Raí : "Mon père provoquait nos neurones, ça m’est resté!"
Nous avons rencontré Raí, champion du monde de football avec l’équipe nationale du Brésil, ancien capitaine du PSG, amoureux de la France… et étudiant, à 57 ans, de l’Executive Master Management des politiques publiques de Sciences Po. Pour Émile, il revient sur son histoire, sa carrière, ses engagements et son insatiable goût d’apprendre.
Propos recueillis par Renaud Leblond et Driss Rejichi
En plus d’être une légende du football, vous êtes aussi connu pour vos engagements dans l’associatif, le social, la politique… D’où vient cette implication dans la vie de la Cité ?
C’est sans doute d’abord une histoire de famille. Mon père, Raimundo, était autodidacte. Il venait d’une région très pauvre du Brésil, au Nord-Est, dans la banlieue de Fortaleza. Il s’est toujours intéressé à la connaissance mais n’a pas eu l’accès à la culture. Il n’a pas hésité à donner à ses premiers enfants, mes frères, des noms de philosophes : Socrates, Sostenes et Sophocle. Il avait des sortes de « périodes » : il se passionnait pour la philosophie, puis se focalisait sur Freud, Napoléon…
Il était auditeur fiscal des impôts de l’État, et était très intelligent. À l’époque, on n’avait pas besoin de diplômes pour passer des concours. Il a commencé à un petit niveau, puis, petit à petit, il est monté dans la hiérarchie. Mes grands-parents étaient des enfants d’esclaves qui faisaient de petits boulots. Mon père nous a toujours poussés à s’intéresser à différents sujets. Un jour, je devais avoir 13 ou 14 ans, il m’a arrêté dans le couloir de chez moi et m’a demandé : « Est-ce que tu sais quel est le sens du mot culture ? » Une question très large, à cet âge, je ne savais pas.
C’est resté en moi. En suivant un parcours de sportif de haut-niveau, je n’ai pas eu la possibilité de suivre mes études. Je crois que ça a pesé dans mes envies. Après ma carrière, j’ai eu besoin de revenir prendre des cours à l’université. De temps en temps, tous les cinq ou dix ans, j’aime bien revenir aux sources. Pour moi, c’est un peu une manière de me « provoquer », avoir le même effet que mon père avait sur moi. Une ambiance de connaissance, de recherche. Rencontrer des gens qui vont me « provoquer les neurones », et avoir d’autres raisonnements sur différents sujets de société.
Au milieu des années 1990, alors que vous jouiez au PSG, vous preniez en parallèle des cours à La Sorbonne…
Quand je suis arrivé à Paris, je me suis immédiatement inscrit à la Sorbonne. Pour apprendre la langue mais aussi pour avoir des cours de civilisation française, et ça m'a beaucoup aidé. J’ai pu découvrir des écrivains français. Lire Molière en français. Mon père en était très fier. Il me disait : « Mais tu te rends compte, tu es en train de lire Molière en original ! ». Il était fier de ça parce que lui, il lisait tout ou presque, mais pas forcément dans la langue d’origine. Ces cours m’ont aidé pour la langue mais aussi pour mieux connaître la culture française. Je crois que c’est un peu ça que les Français reconnaissent chez moi : d’avoir fait des efforts pour comprendre leur langue, leur histoire, leurs valeurs.
Aujourd’hui, votre carrière de joueur derrière vous, vous êtes élève de l’Executive Master en management des politiques publiques, à Sciences Po. Pourquoi avoir choisi de revenir sur les bancs de l’école ?
Je m’investis depuis une vingtaine d'années dans le secteur associatif. Je me suis toujours intéressé au changement. L’un des grands objectifs de mon association, Gol de Letra [littéralement « but pour l’éducation », NDLR], est d’influencer ou d’initier des politiques publiques. Avec l’association, on a des expériences qui comptent, des projets qui marchent, et on essaye de faire en sorte que, d’une façon ou d’une autre, ils influent sur les politiques publiques.
La politique c’est quelque chose que mon frère ainé, Socrates [également idole du football brésilien, NDLR], avait en lui. C’est un sujet qui l’a toujours intéressé. Je m’inscris dans sa lignée. Avec Gol de Letra, je veux prouver que mes idées et idéaux marchent dans la pratique. Une expérience de terrain qui lie fondamentalement l’éducation, le sport et la culture. Au Brésil, l’éducation populaire n’est pas une réalité. L’éducation publique est à un niveau très bas, c’est l’un des gros problèmes du pays, et l’éducation populaire, pour tous, c’est quelque chose qui n’existe pas. J’aimerais développer ce que je l’appelle « l’intégration radicale » entre l’éducation, le sport et la culture. Le sport et l’école ne dialoguent pas assez, et les activités artistiques sont trop souvent mises de côté. J’aimerais que ça devienne le moteur du développement, le pilier central d’une culture du développement humain. Pour les jeunes comme pour les moins jeunes. Je discute déjà avec des villes pour implanter ces projets. Je voudrais qu’il y ait des espaces publics où les gens puissent échanger, parler, se présenter entre eux ; que ces activités soient facteurs d’intégration. Que les classes sociales se mélangent. C’est le rêve. On a cette expérience à petite échelle dans l’association. Dès qu’on a mélangé sport, culture et éducation, on a toujours eu un résultat qui a touché les familles.
L’idée d’étudier à Sciences Po, c’est ça. Prendre du temps pour moi, penser à ces projets, faire des recherches et des études de cas, des comparaisons, pour pouvoir agir après. Mais Sciences Po, c’est aussi une formidable ouverture sur les sciences humaines. Un champ que j’ai toujours aimé. Ma première formation universitaire, c’était l’histoire. Mais, avec le foot, je n’ai pas eu le temps d’aller très loin. À Sciences Po, j’adore les cours de sociologie d’Henri Bergeron et j’ai découvert une matière passionnante : l’anthropologie. Le professeur s’appelle Maxime Blondeau. Il m’a déjà conseillé d’autres cours au Collège de France pour approfondir.
Combien de temps vos études à Sciences Po vont-elles durer ?
Un an et demi, jusqu’en août prochain, et on aura encore jusqu’à la fin d’année pour écrire un mémoire. Je voudrais que ce mémoire soit l’étude de base qui me permettra d’aller plus loin dans mes projets. Je suis très optimiste et modeste dans la démarche. On commencera par une expérience pilote dans une ville du Nord-Est. Je suis déjà en contact avec des villes pauvres mais qui ont une vocation artistique, sportive et culturelle très vivante. Il leur manque simplement des moyens financiers et humains. J’ai déjà des partenaires qui veulent m’aider. Je vais juste devoir choisir la première ville du programme.
Comment votre association est-elle structurée ?
Gol de Letra agit principalement à Sao Paulo et à Rio, dans des quartiers difficiles. Depuis 10 ans, on a un projet d’essaimage de notre méthodologie dans d’autres villes du Brésil, une quinzaine déjà. Dans ces villes, il existe déjà une association où nos formateurs restent deux ou trois ans. Dans nos centres de Sao Paulo et de Rio, 4500 jeunes et leurs familles viennent chaque jour. Nous avons une centaine de salariés et beaucoup de bénévoles. Ces deux centres sont comme des laboratoires pour les nouveaux projets. D’ailleurs, pour revenir à Sciences Po, faire un master de politiques publiques dans une école aussi prestigieuse est très important. Le nom même de Sciences Po apporte beaucoup, et je profite de ces nouveaux contacts pour enrichir mon projet.
Gol de Letra agit-t-elle aussi en France ?
Oui, nous avons une antenne en France, Gol de Letra France. Elle a notamment pour objectif de faciliter les projets d’échanges. Tous les ans, des jeunes des favelas viennent en France et des jeunes des quartiers d’ici sont accueillis au Brésil. On travaille notamment avec l’association lyonnaise Sport dans la Ville. Avec l’élection de Lula, les rapports franco-brésiliens vont redevenir proches. Cette année, soit Macron ira au Brésil, soit Lula viendra en France. Nous sommes en train de travailler avec les ministères des Affaires étrangères des deux pays, pour qu’Emmanuel Macron puisse visiter Gol de Letra s’il se rend au Brésil, et que Lula puisse rencontrer l’équipe de Sport dans la ville s’il vient en France.
Lors de l’élection présidentielle d’octobre dernier, vous avez publiquement pris position contre Bolsonaro, le président d’extrême-droite sortant et grand rival de Lula. Qu’attendez-vous du mandat du nouveau chef de l’État ?
Nous avons beaucoup d’attentes et de projets, qu’il faut désormais mettre en pratique. Je crois que Bolsonaro, c’était l’extrême, et c’était important de le faire partir. Le seul qui pouvait le battre était Lula, du fait de sa popularité et de sa pensée politique. Les quatre ans de Bolsonaro ont été marqués par l’aggravation des destructions environnementales, de la pauvreté et de la faim. Il faut remettre le pays sur la bonne voie.
Lula a nommé une ministre de l’Environnement très expérimentée, et l'impact le plus immédiat du retour de Lula sera la protection de l’Amazonie. Il agira certainement aussi pour un partage des richesses plus juste. Au-delà de ça, on espère des réformes plus profondes, plus structurelles : l’éducation, la santé publique, l’habitat. L’extrême droite a puisé ses forces dans les faiblesses de la société. Il faut remettre en place les choses les plus élémentaires et aller beaucoup plus loin dans les réformes sociales. Je pense que Lula est la bonne personne, et même s’il connaîtra des difficultés, j’ai un côté optimiste. J’estime que si le Brésil montre à la planète qu’il est décidé à protéger l’environnement, l’économie brésilienne sera plus ouverte au monde et s’en portera mieux. La politique internationale de Lula a toujours été très habile, et cela va nous aider à revenir plus vite.
En plus de votre implication pour le Brésil, vous revendiquez une vraie passion pour la France. Dans un portrait récent que vous consacre Libération, vous déclarez : « Entre la France et le Brésil, je ne peux pas choisir »…
Oui, j’ai d’ailleurs la double nationalité depuis 2016. C’est le président François Hollande qui m’a solennellement remis mon passeport français à l’Elysée. Un moment inoubliable. Je me sens profondément à la fois brésilien et français, très marqué par l’histoire de la Révolution française que j’ai étudiée à 17 ans, par les droits de l’homme, l’esprit de résistance et les valeurs d’humanisme portées par la France – bien plus que dans la plupart des pays. Cela m’a beaucoup touché, et je crois que ce sont des valeurs que les Français reconnaissent chez moi, dans ma façon de me comporter et mes actions. Dans la tribune que j’ai écrite pour Le Monde, en mai 2021, en pleine pandémie, j’ai fait allusion à La Peste de Camus pour appeler à « résister à cette peste brésilienne qui porte un costume sombre » : celui de Bolsonaro et de l’extrême-droite. On m’a dit que c’était rare qu’un footballeur écrive une tribune dans Le Monde en citant Camus [il sourit, NDLR]. Une chose est sûre : le message est passé. La tribune a été reprise dans des journaux brésiliens et a tourné dans les milieux académiques et politiques. Je suis fier et heureux de l’avoir fait.
Le Brésil a une certaine histoire avec la politique et le football. Pelé a été ministre, Romario député, vous fermez la porte à une carrière en politique ?
On m’a souvent invité à me porter candidat pour la mairie ou l’État de Sao Paulo. Mais j’hésite parce que je crois qu'une de mes forces, c’est justement mon indépendance politique et ma distance avec les partis. En étant une personnalité publique, indépendante et avec des opinions fortes, on aide parfois plus qu’en étant à l'intérieur. Le cours de politiques publiques de Sciences Po doit m’aider à peser sur les choses, pas à obtenir des postes.
Pelé, l’une des premières idoles du football brésilien, est décédé en décembre dernier. Vous aviez cinq ans quand ce dernier a gagné sa troisième Coupe du monde, en 1970. Vous en avez des souvenirs ?
Mon père adorait le foot. Il n’était pas bon mais il adorait ça. D’ailleurs, il était dirigeant d’un club. Il nous a toujours poussés à faire du sport, et un de mes frères, Raimar, était joueur professionnel de basket. On connaît aussi la carrière de mon frère aîné, Socratès.
Pour la Coupe du monde de 1970, mon père avait acheté notre première télévision en couleur. Je ne me rappelle pas des images de la Coupe du monde. Mais des joueurs, oui. Moi, je voulais être gardien de but comme Félix, le goal de la Séléçao. Normalement les gardiens commencent en ligne puis vont dans les cages, moi j’ai fait le contraire… Puis, Pelé a décidé de ne pas jouer la coupe de 1974 et d’arrêter le foot. J’ai suivi son dernier match au Maracana, les images de son millième but.
Mais avant la Coupe du monde de 1974, j’avais déjà conscience de ce qu’il représentait pour le Brésil et pour le foot. Même chose pour le Français Jules Rimet, le père du Mondial. Le nom même de Rimet, c’est toute mon enfance. Après la dictature, on s’est aperçu que Pelé était la première idole noire. Pour une dictature et un pays qui est le dernier à avoir aboli l’esclavage, ce qu’il représentait était beaucoup plus fort que ce que certains imaginaient. Pelé venait d’un milieu difficile, il était noir et pauvre, il était efficace et beau à voir. Un roi, noir, au Brésil, c’était très fort.
Peut-on dire qu’il a aussi souffert d’un certain racisme ?
Oui d’un « racisme cordial », en ce qui le concerne. Mais qui cache, au Brésil, un « racisme structurel ». Je suis sûr que lui-même en souffrait, pour lui et pour son pays. Comme il y a beaucoup de métissage et de mixité, on a tendance à idéaliser le pays et à penser que le Brésil n'est pas raciste. Mais, en réalité, derrière la façade, le racisme est bien là. C’est pour ça, d’ailleurs, que Lula a choisi cinq ou six ministres noirs. C’est un symbole fort. Les choses vont commencer à avancer. Je n’oublie jamais que mon grand-père était d’origine africaine, et que 80 % des Brésiliens des favelas sont des enfants d’esclaves.
En France, Kylian Mbappé est le nouveau roi du football. Cela n’empêche pas – comme lors de la dernière Coupe du monde – que l’équipe de France soit parfois attaquée à l’étranger pour sa mixité.
Je crois que le racisme et la discrimination existeront toujours. Et qu’il faudra toujours y résister, les combattre. Des personnalités comme Pelé, Mbappé, et d’autres joueurs d’origine africaine, parce qu’ils sont devenus des idoles, aident à casser ces discriminations. Plus les migrants ou les enfants de migrants bénéficient de formations et d’accompagnement, mieux ils représentent leur pays, et plus la population en est fière. Mbappé a un rôle à jouer là-dessus. Il est jeune. Il a un discours avec beaucoup de contenu, très structuré. Ça m'impressionne compte-tenu de son âge. Je pense qu’il a eu une bonne formation et une bonne éducation. Je ne connais pas sa famille, mais ça se voit. Le pays compte aussi, et les moyens que la France lui a offerts. Il y a du racisme, mais il y a aussi beaucoup d’opportunités…
Étant donné le rôle sociétal qu’ils peuvent jouer, est-ce qu’il n’y a pas aussi un défi à mieux former les footballeurs ?
Les joueurs ont de plus en plus envie de s’informer et de se former en tant qu’individus et citoyens. Avec les nouvelles technologies ils ont accès à beaucoup de choses. Oui, il est temps de mettre en place une meilleure formation, plus générale, pour les jeunes footballeurs. Autour et au-delà du football ! La nouvelle ministre de Lula, Ana Moser, est très proche de mes idées. C’est une grande amie. Elle a fondé avec moi une autre association qui s’appelle « Athlètes pour le Brésil ». Gol de Letra, c’est l’action sur le terrain, Athlètes pour le Brésil, c’est la représentation plus politique et le rôle majeur – en tout cas plus important qu’aujourd’hui – que peuvent et doivent jouer les sportifs dans la société. Dans les deux cas, mon passage à Sciences Po me sera très utile. Ana, elle, était volleyeuse, elle a participé à trois Jeux Olympiques. Elle va faire merveille, j’en suis sûr, au gouvernement. On va pouvoir travailler ensemble. Je n’ai pas besoin d’être ministre !