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Mohamed Mbougar Sarr : "Ma relation au monde passe par ma relation aux livres"

Écrivain, lauréat du prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr est le nouveau titulaire de la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po pour le semestre de printemps 2023. Il était également l’invité du cercle Afrique de Sciences Po Alumni, en octobre dernier. Dans cet échange nourri, il est revenu sur son processus d’écriture, son parcours de lecteur et les limites de l’engagement en littérature.

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau, Babacar P. Seck et Driss Rejichi

Mohamed Mbougar Sarr interviewé par Babacar P. Seck, président du Cercle Afrique de Sciences Po Alumni. (Crédits photo : Driss Rejichi/Émile)

Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a attiré vers l’écriture ? 

Il n’y a que la lecture qui puisse attirer vers l’écriture. Quand on me demande de me présenter, je finis toujours par dire que je suis d’abord un lecteur. Être lecteur, ce n’est pas seulement lire des livres. 

J’ai d’abord été un auditeur de livres et de contes, qui constituent une bibliothèque immatérielle. Plus jeune, j’écoutais les contes que l’on me racontait. Cela a été très important dans mon envie d’être dans un espace imaginaire. Cela a pris la forme de l’écriture, mais je ne l’ai pas vécu comme une vocation. Je reste dans l’écriture, car j’ai découvert que je ne savais rien faire d’autre. Mais l’écriture est consécutive de la lecture ; c’est là que je trouve mon plus grand bonheur. Ma relation au monde passe par ma relation aux livres. 

Durant l’écriture, avez-vous une transparence à vous-même, est-ce un processus très réfléchi ou bien y a-t-il quelque chose de l’ordre de l’inconscient qui se met en marche ?

Je n’ai pas de transparence envers moi-même. Il y a peut-être de l’inconscient qui joue, mais par définition, je ne peux pas le savoir. Je n’arrive pas à faire de plan quand j’écris, à avoir un cadre très précis.

Marguerite Duras – je n’en reviens pas de la citer [rires, NDLR] – se demandait à quoi bon écrire quelque chose si on savait à l’avance ce qu’on devait écrire. Je ne fais donc jamais d’architecture préalable. Écrire, c’est aussi un travail de mémoire qui met en jeu un rapport très fort au temps, à ce que le temps fait du récit. 

Votre livre De purs hommes (2018) interroge la place de l’homosexualité dans la société sénégalaise. Pensez-vous avoir réussi, grâce à l’écriture, à susciter un débat et, peut-être, à faire avancer les choses ? Tissez-vous un lien entre l’écriture et l’engagement, ou cela risque-t-il de phagocyter les enjeux littéraires de vos livres ? 

Je crois que ce livre n’a pas suscité le débat. C’est un livre qui a échoué. Il a provoqué un certain rejet au Sénégal, et suscité la polémique. Mais polémique ne signifie pas toujours discussion. J’ai peut-être été trop naïf de croire que ce livre permettrait de créer un débat sociétal et public au Sénégal, je ne suis pas certain que l’on puisse un jour sortir ce roman de la polémique… Ce que je remarque, c’est qu’il n’est pas nécessaire de lire un ouvrage pour en parler. Il aurait fallu sortir ce livre de la seule question de l’homosexualité : dans De purs hommes, je me suis en fait intéressé, de manière plus générale, à la façon dont on regarde la différence.

Je suis revenu de la mythologie de l’engagement de l’écrivain, même si mes trois premiers livres peuvent être définis comme « engagés ». Mais c’est trop facile de réduire les écrivains à un engagement, en minorant la part de la responsabilité du lecteur dans la construction d’un sens que l’on dirait « engagé ». L’engagement d’un écrivain n’est jamais absolu. Il est toujours relatif à la sensibilité des personnes qui nous lisent. Il n’y a jamais un livre pleinement engagé, mais des thèmes qui peuvent toucher un lecteur. Du reste, l’engagement ne dit rien de la qualité littéraire d’un livre. 

Définir a priori la fonction d’un écrivain à partir d’une société est une illusion. C’est parce que l’on écrit que l’on découvre quelle est notre tâche, notre fonction, ce que l’on cherche à faire. De livre en livre, j’ai découvert que je voulais écrire du mieux que je pouvais, sur des obsessions personnelles, et non en fonction de ce que demande la société. L’écrivain se confronte à sa part de narcissisme, à ce qui l’alourdit. Je ne veux pas convaincre le lecteur sur un sujet de société, mais activer des réflexions. 

Rencontre avec Mohamed Mbougar Sarr organisée par le Cercle Afrique de Sciences Po Alumni. (Crédits photo : Driss Rejichi/Émile)

Lorsque vous avez reçu le prix Goncourt, avez-vous souffert de la réception de votre livre, tournée vers votre position d’écrivain sénégalais, au détriment des enjeux littéraires, comme si La Plus Secrète Mémoire des hommes était forcément « politique » et « engagé » ?

Une grande majorité de lecteurs croit que la valeur d’un livre tient à son intention d’engagement, avec l’idée mortifère qu’un livre a toujours un « message ». En disant cela, on évacue la langue, le style, l’imaginaire, les personnages. Les questions littéraires sont alors écrasées par « l’engagement », par la réduction du livre à un « message ». Cela fausse la lecture, appauvrit l’écrivain et le lecteur. Contrairement à De purs hommes, j’ai tenté, avec La Plus Secrète Mémoire des hommes, de brouiller un hypothétique message, pour que l’on ne puisse pas le réduire à un seul thème, à un seul faisceau d’interprétation. En littérature, il y a autre chose que des causes à défendre. C’est d’abord l’écriture qui a une chance de porter une possible cause. 

Le cercle des auteurs africains en France est souvent considéré comme fermé et à part du reste du milieu, formant une sorte de ghetto. Quel rôle a joué le milieu littéraire africain de Paris pour vous ?

J’en ai fait partie et, d’une certaine façon, j’en fais toujours partie. On ne sort jamais du ghetto. Cela déclenche une relation de tendresse et de férocité. C’est un sous-cercle à l’intérieur d’un grand cercle littéraire. Le ghetto désigne les écrivains africains et a ses ambiguïtés, ce n’est pas simplement un espace enfermant. On peut aussi avoir, à partir de cet espace, une certaine reconnaissance relevant d’une marge, d’une périphérie. Ce n’est pas loin de la discrimination positive.

Dans le ghetto, comme dans tout cercle, il y a des rivalités, des ambitions, du désir, et un regard sans cesse jeté sur le centre – que l’on déteste et auquel on rêve d’appartenir. Ce centre cristallise aussi une relation post-coloniale, qui n’est pas encore totalement pacifiée ; ainsi qu’une marginalisation éditoriale – même si cela est en train de changer depuis quelques années. Lorsque l’on est un écrivain africain, on doit d’abord se confronter à son ghetto et à ses exigences. Le ghetto attend d’un écrivain qu’il se comporte comme un écrivain du ghetto, qu’il aborde certains thèmes identitaires, qu’il écrive d’une certaine manière… 

De plus, le regard extérieur sur le ghetto est parfois condescendant ou caricatural. Il y a aussi de l’ignorance. Certains n’ont jamais lu un écrivain africain. Ce n’est pas un crime, mais il y a quelque chose de très étrange dans le fait de fréquenter des gens qui vous connaissent et qui n’ont aucune idée de ce que vous écrivez, aucune idée de votre histoire littéraire. Tout cela fait partie de la condition du ghetto. Très vite, on peut devenir aigri, nourrir une forme de ressentiment, se complaire dans la posture du persécuté. Mais on peut aussi s’en amuser, se dire que tous les cercles littéraires sont des ghettos, au sens d’une mini-société qui fonctionne avec ses propres lois et qui est coupée des autres. 

Diégane, le narrateur de La Plus Secrète Mémoire des hommes, souhaite écrire son « magnum opus », « l’œuvre qui tuerait toutes les autres ». Avez-vous déjà nourri cette ambition ? 

C’est un rêve inatteignable, un délit d’hubris. Ce livre ne peut pas exister. Il ne faut pas chercher à le faire exister. Mais, de temps en temps, il est bon de l’avoir comme un rêve. On peut rêver d’écrire un livre qui serait décisif, non pas seulement pour l’histoire de la littérature ou pour l’humanité, mais pour soi.

Écrire des livres décisifs pour soi, cela permet aussi d’en finir avec l’idée de l’écriture. Je suis très paresseux en réalité. Tout ce que je cherche à faire, c’est tenter d’en finir avec l’écriture, comme si chaque livre écrit était le dernier. Ce n’est donc pas par ambition, mais par paresse. 

Le livre essentiel ne s’écrit pas, mais on peut le chercher. Dans le mien, Diégane est intéressé par la passion du possible – une formule de Kierkegaard. Ce qui le maintient en vie, ce n’est pas l’accomplissement du potentiel d’une possibilité, mais de toujours avoir la passion de ce qui est possible. 


Cet article a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.