Pour peser au Cambodge, la France privilégie "une approche coopérative et inclusive"
Au nom d’un passé commun, Paris cultive sa coopération économique, politique et culturelle avec le royaume, aujourd’hui marqué par l’omniprésence de la Chine. Entretien avec Jacques Pellet, ambassadeur de France à Phnom Penh.
Propos recueillis par Driss Rejichi
Vous avez pris votre poste il y a plus d’un an. Quel bilan tirez-vous de cette première année ?
Mon arrivée au Cambodge, en octobre 2021, a correspondu à la réouverture du pays à la suite de la pandémie de Covid-19 et à une reprise rapide des activités. J’ai pu constater combien, depuis les accords de paix signés à Paris il y a plus de 31 ans [mettant fin à deux décennies de guerre civile, NDLR], la France a su maintenir une coopération avec le Cambodge dans de très nombreux domaines avec, comme fil rouge, l’accent mis sur la formation des hommes et des femmes et la coopération pour un développement durable. La présence économique française n’est par ailleurs pas négligeable, avec la présence de quelques grands groupes, mais également à travers un réseau de PME et d’entrepreneurs individuels très actifs.
Vingt-six ans après ma première mission au Cambodge, j’ai pu, tout au long de l’année dernière, prendre la mesure du chemin parcouru par le pays, de son dynamisme et de la jeunesse de sa population qui, sans aucun doute, est l’un de ses principaux atouts.
Le Cambodge a par le passé fait partie de l’Indochine française. Quelle est aujourd’hui la place de la France et des Français dans le pays ?
Alors que le Cambodge s’apprête à célébrer les 70 ans de son indépendance, en 2023, année qui marquera également le 160e anniversaire de l’arrivée de la France dans le pays (le protectorat a duré 90 ans), force est de constater que notre relation avec le royaume est exempte de tout conflit mémoriel. L’Histoire retient que l’arrivée de la France a permis au Cambodge de résister aux assauts de ses deux puissants voisins et, faut-il le rappeler, l’indépendance a été acquise en 1953, sans violence ni combats. Cette histoire partagée, qu’a puissamment incarnée le roi Sihanouk en son temps [il a mené les négociations avec Paris afin d’obtenir une indépendance totale et éviter un conflit armé, NDLR], se traduit aujourd’hui par des affinités particulières que renforce une francophonie, certes en déclin, mais résiliente (près de la moitié des ministres sont francophones). N’oublions pas non plus le rôle déjà mentionné de la France dans la négociation et la conclusion des accords de paix, dits de Paris, signés en octobre 1991.
De fait, la France est aujourd’hui le premier partenaire économique européen du Cambodge et la Chambre de commerce française locale compte plus de 150 membres. Notre pays occupe une place originale à travers ses institutions prestigieuses, telles que l’Agence française de développement (cinquième bailleur international, premier bailleur européen), l’Institut Pasteur, qui va fêter le 70e anniversaire de son installation à Phnom Penh, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD), qui accompagnent le développement durable du pays, l’École française d’Extrême-Orient, au cœur de la sauvegarde du site d’Angkor, sans oublier l’action de France Volontaires, qui accueille chaque année plus de 120 volontaires de solidarité internationale français (un record mondial après Madagascar). Enfin, l’Institut français du Cambodge, avec plus de 110 000 visiteurs en 2022, propose un enseignement du français en essor et une programmation culturelle et artistique sans équivalent à Phnom Penh.
Durant votre carrière diplomatique, vous avez travaillé en Chine à plusieurs reprises. Quel rôle joue Pékin au Cambodge ?
La Chine a toujours été très présente au Cambodge, où les populations sino-khmères ont, de très longue date, joué un rôle économique majeur. Ne disait-on pas d’ailleurs, du temps du protectorat, que le Cambodge était « une colonie chinoise administrée par les Français » ? Si elle a dû se faire un temps discrète au vu de son soutien constant au régime génocidaire des Khmers rouges, la Chine est aujourd’hui, à la faveur de son développement économique très rapide et de son statut de deuxième puissance économique du monde, omniprésente. Elle totalise près de la moitié des investissements directs étrangers au Cambodge et près de 40 % de son commerce extérieur. Elle est en concurrence avec le Japon et la Corée du Sud dans le financement des infrastructures et renforce sa coopération militaire. Cela dit, je crois le Cambodge attaché à sa neutralité (inscrite dans sa constitution) et à son souhait d’indépendance, raison pour laquelle il développe des relations dynamiques avec de nombreux autres partenaires. N’oublions pas que les marchés européen et américain sont les deux seuls marchés excédentaires du commerce extérieur cambodgien.
Les tensions sur la scène internationale sont de plus en plus vives. Comment la Chine perçoit-elle la présence française à Phnom Penh ? Les tensions internationales ou régionales ont-elles des répercussions sur votre travail ?
La rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine a naturellement des répercussions en Asie du Sud-Est, qui se cristallisent notamment, mais pas seulement, autour des enjeux de souveraineté en mer de Chine méridionale. Comme les autres États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), le Cambodge ne souhaite pas avoir à choisir un camp plutôt que l’autre. À cet égard, les stratégies française et européenne, dans l’Indopacifique, qui privilégient une approche coopérative et inclusive, suscitent, dans la région, un intérêt réel. Cet intérêt ne pourra se voir confirmer que si nous sommes en mesure de démontrer concrètement la valeur ajoutée de notre proposition. Ainsi, il est important d’inscrire la relation France-Cambodge dans ce contexte plus large et de mettre en valeur la contribution que celle-ci peut apporter à la relation entre l’Union européenne et l’ASEAN. Je suis persuadé que sur certains sujets, le Cambodge peut être une plateforme pour notre action et notre influence dans la région.
Durant votre carrière, vous avez également été sous-directeur des droits de l’homme et de l’action humanitaire au Quai d’Orsay, et avez travaillé pour le Comité international de la Croix-Rouge. Quelle est la situation des droits de l’homme au Cambodge ?
Elle présente un visage contrasté. D’un côté, le royaume, qui a signé et ratifié huit des neuf grandes conventions des Nations unies, accueille, depuis 1993, un bureau du Haut-Commissariat des droits de l’homme, avec lequel il coopère et reçoit régulièrement la visite d’experts indépendants des Nations unies.
Fait peu connu et quasiment unique dans la région, le Cambodge a aboli la peine de mort en 1989 et a constitutionnalisé son abolition dès 1993. Il est le seul membre de l’ASEAN à être État partie au traité de Rome instituant la Cour pénale internationale. La situation en matière de liberté de religion et la tolérance vis-à-vis des personnes LGBTQI+ peuvent être jugées positivement. Le tribunal chargé de juger les dirigeants des Khmers rouges, malgré toutes ses limites, est le premier tribunal mixte à avoir condamné un ancien chef d’État pour crime de génocide.
Toutefois, il est certain que la liberté d’assemblée, comme la liberté d’expression, sont soumises à des contraintes grandissantes, conduisant à un rétrécissement de l’espace démocratique. Les défenseurs des droits de l’homme, comme les militants, les syndicalistes et les journalistes, sont soumis à de nombreuses pressions et se voient limités dans leurs activités.
Au-delà de la liberté d’expression, c’est bien la liberté après l’expression qui est aujourd’hui menacée. La France entend coopérer de manière constructive avec tous les acteurs, de la société civile comme des institutions de l’État, pour renforcer le respect des droits de l’homme, précieux héritage des accords de paix, inscrit dans la constitution du royaume.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.