Les grands enjeux - "Le djihadisme ne s’apparente pas à un virus : c’est un cancer"
Des attaques djihadistes, simultanées, dans Paris, un vendredi 13, c’est le scénario cauchemardesque qu’avait imaginé Julien Suaudeau (promo 99) dans Dawa, paru en mars 2014. La réalité a finalement rejoint la fiction. L’écrivain nous livre ses impressions et son analyse sur les attentats du 13 novembre, à l’heure où le terrorisme est devenu l’un des grands enjeux politiques de notre pays.
Qu’avez-vous ressenti juste après les attentats ?
De la tristesse et de la colère, comme tout le monde. Une forme d’impuissance, aussi, du fait de la distance. C’est difficile de mesurer la portée d’un événement pareil quand on se trouve à 6 000 kilomètres[1]. Tout de suite, il y a trop d’images, trop de mots. Je comprends qu’il faille rendre compte, puis dans un deuxième temps analyser, expliquer peut-être, mais à titre personnel le carambolage des chaînes d’info continue ne m’a été d’aucun secours.
Dans mes romans, je m’attache à des personnages qui empruntent une série de bifurcations, de mauvais tournants, qui les amènent sur le chemin du djihad. Je me mets à leur place, parce que c’est mon travail de romancier, et je veux que mes lecteurs voient le monde à travers leurs yeux. Pas pour les dédouaner, encore moins pour en faire des héros. Mais je veux raconter la banalité du mal : il n’y a pas de monstre en soi, de terroriste par nature. Comment on le devient, comment un individu ordinaire en arrive à tuer et à mourir au nom d’une abstraction, voilà qui m’intéresse. On a le sentiment en écoutant la doxa politico-médiatique qu’il suffit d’appuyer sur un bouton. On dit : c’est la religion, la pulsion de revanche coloniale, la relégation sociale, que sais-je encore. Ces rationalisations sont d’imbécillité absolue, dans la mesure où elles oublient la complexité humaine. La littérature a ce pouvoir et ce devoir : proposer un point de vue sur le bruit et la fureur, raconter d’où ils viennent.
Aviez-vous pensé un instant que vos prophéties se réaliseraient ?
La dernière chose que je veux, c’est être lu comme un prophète. Je n’écris pas pour anticiper ou prédire. Le travail de l’écrivain, en tout cas selon moi, c’est de donner à voir des réalités qui sont peut-être encore invisibles, souterraines, aux yeux de la société. On scrute la tectonique des plaques, pas l’écume des jours. Il faut aussi savoir à qui l’on s’adresse : si un politique parle à l’opinion publique – il faudrait, idéalement, que ce soit au peuple, mais on s’éloigne du sujet –, le romancier écrit pour une seule personne. Ce rapport d’intimité avec le lecteur est un privilège qu’il faut entretenir. On n’est pas sur un podium, à déclamer devant la foule, à expliquer et à démontrer. On chuchote à l’oreille des gens pour les emmener ailleurs, même si c’est en leur racontant des choses familières. La puissance du pacte romanesque est telle que le lecteur doit avoir l’impression de voir ces choses pour la première fois. S’il a le sentiment d’être déjà passé par là, c’est qu’on a raté son coup.
Quand on fait son métier de donner des nouvelles du monde, il est inévitable que le contenu des livres rencontre un écho dans la réalité. C’est ce qui s’est passé avec Dawa, mais aussi avec Le Français, dont la trajectoire, de la Normandie à la Syrie, a pu évoquer celle de Maxime Hauchard. J’en étais à la moitié de mon manuscrit quand j’ai entendu parler de lui, fin 2014. Que faire ? Rebrousser chemin parce que la résonance était trop forte, ou au contraire se documenter en vue de renforcer l’effet de réel ? Ni l’un ni l’autre : la fiction est souveraine, elle doit l’être dans la genèse du roman, et elle doit le demeurer quand celui-ci échappe à son auteur.
Nous sommes en état d’urgence depuis le 13 novembre, pensez-vous que nous sommes entrés en guerre ?
En guerre, ça me paraît une évidence depuis bien avant le 13 novembre. Mais quelle est la nature de cette guerre, l’identité de l’ennemi, et comment le vaincre ? À mes yeux, le Premier ministre fait fausse route depuis le début en utilisant des termes qui rappellent le paradigme du choc des civilisations. L’État islamique, dont les stratèges veulent créer les conditions d’une guerre civile dans ce qu’ils appellent le ventre mou de l’Occident, ne voient pas les choses autrement. Leurs petits soldats sont les guerriers saints qui vont renverser l’ordre établi et nous purifier de notre mécréance. Si, de notre côté, nous les percevons comme des barbares, si nous nous imaginons que nous sommes face à un virus que les bombes suffiront à détruire, j’ai bien peur nous commettions un contresens aussi dramatique que celui des néoconservateurs, il y a 13 ans en Irak. Le djihadisme ne s’apparente pas à un virus : c’est un cancer, dont les cellules suicidaires appartiennent à notre propre organisme. Je ne parle pas ici des marionnettistes qui tirent les ficelles de très loin – encore que notre politique au Proche-Orient mériterait un certain nombre d’ajustements. Je parle de leurs pantins, Français « de souche » ou « issus de l’immigration », ces deux catégories stupides, persuadés qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de massacrer des gens, éventuellement en se faisant sauter le caisson, pour prouver qu’ils existent. Nous n’avons pas choisi la violence que leur pulsion de mort nous impose, et je ne suis pas sûr que nous ayons vraiment le désir de la combattre. C’est pourtant la seule façon, à long terme, d’en finir avec le poison de ce qu’ils considèrent comme leur juste cause.
Plusieurs scènes de votre (premier) roman se passent à Sciences Po, pourquoi ce choix ?
Dawa est né d’une ambition très immodeste : je voulais peindre une fresque de la France postrépublicaine, comme Balzac avait mis en scène la France postrévolutionnaire, et raconter Paris des deux côtés du périph’, des antichambres ministérielles aux dalles du 93. Mais c’était aussi, comme beaucoup de premiers romans, une façon d’en finir avec mes années d’apprentissage. On se libère de ses souvenirs, et on passe à autre chose. J’ai écrit Dawa en 2012 et 2013, loin de Paris, sept ans après en être parti. Au fil de ces années, certains aspects de ma vie parisienne et étudiante se sont effilochés, d’autres au contraire ont pris du relief, ils ont continué à m’habiter dans une sorte de rumination. Comme écrivain, j’appartiens résolument à l’espèce des ruminants. Les deux années que j’ai passées Rue Saint-Guillaume entrent dans ce cadre-là, au même titre que d’autres univers, comme le foot, la boxe, le monde de la production et des médias. Plutôt que d’en raconter un en particulier, j’ai eu envie d’entrelacer tous ces mondes qu’on n’a pas l’habitude de voir coexister dans la fiction française. Sybille, l’étudiante, et Marion, la prof de droit administratif, sont des personnages très marqués sociologiquement mais qui cherchent à traverser les frontières que leur assignent a priori leur milieu d’origine. Tous deux doivent en payer le prix, parce qu’on ne soustrait pas sans frais aux lois de sa tribu.
[1] Julien Suaudeau est à ce moment-là dans le New jersey, aux États-Unis.
Julien Suaudeau est né et a grandi à Évreux, ou commence l'action du Français. Diplômé de Sciences Po en 1999, il vit aux États-Unis depuis 2006. Il a travaillé en Belgique et en Azerbaïdjan, réalisé des films... Aujourd'hui, il enseigne le français dans une high school du New Jersey. Il est l’auteur de deux romans.
Dawa, Robert Laffont, mars 2014, 496 p., 21 €
[Dans une France en guerre contre elle-même, deux hommes sombres poursuivent une vengeance au long cours. La violence de leur idée fixe va renverser d’autres destins, puissants, infortunés, des dalles de la banlieue parisienne jusqu’au cœur de l’État.]
Le Français, Robert Laffont, août 2015, 216 p., 18 €
[De l’ennui normand au chaos syrien, la métamorphose d’un inoffensif garçon de campagne en petit soldat du terrorisme. Un voyage au cœur des ténèbres.]
Cet entretien est paru pour la première fois dans le numéro 4 d'Emile, hiver 2015-2016.