Élections 2017 : "En Marche a mis en œuvre les techniques de la disruption"

Élections 2017 : "En Marche a mis en œuvre les techniques de la disruption"

Comment Emmanuel Macron est-il parvenu au pouvoir ? Quelles sont les dynamiques et les techniques qui ont accompagné les victoires d'En Marche en 2017 ? Le politologue Pascal Perrineau propose son éclairage sur ces questions. 

Ces thèmes sont également au coeur de l'ouvrage qu'il a dirigé, Le Vote disruptif, les élections présidentielles et législatives de 2017 (Presses de Sciences Po), un livre qui selon lui reflète la "culture de laboratoire" présente à Sciences Po. Cette œuvre collective fait intervenir plus de vingt sociologues et politologues du Cevipof et d'ailleurs, pour décrypter le cycle électoral de 2017.

Pascal Perrineau. Crédit : Manuel Braun

Pascal Perrineau. Crédit : Manuel Braun

Propos recueillis par Alix Fontaine et Maïna Marjany

Pouvez-vous nous présenter cet ouvrage en quelques mots ?

Il s’agit de la treizième édition des « Chroniques électorales », une collection que je dirige à Sciences Po depuis 1992. Ces chroniques cherchent à donner le meilleur de la recherche en science politique et en sociologie électorale, pour comprendre les élections présidentielles et législatives qui viennent de se dérouler, à partir d’une perspective de recherche en temps court. Il ne s’agit pas de publier un livre deux ou trois ans après, mais dans l’année des élections. On fournit ainsi les premières grilles de lecture scientifiques de l’événement. Pour chaque ouvrage de la collection, nous choisissons comme titre un terme qualifiant le vote, comme « le vote de crise » (en 1995) ou le « vote normal » (en 2012). 

Vous avez cette fois-ci choisi de qualifier ce vote de « disruptif ». Pourquoi avoir choisi ce mot, qui vient plutôt du monde de l’entreprise ? 

En effet, ce terme vient à l’origine du marketing. Jean-Marie Dru, l’ancien patron de TBWA, que je cite dans le livre, a décrit ce phénomène. C’est un processus où une entreprise décide d’arriver sur un marché, de le perturber afin de s’y installer, en ayant recours à une politique des prix agressive ou une politique de produits innovants. C’est, par exemple, ce que fait Uber dans les transports urbains. Autour d’Emmanuel Macron, toute une série de jeunes pousses connaissaient très bien cette littérature d’analyse de la disruption. Avec En Marche, ils ont mis en œuvre les techniques de la disruption, qui sont des techniques de « destruction créatrice » : on détruit un vieux système pour en créer un autre. C’est ce qu’a fait En Marche en entrant sur un marché politique avec de nouveaux produits, une forme d’agressivité forte et qui a « disrupté », perturbé, le marché politique existant. Donc, la disruption est un terme particulièrement bien adapté à ce qu’il s’est passé. 

La disruption s’est trouvée à tous les niveaux. Dès le début des primaires, on comprend qu’elles ne sont pas comme les autres. Un vent de renouveau commence à souffler dès la primaire des Verts : exit Cécile Duflot ! Puis, ça continue : Sarkozy, Juppé, exit ! Ensuite, Manuel Valls, exit ! Le vent de folie, le vent de renouvellement, de « dégagisme » commence à souffler extrêmement tôt et de manière durable. 

La campagne  est elle aussi complètement disruptive. On a très peu parlé de protection sociale, de chômage, de la réforme du système éducatif… Le bruit médiatique sur les « jeux » politiques était tel qu’on n’arrivait pas à parler des enjeux qui préoccupent véritablement les Français. C’est radicalement nouveau.
Enfin, au niveau des électorats, on n’a jamais atteint des taux de volatilité aussi importants et des constructions de choix électoral aussi tardives. Donc c’est vraiment la disruption dans tous ses états et à tous les étages. 

Comment l’ouvrage est-il organisé? 

En général, tous les ouvrages sont organisés en trois temps, mais nous avons cette fois ajouté un quatrième temps: l’analyse des primaires, qui ouvre le livre. Notre deuxième partie se concentre sur la campagne et la pré-campagne. Toute une série de chercheurs, spécialistes de l’audiovisuel, de la presse écrite et du web ont analysé comment l’élection présidentielle se met en scène dans le système des médias, comment les JT ont structuré et ont pris en charge la question présidentielle. Une analyse du web et de la proportion énorme prise par les fake news a aussi été faite. Il est intéressant de noter qu’il s’agit du retour d’un problème ancien sous une nouvelle forme : la rumeur anonyme. Désormais portée par la technologie, elle ne touche pas seulement des centaines de personnes mais des centaines de milliers. Ce qui est inquiétant c’est que des personnalités et des responsables politiques relaient parfois ces informations, comme ce fut le cas pour Marine le Pen qui a évoqué la fausse information d’un compte fictif d’Emmanuel Macron aux Bahamas. C’est un outil politique et sa  normalisation est inquiétante.

La troisième partie est celle de l’analyse purement électorale, qui se fait par « grand électorat ». Nous utilisons toujours deux méthodes. La première est l’analyse des enquêtes, basée sur les différentes vagues de « l’Enquête électorale française 2017 » menée par le  Cevipof, qui a suivi le même échantillon pendant un an et demi avant l’élection ; la deuxième est l’analyse des résultats réels, pour laquelle nous utilisons le fichier électoral communiqué par le ministère de l’Intérieur.

La dernière partie est consacrée à l’après-élection et l’impact de celle-ci sur le paysage et le système politique. Il y a bien sûr un chapitre sur les législatives - en ombre de l’élection  présidentielle -, mais aussi une analyse du choc des élections sur le paysage de la droite et de la gauche. 

Enfin, nous publions une chronologie de la campagne sur une année et demi, un atlas de cartes et les tableaux des résultats définitifs, vérifiés et ventilés par département et par circonscription. L’objectif est d’en faire un ouvrage de référence, très complet. 

Cette élection a marqué une rupture. Existait-il des signes annonciateurs?

Depuis des décennies, on pouvait observer une hausse de l’abstention, ce qui montrait que les Français ne se sentaient plus très à l’aise avec le système tel qu’il fonctionnait. Deuxième signe, il y avait une montée des partis protestataires. Le Front National, depuis des années, et la France Insoumise en 2017. À eux deux, ils ont réuni plus de 40% de l’électorat. 

Il y a eu également des signes dans les enquêtes d’opinion, mais encore fallait-il y croire. Les Français ne sont plus dans un état de scepticisme par rapport au système politique, ils sont dans un état de colère et de défiance maximale. Cela était visible dans le baromètre de confiance du Cevipof depuis plusieurs années. Il fallait prendre ces choses au sérieux. Quand j’allais présenter ces données on me disait « oui, c’est intéressant, mais tout cela va se reclasser, ce n’est pas un problème vous allez voir ». Mais, au bout d’un moment, la colère débouche sur la scène électorale, elle ne s’exprime pas simplement dans les sondages et les enquêtes d’opinion. Elle pénètre jusqu’au cœur des urnes.

Y-a-t-il eu des précédents dans l’histoire de la cinquième République ?

Le malaise dans le clivage gauche-droite existe depuis un moment. Je le disais depuis des années : « Attention, la bipolarité droite-gauche est en train de rentrer dans un malaise extrêmement profond ». Mais, avec les quelques politologues qui disaient aussi cela, on ne nous prenait pas au sérieux. On nous disait que cela allait se re-bipolariser. Pourtant, ça a fini par sauter, en 2017. Si on additionne les voix du grand parti de gauche et celles du grand parti de droite, on obtient 26%, soit un quart des Français. 

Il y a eu, dans le passé, des moments où le système s’est trouvé profondément perturbé et où on a assisté à la naissance d’un nouveau système ; des élections de reclassement, comme celle de 1958. En 2017, ce n’est pas un changement de République qui s’opère, c’est au sein même des institutions, telles qu’elles existent, que la perturbation intervient. 
Pensez-vous que la « disruption » introduite par Emmanuel Macron pendant la campagne se poursuive à la tête de l’État ?

D’un côté, Emmanuel Macron a la volonté de revenir à un esprit originel des institutions : un esprit de verticalité, d’une certaine dignité cérémoniale. C’est sa conception jupitérienne, au fond gaullienne, des institutions. Il l’avait annoncé pendant la campagne et le met en œuvre. 
D’un autre côté, la nouveauté disruptive continue. Il a fait sauter le PS dans le moment électoral. Il a ensuite cherché à diviser la droite, en nommant Edouard Philippe à la tête de son gouvernement, en confiant les ministères économiques à des hommes de droite, en faisant des réformes économiques qui satisfont plus la droite que la gauche…

Toutefois, malgré ces changements, un président a besoin d’un parti, d’un mouvement, ne serait-ce que pour gagner les élections intermédiaires, pour s’implanter sur le territoire, pour être autre chose qu’une force nationale. Et c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui. Il a besoin d’un appareil pour sélectionner des gens localement afin d’avoir un relais dans les territoires. Emmanuel Macron n’a jamais été élu localement, cela se ressent dans les relations qu’il entretient avec les maires et les collectivités territoriales. D’ailleurs, le mauvais score de la République en Marche aux sénatoriales est un signe. Mais il cherche néanmoins à se donner les moyens de pénétrer ce tissu local. 

Justement, pour constituer davantage son mouvement, celui-ci a besoin d’un chef. Que pensez-vous de la façon dont Christophe Castaner a été désigné à la tête de LREM et des protestations qui ont accompagné cette nomination ? 

Comme toujours, il y a des déceptions et ça se comprend. Une centaine d’adhérents ont rédigé un texte pour expliquer que ce n’est pas le type de mouvement dont ils rêvaient. Ils auraient dû cependant être attentifs à ce que disait Macron sur sa conception jupitérienne du pouvoir. Que le choix de Castaner ait été décidé lors d’un diner à l’Elysée, par le patron, ce n’est pas étonnant. Sont déçus ceux qui ne voulaient pas l’entendre ou qui ne voulaient pas y croire. 

Les adhérents d’En Marche ont vécu pendant des mois dans un mouvement ascendant, ils découvrent maintenant qu’une organisation, surtout quand on est au pouvoir, est un mouvement descendant. Un mouvement descendant est marqué par la verticalité, l’autorité et l’absence de consultation démocratique. Des vieux militants n’auraient pas été surpris. Mais ce n’est pas complétement nouveau. Quand les partis socialistes sont nés au début du vingtième siècle, ils étaient très travaillés par cette idée de renouveau extraordinaire de la démocratie. Puis, très vite, ils ont découvert que même dans les partis socialistes il y avait un chef. C’est ce que Roberto Michels appelait la loi d’airain de l’oligarchie. C’est exactement ce qui est en train de se passer dans le mouvement En Marche.

Peut-on comparer En Marche à d’autres mouvements en Europe ? Par exemple, Podemos, en Espagne, où les premiers militants ont été forcément déçus par l’exercice du pouvoir au plan local ou régional… 

Tout à fait. Dans de nombreuses démocraties, on trouve des mouvements, qui expriment le malaise des vieilles démocraties et ont la volonté d’inventer des formes politiques nouvelles. Mais on n’invente jamais quelque chose de radicalement nouveau. Jamais. Le nouveau est marqué par l’ancien. Et c’est aussi ce qui s’est passé en Grèce avec Syriza ; regardez le Tsípras d’avant et le Tsípras d’aujourd’hui. Les militants ont découvert la verticalité gouvernementale après avoir participé à un mouvement où ils pensaient s’opposer à la globalisation, aux contraintes financières, aux règles imposées par l’Allemagne, etc. Même chose pour Podemos. Le mouvement est très articulé sur le web, sur l’horizontalité, et ils découvrent maintenant que c’est le chef, Pablo Iglesias, qui décide. Idem pour la République en Marche. Il y a toujours des formes de leadership, d’autorité traditionnelle qui réapparaissent très vite… 


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Sciences Po a pour tradition de publier des chroniques électorales depuis le début de la Ve République. Cette collection, qui a été créée par François Goguel, professeur à Sciences Po devenu président de la Fondation nationale des sciences politiques, rassemble pour chaque élection les contributions de nombreux chercheurs. Pascal Perrineau a repris la direction de ces « chroniques électorales » en 1992. 


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