Le grand débat - Les études : un ascenseur social en panne ?
Émile a décidé d’accompagner l’élection présidentielle de 2017 en choisissant un sujet qui occupe le débat public, et en confrontant deux points de vue sur celui-ci. Focus sur l'éducation.
Émile Boutmy, le fondateur de l’école, ne voulait rien d’autre que former des « esprits libres », capables de supporter le débat et la contradiction. Les conventions d’éducation prioritaire (CEP), mises en place, depuis 2001, rue Saint-Guillaume, fêtent cette année leur quinzième anniversaire ; Sciences Po revendique haut et fort cette procédure de sélection spécifique, qui a permis d’ouvrir plus largement les portes de l’école à des élèves dont l’origine géographique et sociale ne les plaçaient pas à égalité avec les lycéens issus d’autres grands établissements d’enseignement secondaire. Mais un autre point de vue existe, celui des tenants de « l’égalité républicaine », pour lesquels le concours unique tire vers le haut les candidats qui s’y présentent, en toute équité, sans les distinguer les uns des autres. Cyril Delhay, enseignant à Sciences Po, qui défend le dispositif dont il fut l’un des fondateurs, aux côtés de Richard Descoings, il y a quinze ans, et Élisabeth Lévy, essayiste et polémiste, opposée à ces conventions depuis leurs débuts, ont accepté de se rencontrer. Des échanges riches, passionnés et politiques, sur la discrimination positive, la place du concours comme voie d’accès royale à l’éducation supérieure et plus largement, sur le rôle de l’école.
Élisabeth Lévy
Élisabeth Lévy est fondatrice et directrice de la rédaction du magazine conservateur Causeur. Elle a collaboré à Marianne, Le Figaro, ou France Culture. Elle intervient également en tant que chroniqueuse pour de nombreuses émissions de télévision ou de radio. Elle est l’auteur de plusieurs essais ; le dernier La gauche contre le réel (Fayard), est sorti en 2012.
Cyril Delhay
Professeur d’art oratoire à Sciences Po, Cyril Delhay est auteur de Tous orateurs avec Hervé Biju-Duval (Eyrolles, 2015). Il a été responsable des Conventions d'Éducation Prioritaire de Sciences Po pendant les dix premières années du dispositif, aux côtés de Richard Descoings. Il en a tiré un livre, Promotion ZEP. Des quartiers à Sciences Po, (Hachette littératures, 2006).
Pourquoi Sciences Po a-t-elle voulu mettre en place ces conventions d’éducation prioritaire au début des années 2000, et comment avez-vous vécu ce moment important pour l’école ?
Cyril Delhay : Il y avait alors un constat très rude de Richard Descoings (directeur de Sciences Po de 1996 à 2012, ndlr) : Sciences Po échouait à recruter les talents partout où ils se trouvaient. Symétriquement, dans les lycées de zones défavorisées, les équipes pédagogiques ne parvenaient pas à conduire leurs élèves vers des études supérieures longues et sélectives. L’ascenseur social était en panne complète. À partir de là, on pouvait avoir deux lectures. Soit on pense que les élèves issus des campagnes isolées, des banlieues pauvres et des régions désindustrialisées sont moins capables ou moins intelligents que les autres, que le système est efficient et qu’il n’y a rien à changer. Soit on pense que le système est à améliorer et que la promotion sociale par les études est à relancer. C’est dans cet esprit qu’est né ce dispositif. Il s’adresse aujourd’hui à plus de 100 000 jeunes répartis dans 107 lycées de toutes les régions françaises. Parmi eux, environ 140 à 160 en moyenne sont désormais sélectionnés chaque année pour accéder à Sciences Po.
Élisabeth Lévy : Voilà une bonne façon de commencer un débat ; ceux qui ne pensent pas comme vous prennent les enfants d’immigrés et les pauvres pour des imbéciles et veulent perpétuer les inégalités. En bon français, ce sont des racistes, doublés de bourgeois arrogants. Et non seulement vous êtes le seul à vouloir remédier aux inégalités, mais vous disposez de la seule et unique réponse possible. Hors de la discrimination positive, point de salut. Pour ma part, j’étais et je demeure convaincue qu’il y a d’autres moyens, pour élargir le recrutement. On aurait pu ouvrir sur tout le territoire des classes prépa qui auraient fait office de sas de mise à niveau pour les jeunes doués et motivés, lesquels auraient pu ainsi concourir à égalité avec les autres. Cela aurait été aussi efficace quoique nettement moins médiatique…
Cyril Delhay : Jamais Sciences Po n’a prétendu détenir la seule réponse possible pour relancer l’ascenseur social. Personne n’a dit que vous étiez une bourgeoise arrogante ou raciste. Les classes préparatoires dont vous parlez sont disséminées sur l’ensemble du territoire y compris en Seine-Saint-Denis ; cela participe bien sûr de l’effort collectif et républicain d’Éducation.
Pour vous, Élisabeth, derrière les critères sociaux, qui fondent ces Conventions d’Éducation Prioritaire, il faut aussi aborder le débat sur l’immigration, plus délicat, mais finalement présent lorsque l’on parle de ces lycées de zones défavorisées ?
Élisabeth Lévy : Tout le monde le sait et faire semblant de ne pas le voir n’aide en rien ! Dans la réalité, les ZEP concernent une majorité d’enfants d’immigrés et tout le discours sur la nécessité de valoriser la diversité des parcours répond implicitement à cette réalité. C’est d’ailleurs le cas de bien des réformes de l’école qui ne visent qu’à s’adapter à des flux migratoires qu’on est bien en peine d’intégrer. On suppose que Balzac, c’est trop dur pour les nouveaux arrivants. Les CEP, c’est pareil : mes pauvres petits, vous n’arriverez jamais à posséder et à maîtriser la culture de vos camarades, alors on va vous faire un concours adaptés à vos talents. On prétend les aider alors qu’on les méprise.
Cyril Delhay : Si vous vous renseignez, vous constaterez que des écrivains aussi divers et exigeants que Duras, Flaubert, Balzac ou Rabelais sont toujours au programme du bac français. Pourquoi chercher à agiter des chiffons rouges…
Élisabeth Lévy : Vous avez raison, les gamins d’aujourd’hui maîtrisent impeccablement la langue française et la littérature, ça saute aux yeux !
Au cœur des conventions prioritaires de Sciences Po, il y a aussi la remise en question du concours. L’idée que ce ne serait pas, ou plus, garant de l’égalité républicaine, qu’en pensez-vous ?
Élisabeth Lévy : Pour moi, c’est le principal argument contre les CEP : elles introduisent une rupture dans l’égalité républicaine qui est au cœur de la méritocratie. Et le concours en est l’instrument essentiel. Alors il ne m’a pas échappé que cette égalité est en partie fictive dès lors que tous les élèves n’ont pas les mêmes chances au départ. C’est avec l’excellente ambition de lutter contre des discriminations que Sciences Po a mis en place un système discriminatoire et a, la première, instauré des modes de recrutements diversifiés en fonction des publics, comme on dit pour éviter de parler de « clients ». Ce faisant, elle s’enorgueillit d’avoir ouvert une brèche dans nos modes de pensée, effectivement acclimatées depuis à l’idée de dispositifs à la carte. Le « concours pour tous » vise à sélectionner les meilleurs. Le supprimer, comme aimeraient d’ailleurs le faire les pédagos à tous les étages de l’Éducation nationale, c’est renoncer à l’idéal émancipateur des Lumières qui est de donner à chacun la possibilité d’être le meilleur. Ce qui exige d’ailleurs des dispositifs correcteurs, comme l’étaient les bourses au mérite.
Cyril Delhay : Les CEP sont dans le droit fil de la politique de bourse au mérite de la IIIe République. Le goulet d’étranglement social se situait alors entre l’école primaire et le lycée auquel n’avait accès qu’une minorité de la population. Les instituteurs pouvaient proposer – pour des bourses de l’enseignement secondaire – des élèves qu’ils avaient repérés dans leurs classes. Ce système a permis une réelle promotion sociale par les études pendant plusieurs générations. De façon analogue, les enseignants des lycées qui concentrent les difficultés peuvent collégialement, à la suite d’une longue préparation des lycéens et à l’issue d’épreuves de sélection, proposer des élèves à l’admissibilité à Sciences Po.
Élisabeth Lévy : C’est bizarre, alors, un gouvernement de gauche a créé les CEP, un autre a supprimé les bourses au mérite et les internats d’excellence…
Pour vous Cyril, ces conventions sont donc une autre forme de méritocratie, qui vaut aujourd’hui mieux, peut-être, que le concours unique ?
Cyril Delhay : Quand j’entends Élisabeth défendre l’endogamie sociale au nom du respect de l’égalité, je me crois dans 1984, dans la novlangue et la double pensée, quand on écrit : « La liberté, c’est l’esclavage ! » Là on nous dit : « L’égalité et la république, c’est l’entre-soi ! » C’est un leurre de penser que le concours est au cœur de l’égalité républicaine lorsqu’il s’agit d’accéder à une formation. Le style de rédaction d’une copie n’est pas anonyme. Il y a un avantage énorme aux enfants dont la culture familiale, sociale et économique est élevée. Une copie en outre dit un certain niveau acquis mais peut tromper sur le potentiel. Et d’un point de vue éducatif, n’est-ce pas le potentiel qui est le plus décisif ?
Élisabeth Lévy : Endogamie sociale ? Vous continuez à caricaturer ce que je dis. Êtes-vous simplement capable d’envisager qu’on soit en désaccord avec vous sur les moyens à employer ? Mes arrières grands-parents ne parlaient pas français ! On peut intégrer cette culture, la culture française, par l’école, par l’amour du savoir, par l’amour de la littérature ; ou en tout le cas, on pouvait le faire dans une école qui acceptait la verticalité de la transmission et ne mettait pas l’élève mais la culture au centre du système, selon la funeste formule de Lionel Jospin. Et tout le monde convient aujourd’hui que cette école d’avant le collège unique était bien moins inégalitaire que l’école compassionnelle et intellectuellement désarmée d’aujourd’hui. Si j’évoque tout cela, c’est parce qu’à mon sens, les CEP s’inscrivent dans un mouvement idéologique bien plus large.
Cyril Delhay : Élisabeth Levy appartient à une génération au sein de laquelle, en France, près d’un adulte sur trois est illettré. Aujourd’hui, un jeune adulte sur dix l’est. C’est encore trop, mais il y a eu progrès. On veut nous faire prendre l’époque ancienne pour le paradis perdu. On pourrait au contraire reconnaître le colossal effort d’éducation menée par les équipes pédagogiques sur le terrain pour que le plus grand nombre accède à la culture. Si l’on revient à Sciences Po, avant la mise en place des CEP, le concours d’entrée de 1998 a été analysé par des sociologues qui ont conclu ceci : pour un enfant de catégorie socioprofessionnelle supérieure sur cinq ayant réussi cet examen d’entrée, il y avait seulement un enfant d’ouvrier sur 36. Comment l’expliquer et l’accepter ? Je crois que toutes les écoles aujourd’hui – y compris les universités d’ailleurs – procèdent à une diversification des procédures de recrutement, indispensable pour aller chercher des profils différents. Il faut aussi adapter la façon de discerner les profils des uns et des autres.
Élisabeth Lévy : En somme, vous considérez que la culture bourgeoise est un privilège ? Moi aussi. Raison pour laquelle je prétends que les enfants d’ouvrier ont le droit d’y accéder. Vous, vous proposez de changer la culture. Eh bien non ! Évidemment que notre culture s’enrichit sans cesse. Mais que vous le vouliez ou non, la culture que doit transmettre l’école c’est avant tout, avant les mangas et avant internet (que n’importe quel ado, même pauvre, découvre tout seul), un énorme stock d’auteurs morts ! Sous prétexte d’accueillir des élèves qui n’ont pas eu la chance de les côtoyer, et derrière le chatoyant drapeau de la diversité, on a sans cesse abaissé le niveau d’exigence. Et je ne parle pas de Sciences Po, mais de l’ensemble de notre système scolaire qui, confronté à l’arrivée de nombreuses générations immigrées, a toujours opté pour le nivellement par le bas. Le plus amusant, ou paradoxal, c’est que ça a commencé par le « collège unique » : puisque les niveaux sont de plus en plus hétérogènes, tout le monde dans le même bateau et si les mauvais ne deviennent pas bons, au moins les bons deviendront moyens de façon à ne pas faire tache. Et on a réussi : même les sociologues les plus délirants ne racontent plus que le niveau monte ! Or, c’est à des élèves issus de cet enseignement secondaire que Sciences Po doit dispenser une formation généraliste de très haut niveau. C’est très bien la « gestion des entreprises artistiques », mais je vous fais le pari que demain, ceux qui dirigeront nos entreprises et notre pays seront ceux qui ont continué le latin et lu les grands classiques.
Cyril Delhay : Vous abordez une macédoine de thèmes qui viennent parasiter la question centrale, la seule qui vaille : quelle mobilité sociale par les études permet le système éducatif aujourd’hui en France ? Les CEP répondent à un enjeu de mobilité sociale et territoriale. Et si vous regardez les résultats du dispositif, les premières réussites sont d’ordre social : entre 50 et 70 % d’élèves boursiers sont reçus dans le cadre de cette procédure, et autant sont des enfants de chômeurs, d’ouvriers, ou d’employés. Grâce à l’action continue et en profondeur de Richard Descoings et de Frédéric Mion, la diversité sociale fait désormais partie de l’ADN de Sciences Po. Cette diversité sociale est une richesse de la communauté étudiante.
Élisabeth Lévy : J’ai donc dû rêver que j’avais entendu Richard Descoings vendre les conventions comme un moyen de lutter contre les discriminations ethniques et de faire entrer la « diversité » dans le temple de la bourgeoisie en loden.
Cyril, contrairement à Élisabeth, vous ne pensez pas que le débat a une dimension ethnique ?
Cyril Delhay : Selon la commune où l’on vit, parfois selon la rue où l’on naît, on n’a pas les mêmes chances en France aujourd’hui. La logique ségrégative est d’abord géographique et urbaine. À moins de se cacher derrière son petit doigt, on ne peut nier cela. Des territoires concentrent les difficultés, pauvreté, immigration pauvre, chômage, isolement, mauvaise desserte des transports, présence insuffisante des services publics… Dans les campagnes en voie de désertification, comme dans les régions où l’on a fermé les dernières mines ou dans les banlieues laissées à leur confinement. Il faut concentrer l’action publique vers ces territoires oubliés de la république et leurs habitants, quels qu’ils soient.
Élisabeth Lévy : Comment voulez-vous agir si vous refusez de savoir pour qui vous agissez ? Vous refusez de voir une évidence aveuglante qui est que, à côté de la pression démographique des générations du baby boom, l’immigration a constitué un défi culturel pour notre école et pesé sur ses réformes (notamment à travers nos représentations masochistes des crimes que nous devions réparer en évitant d’imposer notre culture aux arrivants). Que vous le vouliez ou non, dans les faits, la mobilité sociale et l’intégration ont souvent partie liée. Pour vous, les enfants d’immigrés sont des « pauvres » comme les autres et vous refusez de vous intéresser spécifiquement à eux. Pour ma part, je souhaite qu’ils soient de plus en plus nombreux à Sciences Po et ailleurs. Mais qu’ils le soient à la loyale, comme le sont déjà des milliers d’enfants issus de milieux populaires et/ou immigrés. Ce n’est pas les bourgeois que vous insultez avec vos systèmes discriminatoires, ce sont tous ceux-là, qui se sont battus dans des conditions plus difficiles que les autres et qui ont réussi. Cependant, nous sommes au moins d’accord sur une chose : après 40 ans de réformes explicitement destinées à faire advenir plus d’égalité, il y a plus d’inégalités et moins d’enfants d’ouvriers dans toutes les grandes écoles de France !
Cyril Delhay : Ce que vous appelez bravement « à la loyale ! », c’est de la novlangue. Vous constatez vous-même que l’ascenseur social est en panne et vous persistez à remuer toute la rhétorique possible pour que rien ne bouge. À Sciences Po, ça a bougé !
Élisabeth Lévy : Peut-être mais au prix d’un renoncement à votre devoir d’universalisme, je n’insiste pas….
Cyril Delhay : Non, on y a été de façon volontaire et politique ! Parce que je crois que la mobilité sociale par les études est loin d’être automatique. Elle demande un investissement humain et matériel colossal de la part de tous les acteurs. Il ne faut pas se contenter des bonnes paroles, il faut mettre le pied à l’étrier, aller sur le terrain, faire travailler ensemble des équipes de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire. Dans ce sens, les partenariats avec les lycées mis en place par Sciences Po ont été un succès, une direction dans laquelle Sciences Po a été pionnière.
Élisabeth Lévy : La première à instaurer une entrée au rabais, oui !
Cyril Delhay : Pas du tout, Sciences Po ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui. Le taux d’intégration dans l’emploi, en dépit d’un contexte national et international plus sévère, reste au moins équivalent, avec une internationalisation, une communauté étudiante plus riche, plus variée plus ambitieuse qu’elle ne l’a jamais été. Jamais il n’y a eu autant de candidats à Sciences Po, avec un taux de sélection aussi rude et il y a aujourd’hui trois fois plus d’étudiants à Sciences Po qu’il y a 15 ans…
Élisabeth Lévy : Tant mieux ! Je ne souhaite que du bien à vos étudiants !
Mais peut-être faut-il aussi accepter que tout le monde ne puisse pas intégrer Sciences Po ? Faut-il toujours faire en sorte d’augmenter le nombre d’élèves qui ont accès aux études supérieures ? Ou admettre que tous ne sont pas faits pour ?
Cyril Delhay : Bien sûr que tout le monde n’a pas vocation à entrer à Sciences Po, mais l’important, c’est de donner à chacun les moyens de développer son potentiel. Et le système éducatif et social, en France, a progressé... Il y a eu cet effort de la société française, largement entamé sous de Gaulle, d’aller toujours éduquer de façon plus ambitieuse et plus large l’ensemble des citoyens.
Élisabeth Lévy : Ambitieuse ? C’est une blague ? Je ne dis pas que le défi de l’éducation de masse était simple à relever, mais nous avons clairement échoué. Comme on était incapable d’amener 80 % des élèves au niveau du bac, on a amené le bac au niveau de 80 % des élèves. Résultat : personne n’ose se présenter nulle part avec un bac !
Cyril Delhay : Vous rêvez du bac de 1900 avec ses 7 000 bacheliers…
Élisabeth Lévy : Non je rêve d’un bac dont les copies ne révèleraient pas que leurs auteurs ne maîtrisent pas la langue française et, ce qui est plus grave, ne savent ni raisonner ni structurer leur pensée.
Cyril Delhay : Aujourd’hui, environ 700 000 élèves se présentent aux épreuves du bac. S’adresser du mieux qu’on peut à l’ensemble de la population pour donner les fondements d’une éducation intellectuelle et morale, ça n’est pas niveler par le bas, c’est au contraire porter plus haut ! Quand on a 60 000 bacheliers, comme en 1960 – un jeune sur dix ! – on n’est pas dans une situation égalitaire, on est dans une situation de caste sociale. Certains groupes sociaux s’accaparent les meilleures éducations et les meilleurs postes dans l’emploi. Je ne crois pas que cela puisse être le fondement d’un contrat républicain durable.
Élisabeth Lévy : C’est une caricature. Nous n’avons pas à choisir entre 60 000 bacheliers ou des millions de bacs qui ne valent rien. Il existait à gauche une tradition de l’élitisme républicain qui a totalement disparu au profit d’une espèce de démagogie qui tient les bons élèves en suspicion (ne sont-ils pas des privilégiés, ces petits salauds) et qui atteint son paroxysme avec les CEP de Sciences Po qui conjuguent à mon avis deux erreurs : l’égalitarisme inégalitaire et le mythe de l’ouverture au monde. On n’étudie bien que derrière des murs.
Au-delà de sa démocratisation, on vous entend poser la question du rôle de l’école : Cyril Delay, vous parlez de développer des potentiels ; Élisabeth Lévy, vous semblez privilégier les connaissances, le niveau académique. Ce sont deux visions qui s’opposent ?
Élisabeth Lévy : Le cœur de la mission de l’école, qu’elle s’appelle Sciences Po ou Polytechnique, c’est la transmission d’une culture. Et ça, je ne le vois plus à Sciences Po.
Cyril Delhay : Vous devriez revenir sur les bancs de Sciences Po. Il n’y a pas de culture que dans Causeur… À Sciences Po aujourd’hui, vous pouvez vous nourrir d’un très important programme d’Humanités, et même d’Humanités scientifiques. Et si vous le voulez, vous pouvez même y apprendre le grec ancien et le latin. Mais c’est vrai que l’on s’adresse de façon aussi personnelle que possible à des intelligences différentes que l’on veut faire grandir et fructifier. Chacun a sa propre culture et toutes les formes de culture peuvent être valorisées. Croire que la culture qui est la sienne, de son groupe social à soi, dans un territoire qui est le sien, est d’emblée universelle me semble dangereux et arrogant. L’exigence de culture est plus haute si elle admet la différence, la pluralité et la confrontation.
Élisabeth Lévy : Mais aujourd’hui plus que jamais, on devrait d’abord se soucier de culture commune. Chacun sa culture, au cas où l’actualité vous échapperait, ça ne marche pas du tout ! Ce sont des foutaises relativistes : tout se vaut, Platon ou Bill Gates, Black M et Victor Hugo… Non ! D’après vous, cher Cyril, pourquoi les gens se battent-ils pour envoyer leurs enfants dans des écoles où ils peuvent encore apprendre le grec ? Et bien, parce qu’un certain nombre de choses ne peuvent s’apprendre qu’à l’école, le reste, la vie s’en charge…
Cyril Delhay : La culture ça n’est pas un musée, c’est la vie, la lecture et la confrontation des idées.
Élisabeth Lévy : Si vous y tenez, mais l’école, en revanche, ce n’est pas la vie, c’est un sanctuaire (cela devrait être serait plus juste). Elle doit vous donner ce que vous ne trouverez pas sur les écrans ou dans les bistrots : la liberté qu’offre le savoir. Aujourd’hui, ce sont les auteurs du passé qui sont menacés de disparaître de nos mémoires et avec eux, d’infinies sources de plaisir et de réflexion.
Dans ces débuts de campagne présidentielle, on étend peu de candidats émettre des idées pour l’école. Que pouvez-vous leur suggérer ?
Cyril Delhay : 1 600 étudiants issus des zones d’éducation prioritaire ont été sélectionnés pour suivre des études à Sciences Po depuis 2001. Plus de neuf sur dix ont été diplômés. On les retrouve aujourd’hui dans tous les secteurs, dans l’entreprise, la recherche et l’enseignement, le journalisme et la vie politique. Certains ont pu grâce à l’incubateur de Sciences Po développer leur start-up avec des succès remarquables. Ils créent de la richesse et de l’emploi. Si 200 ou 300 écoles d’ingénieurs et de commerce s’étaient attelées à obtenir des résultats aussi ambitieux, aujourd’hui on aurait peut-être 500 000 nouveaux diplômés issus de cette promotion sociale en France, et je pense que l’état même du pays serait différent.
Je crois qu’il serait utile de demander à chaque direction d’établissement si elle veut ou non conduire une politique de promotion sociale par les études. Je suis favorable à la création d’un indicateur pour mesurer la mobilité sociale permise par chaque établissement d’enseignement supérieur, y compris l’Université. Déterminer quelle est la part d’étudiants de diverses origines sociales à l’entrée d’une école et quelle est la part que l’on retrouve diplômés. Libre aux équipes de chaque institution de trouver les moyens qu’elles jugent le mieux appropriés pour mettre en œuvre une telle politique. La responsabilité de tous est d’évaluer régulièrement les résultats obtenus.
Élisabeth Lévy : Vous avez raison, il est dramatique qu’on parle si peu de l’école. Je suggèrerais au prochain président d’annuler la désastreuse réforme du collège (et la plupart des lubies de Najat Vallaud-Belkacem qui est devenue la précieuse ridicule en chef de la République). Il faut refonder de fond en comble notre système éducatif. Arrêtons aussi avec la suppression des notations ou des devoirs… Arrêtons de faire passer de classe en classe des élèves manifestement largués. Mais dès qu’on parle d’éducation, il est question d’allègements, de réduction des exigences. Quel mépris ! L’égalité ne consiste pas à s’adapter au niveau de chacun mais à dire à chacun : toi aussi tu peux. Cela demande de l’autorité, de l’exigence et l’amour de la culture. Nous ne naissons pas à chaque génération : l’école est là pour nous apprendre, comme le dit Hannah Arendt, qu’il y avait un monde avant nous. Un monde plus grand que nous.