des partenaires artistiques. Au Cambodge, nous travaillons avec des écoles primaires cambodgiennes, des centres d’art, l’Institut français, une école française. Au sein d’Antigone voyage, nous ne nous interdisons pas de recourir aux quotas pour assurer une certaine mixité dans nos ateliers : en France, nous proposons des ateliers intergénérationnels, ou bien nous réservons des places complètement gratuites pour des jeunes en foyer.
Ensuite, le dialogue interculturel naît de rencontres et d’expériences guidées par les artistes intervenants de l’association. Si nous avons eu quelques fois recours à une traductrice au Cambodge, nous nous sommes aussi engagés dans un travail du corps, du regard, des interactions non parlées qui permettent des moments artistiques intenses sans être bloqués par la barrière de la langue ou la peur du texte. L’artiste française intervenante a également suivi un cursus de Khmer à l’INALCO afin d’être au plus près de la culture cambodgienne et d’être à même de pouvoir intervenir sur des ateliers sans l’intervention d’un interprète.
Quels types de partenariats ou de soutiens avez-vous établis pour renforcer l'action de l'association, tant en France qu'à l'étranger ? Les locaux sont-ils mobilisés ?
Nous avons établi de nombreux partenariats en France et au Cambodge, qui nous permettent d’avancer avec confiance. Nous avons d’abord des soutiens institutionnels, comme le Théâtre du Soleil, l’Institut français du Cambodge ou l’ESAD (École supérieure d’art dramatique à Paris) qui nous soutiennent dans nos projets et sont prêts à s’engager à nos côtés pour la suite.
Nous avons également des partenaires du quotidien, avec qui nous construisons nos projets jour après jour. Nous sommes implantés dans les Yvelines et donc en relation avec des centres sociaux, caisses des écoles, écoles de la seconde chance, et acteurs privés du territoire. Au Cambodge, nous travaillons en particulier avec les écoles primaires et l’école d’art Phare Ponleu Selpak.
Enfin, nous avons également des soutiens individuels qui comptent beaucoup car ils démontrent que l’association est capable de fédérer. Au quotidien, nous sommes une dizaine de bénévoles et cinq artistes salariés, mais nous avons avec nous plus d’une centaine de membres actifs. Au Cambodge, où nous venons d’acheter un terrain pour continuer nos activités, tout le village est mobilisé pour aider l’action de l’association, par des petits gestes (prêter du matériel, cuisiner, participer à la construction d’une clôture) comme par des dons plus importants.
Quels sont vos principaux projets pour la suite ?
Nous avons un grand projet qui devrait se concrétiser en 2024 et pour lequel nous recherchons activement des financements : la construction d’une école de théâtre au Cambodge, avec un théâtre, des salles de répétions et une bibliothèque. Ces espaces nous permettraient d’étoffer notre activité. Il s’agirait d’une part de former une troupe et d’inviter des artistes locaux et internationaux à intervenir dans notre école sous forme de masterclasses. Nous avons déjà une vingtaine d’artistes prêts à venir quelques semaines au Cambodge, mais aussi des spécialistes des formes traditionnelles désireux de transmettre leur savoir. D’autre part, nous souhaitons travailler avec les écoles des alentours et proposer de nombreux ateliers de pratique artistique pour tous et toutes, et à long terme permettre des voyages et des échanges entre des jeunes français et des jeunes cambodgiens.
Ce projet est ainsi également un projet pour la communauté du village que nous avons choisi. Odambang Pi est une commune rurale à proximité de la deuxième ville du Cambodge, peu en lien avec les milieux urbains ayant davantage accès à des pratiques culturelles. Notre projet a donc aussi une vocation humanitaire, en créant de l’activité et donc des emplois pour les locaux, et surtout en proposant un accès pour tous et toutes à notre bibliothèque, à des cours du soir, et à des représentations de théâtre.
Grâce à l’un de nos bénévoles qui est également architecte, nous avons la possibilité de construire nous même le lieu dont nous rêvons. Notre théâtre serait bâti en bambou et sur pilotis : il serait à la fois écoresponsable et respectueux des traditions architecturales cambodgiennes. Le bâtiment serait donc fidèle à l’ADN d’Antigone Voyage : permettre un dialogue entre les formes traditionnelles khmères et le théâtre occidental, venu du théâtre antique et aujourd’hui confronté à toutes les crises contemporaines.