La littérature, force de changement social ? Dialogue entre Karine Tuil et Mohamed Mbougar Sarr

La littérature, force de changement social ? Dialogue entre Karine Tuil et Mohamed Mbougar Sarr

Chaque semestre, un nouvel auteur devient titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po. Le passage de témoin entre Mohamed Mbougar Sarr et Karine Tuil s’est déroulé le 14 septembre dernier. L’occasion pour les deux auteurs d’échanger autour de la littérature et de son rôle au sein de la société : doit-elle être force de changement social ? La rédaction d’Émile était présente et vous propose de découvrir le compte-rendu de ce riche dialogue, animé par Frédéric Gros.

Propos recueillis par Ryan Tfaily

Mohamed Mbougar Sarr, Karine Tuil et Frédéric Gros (Crédit : Ayoub Rachidi Alaoui/Sciences Po)

Pensez-vous que la littérature soit une force de changement social, qu’elle puisse faire changer les choses ?

Karine Tuil : Je pense que l’on peut tout exiger de la littérature. Les écrivains ont le pouvoir, puisqu’ils ont les mots, accessibles à tous. Ils nous offrent la possibilité du changement, sans injonction à la performance.

Quand j’étais petite, ma mère me donnait à lire des textes à forte charge politique, parfois transgressifs. J’ai finalement compris que je trouverais dans les livres cet espace de liberté, ce moyen d’affirmation.

Le rôle d’un écrivain, c’est de faire du bruit, de déranger, de déstabiliser. Philippe Roth a un jour dit : « La retenue n’est pas faite pour les écrivains ». Et en effet, l’écrivain doit être ce fouteur de trouble, imprévisible et conflictuel. Car il n’y a pas de démocratie sans débat, et pas de littérature sans conflit. La littérature doit nous apprendre à ne pas accepter le monde tel qu’il est.

Écrire, c’est aussi faire l’expérience irréductible de l’altérité, c’est apprendre à penser contre soi-même. Donc oui, je crois à la littérature qui fait changer les mentalités, et à la littérature comme force de changement social.

« Le rôle d’un écrivain, c’est de faire du bruit, de déranger, de déstabiliser. »
— Karine Tuil

Mohamed Mbougar Sarr : Karine Tuil me convainc que ce choix d’écrire est, en effet, fondé. Dire que la littérature est « ce qui nous apprend à ne pas accepter le monde tel qu’il est », c’est une formidable profession de foi en la littérature et ses possibilités.

Cette profession de foi est d’autant plus belle qu’elle est fondée sur la lucidité. Tout en ayant énormément de pouvoir, elle se heurte à l’urgence du monde, qui est difficile à démêler, et qu’on exprime par tâtonnement. J’aime cette idée de tâtonnement, de difficultés. Une phrase après l’autre s’écrit dans le tâtonnement. Le monde se comprend dans un mélange très étrange de lucidité et d’aveuglement.

Cela veut-il dire que la littérature doit à la fois conjuguer une certaine prétention à changer le monde, avec une forme d’humilité, une conscience de ses faiblesses ?

K. T. : On est toujours en difficulté en littérature. On travaille avec un matériau, le mot, qui est impalpable. L’écrivain est seul. Chaque livre est une expérience quotidienne du découragement et de la défaite. Il y a toujours un très grand contraste entre ce que vous voulez écrire, et ce que vous parvenez à écrire.

La littérature, c’est avant tout trouver un univers, une musicalité du mot. À chaque livre, on refait l’expérience de ce mystère lié à l’écriture. Il n’y a pas de confiance possible en la littérature.

« La force de subversion politique doit nécessairement jaillir de la forme. C’est parce qu’on réussit la forme, qu’on réussit aussi à toucher le monde. »
— Mohamed Mbougar Sarr

En même temps, vous semblez reconnaître que la responsabilité de l’écrivain dépasse celle de son style. Celui-ci doit aussi provoquer, interpeller le monde…

M. S. : À mon avis l’interpellation du monde ne suffit pas toujours. Si la provocation du monde doit susciter chez nous une réponse immédiate aux urgences du monde, cela ne suffirait pas. Il ne suffit pas d’être indigné pour écrire un bon livre. De même qu’il ne suffit pas d’être habité par les idées les plus vertueuses qui soient, pour écrire une belle phrase.

Il faut autre chose, ce que j’appelle une « politique de la forme », voire une « morale de la forme ». La force de subversion politique doit nécessairement jaillir de la forme. C’est parce qu’on réussit la forme, qu’on réussit aussi à toucher le monde.

K. T. : Oui, je suis d’accord. Cette forme, c’est la voix même de l’écrivain. Trouver sa voix, cela se travaille. Il faut avoir cette capacité à chercher en soi-même son propre univers. Il n’y a jamais d’intention politique. L’acte d’écriture est avant tout un univers, un style, une langue, une forme. Et cette forme impose son sujet : on est porté par quelque chose qui nous constitue profondément.

M. S. : Quand j’écris, une forme de paradoxe m’interpelle. D’une part, le monde confronte la littérature à l’urgence : la littérature est sociale, elle a quelque chose à dire sur les urgences du monde. D’autre part, la littérature fait aussi face à la question du temps long : écrire une phrase, l’effacer, en écrire une autre, se rendre compte qu’elle est pire que la précédente. D’une certaine manière, la littérature est toujours en retard d’une urgence. C’est un mystère qui m’a toujours fasciné. Comment arrivez-vous à concilier ce paradoxe ?

K.T. : Ce rapport au temps est très central dans l’écriture. On me demande toujours quand sera publié mon prochain livre. À chaque fois, ma réponse est la même : je ne sais pas. On avance dans l’obscurité totale, l’univers se dessine peu à peu. Chaque livre impose son propre processus, son propre rapport au temps. Il m’est arrivé d’être passionnée par un sujet, de commencer à m’y intéresser, et finalement de ne pas être capable d’écrire dessus. Parfois, au contraire, un univers romanesque s’impose, quasiment malgré nous. J’ai commencé à écrire les premières lignes de mon deuxième livre de manière assez irréfléchie. En relisant, je me suis dit que je ne pouvais absolument pas publier ce texte ! La littérature, c’est aussi un rapport au risque et à l’incertitude.

Comment vient le déclenchement du processus d’écriture ? Est-il vrai que le livre est déjà là, avant même que l’écriture ne commence ?

M. S. : Il se peut que les livres soient déjà prêts, et qu’ils n’attendent qu’un agent pour les matérialiser. Je crois qu’ils sont déjà là, qu’ils attendent qu’on les rejoigne. J’ai souvent cet impression. C’est peut-être ce sentiment qu’on appelle la nécessité, et qui doit présider à toute écriture. Le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement vient de ce que les livres sont toujours devant nous, parce qu’ils nous ont déjà précédés.

K. T. : Je suis d’accord avec vous. L’écrivain Jean-Philippe Toussaint évoque ces thèmes dans son livre L’Urgence et la Patience. Le titre résume ce que vous dîtes. La littérature, c’est la nécessité impérieuse, donc l’urgence, et en même temps, la patience car on ne sait jamais quand le livre va se révéler. C’est ce qui rend le métier d’écrivain difficile, et créé un climat d’insécurité permanente.

« En rencontrant des juges, en allant à l’audience, en écoutant des personnes qui ont commis des crimes, on a accès à la complexité et la vulnérabilité humaine. »
— Karine Tuil

Karine Tuil, vous avez beaucoup travaillé avec l’espace judiciaire, dont le travail consiste à faire émerger la vérité. Pensez-vous que la fiction puisse elle-aussi faire éclore cette vérité ?

K. T. : J’ai adoré ces incursions dans les espaces judiciaires, parce qu’on y comprend vraiment ce qu’est la complexité des êtres. Cela m’a aidé dans mon travail de romancière. Même écrivain, on est tenté d’avoir une vision binaire de la nature humaine. En rencontrant des juges, en allant à l’audience, en écoutant des personnes qui ont commis des crimes, on a accès à la complexité et la vulnérabilité humaine. Finalement, ce qui caractérise tous les êtres humains, c’est cette vulnérabilité. Avant d’être confronté à certaines rencontres, on n’imagine pas qu’il y ait autant de complexité. La littérature est un moyen extrêmement lucide de compréhension des êtres.

M. S. : Cela me fait penser à un livre du philosophe Jacques Bouveresse, qui s’appelle La Connaissance de l’écrivain. Il interroge la prétention de la littérature à dire la vérité. Il dit, en somme, que cette vérité littéraire est une vérité flottante, existentielle, tissée de complexité, de contradictions, de grandes impuretés. La tâche de l’écrivain est d’essayer de justifier ce « régime de vérité », qu’il faut placer entre le factuel et le poétique. La littérature doit être le réceptacle, le haut-parleur de tout ce que le monde porte d’impur.

« La vérité littéraire est une vérité flottante, existentielle, tissée de complexité, de contradictions, de grandes impuretés. »
— Mohamed Mbougar Sarr

Effectivement, quand on lit vos romans, on est frappé par l’extraordinaire diversité des personnages. Le travail du juge, c’est aussi d’écouter l’autre partie, c’est-à-dire de ne pas décider d’emblée où est la pureté et l’impureté. Vous semblez partager ce souci de la nuance.  

K. T. : Dans Les choses humaines, je cite Nietzsche, qui dit : « il n’y a pas une vérité, mais différentes perspectives sur la vérité ». Dans le cas du romancier, à travers la voix de nos personnages, on va dévoiler des convictions différentes, pour que chaque lecteur trouve un écho à ses propres interrogations. C’est la raison pour laquelle la littérature est un espace démocratique absolu, sans aucun tabou.

M. S. : Ces derniers temps, bien des querelles émergent sur l’autonomie de la littérature vis-à-vis de la société et à ses évolutions. Faut-il que la littérature se plie aux pressions de la société, les accompagne, les éclaire ? Ce sont des questions passionnantes pour les écrivains, parce qu’ils devront y répondre par la forme. J’ai une foi très naïve, mais profonde, dans la capacité de la forme littéraire à résister à la pression de la société – ce qui est son rôle – et aussi, à ouvrir d’autres chemins, de l’intérieur. Cela prendra du temps.

Pour vous donc, l’écrivain est-il davantage responsable de la diversité, de la polyphonie, plutôt que de la définition du juste et du pur ?

K. T. : Le terme de « responsabilité » est un peu fort. J’aime bien aussi cette idée « d’irresponsabilité » de l’écrivain. Quand j’écris, j’essaie de ne pas trop penser au lecteur, mais plutôt à moi-même. Le risque serait d’écrire des romans extrêmement codifiés et réfléchis. Il faut garder toujours des éléments qui nous échappent. Peut-être qu’après la lecture, on peut avoir ce sentiment de responsabilité, d’engagement de l’écrivain, mais quand on écrit, on ne l’a pas toujours.

M. S. : Tout dépend de ce qu’on met derrière ce terme. L’écrivain est au moins responsable du langage, des imaginaires, des ombres d’une société… Une phrase écrite signifie quelque chose dans le monde. Elle nous engage donc pleinement.



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