Marie Mawad : "Revenir aux fondamentaux du journalisme, peu importe le format"

Marie Mawad : "Revenir aux fondamentaux du journalisme, peu importe le format"

Doyenne de l’École de journalisme depuis 2021, Marie Mawad s’est spécialisée dans l’étude des ruptures technologiques et l’anticipation de leurs impacts économiques, politiques et sociaux. Elle répond à nos questions sur le rapport des plus jeunes aux médias du journalisme et à l’information.

Propos recueillis par Caroline Blackburn et Maïna Marjany (promo 14)

Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils moins intéressés par l’actualité ou s’informent-ils simplement différemment ? 

Marie Mawad, doyenne de l’École de journalisme de Sciences Po depuis 2021. (Crédits : Marine Séhan)

Cela pourrait vous surprendre, mais les études ne montrent pas de désamour des jeunes pour le fait de s’informer. Nous savons aussi que le temps passé devant un écran est le plus élevé chez les adolescents et les adultes les moins âgés. En lisant cela, nous pourrions penser qu’a priori, tous les voyants sont au vert pour les médias face aux jeunes. Pourtant, nous connaissons leurs difficultés !

En réalité, la concurrence à laquelle sont confrontés les médias s’est démultipliée et la demande d’information du jeune public est plus hétérogène que par le passé. Des études récentes du Reuters Institute avec l’Université d’Oxford ont montré que les jeunes s’informent auprès d’un éventail de sources de plus en plus large, y compris là où actualité et divertissement s’entremêlent. Les réseaux sociaux sont les moyens de diffusion qui captent le plus leur attention et, désormais, des influenceurs rivalisent avec des journalistes dans l’œil du jeune public. La curiosité, la recherche de renseignements à visée pratique ou tout simplement l’envie de se changer les idées en s’informant sont leurs moteurs, au-delà du besoin plus classique de se familiariser avec les grandes actualités du monde. En même temps, le besoin de fiabilité s’est amplifié face aux fake news, ainsi que celui de se tourner vers un tiers de confiance qui filtre et trie le tsunami de contenus.

« Les réseaux sociaux sont les moyens de diffusion qui captent le plus leur attention et désormais, des influenceurs rivalisent avec des journalistes dans l’œil du jeune public. »

Dans ce contexte, savoir exactement comment attirer les jeunes n’est pas si simple. C’est d’ailleurs une question avec laquelle se débattent bon nombre d’organisations très différentes : c’est à la fois une obsession pour les salles de concert de musique classique à travers le monde, qui veulent se rendre plus accessibles, et un casse-tête pour les recruteurs dans les entreprises, qui n’ont pas toujours les bons codes pour attirer les talents de la nouvelle génération. C’est aussi ce qui pousse votre banquier à lancer une application mobile. Dans tous ces exemples, comme pour ce qui concerne les médias, cela pose au fond la question de la capacité qu’ont les organisations à se réinventer et à innover pour aller de l’avant, sur le mode de l’expérimentation. Je pense qu’en la matière, nous aurions tort de nous imaginer que les centres d’intérêt des jeunes ont changé au point que, finalement, seuls quelques géants de la Silicon Valley seraient à même de satisfaire leurs demandes. La réalité est plus complexe, et je la crois aussi plus prometteuse.

Quels sont les formats et médiums les plus prisés par les jeunes ?

La cartographie des formats et des lieux numériques où les jeunes se rendent pour s’informer a très bien été documentée dans diverses études. J’en retiens notamment qu’il n’a jamais été aussi facile et peu coûteux qu’aujourd’hui de créer un nouveau média numérique et de le diffuser auprès d’un public, potentiellement à l’international, et de taille conséquente. L’essor de la vidéo et de l’audio, y compris les podcasts, auprès des jeunes, mais également tous âges confondus, a ouvert de nouvelles possibilités. 

Les outils d’intelligence artificielle laissent déjà envisager l’étape suivante, autour de la génération informatisée de voix en plusieurs langues ou de médias personnalisés créés sur commande. On aperçoit également de plus en plus clairement les défis que posent ces technologies, renforçant le besoin d’authentification et de vérification de la part des journalistes.

Nous avons d’ailleurs d’ores et déjà intégré des compétences entrepreneuriales, créatives, ainsi que d’intelligence artificielle et des débats éthiques y ayant trait à notre formation à l’École de journalisme de Sciences Po, car je suis convaincue que le recrutement de talents formés aux nouveaux enjeux du secteur peut jouer un rôle déterminant dans la capacité d’innovation des médias. Mais il me semble qu’il faut aussi revenir aux fondamentaux et se questionner sur ce qui fait la valeur ajoutée des médias, c’est-à-dire le journalisme. Le format n’est qu’une infime partie de l’expertise journalistique. Les faits, le reportage, le terrain, la vérification des informations demandent des compétences complexes et génèrent une valeur conséquente pour l’utilisateur et, collectivement, pour nos sociétés. Le journaliste est le garant des règles de déontologie. De plus, je suis persuadée que tout ce qui fait un journalisme de qualité garde tout son sens, peu importe l’âge du public.

« Le format n’est qu’une infime partie de l’expertise journalistique. Les faits, le reportage, le terrain, la vérification des informations demandent des compétences complexes et génèrent une valeur conséquente pour l’utilisateur et, collectivement, pour nos sociétés. »

Pensez-vous que le traitement médiatique et la représentation de la jeunesse jouent un rôle dans le désintérêt de celle-ci pour les médias traditionnels ?

Je ne suis pas persuadée que la démarcation entre « nouveaux médias » et « médias traditionnels » soit si claire, mais en ce qui concerne les rédactions de manière générale, des plus anciennement établies aux plus récemment créées, je pense qu’il faut veiller à la diversité des profils, et que cela contribuera à rétablir des ponts avec les publics plus jeunes. Je ne parle pas uniquement de diversité en termes d’âge, mais également de sexe, de parcours, d’origines et d’expériences professionnelles. Il est essentiel de soutenir le recrutement et l’évolution de profils variés dans les hiérarchies également. Nous y travaillons à notre échelle en veillant à recruter des promotions diverses au sein de l’école. Cela est un accélérateur pour les étudiants, qui se confrontent à une richesse de points de vue et apprennent beaucoup les uns des autres.

Comment l’École de journalisme forme-t-elle ses diplômés pour répondre au défi de s’adresser aux nouvelles générations ?

Le numérique et le fait de savoir produire différents formats journalistiques ont toujours fait partie de l’ADN de l’École de journalisme de Sciences Po depuis sa création, il y a 20 ans. Ces dernières années, nous avons renforcé tout particulièrement deux autres pans : les compétences liées au fact checking et à l’investigation, ainsi que celles qui concernent la gestion et l’économie des médias.

Je crois énormément au fait d’équiper les jeunes journalistes afin qu’ils puissent non seulement exceller dans leur cœur de métier – l’information –, mais aussi disposer du bagage requis pour participer aux discussions stratégiques concernant leur média et aux décisions sur les modèles d’avenir du secteur. Nos diplômés sont formés, par exemple, aux outils financiers et aux indicateurs d’audience. Plus largement, ils acquièrent des connaissances sur des thématiques phares comme les enjeux environnementaux, qui leur permettent de comprendre les transformations du monde et de participer à forger l’avenir. Enfin, je l’ai déjà évoqué, mais nous accordons une très grande importance à la déontologie journalistique. Face à la polarisation des prises de position et au mélange des genres sur les réseaux sociaux, je suis persuadée que le respect d’une éthique professionnelle et la transparence sur les méthodes peuvent faire la différence auprès d’un jeune public.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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