Analyse - David Azéma : "La privatisation de la SNCF est un fantasme !"
Depuis quelques semaines, la SNCF est plus que jamais au coeur des débats. Alors que le gouvernement a annoncé son souhait de réformer l'entreprise ferroviaire, les défenseurs des cheminots français s'opposent à un projet qui serait, selon eux, une destruction du service publique ferroviaire. David Azéma, banquier chez Perella Weinberg, ancien directeur général délégué de la SNCF et ex-patron de l'Agence des participations de l'État, a expliqué dans une interview au Figaro les enjeux du projet de réforme de la SNCF et de la future ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire prévue en 2021.
La réforme de la SNCF est, dit-on, nécessaire avant l'ouverture à la concurrence. Est-ce une révolution qui se prépare ?
La concurrence dans le rail n'est ni un sujet neuf - le principe est fixé par une directive européenne depuis 1991 - ni une justification majeure à la réforme du système ferroviaire. Il ne faut pas en attendre un impact massif. Si on prend l'exemple allemand, on constate qu'après vingt-cinq ans d'ouverture, la part de marché des concurrents de la Deutsche Bahn est encore minoritaire, que la concurrence est souvent animée par des entreprises publiques comme Transdev, Abelio ou Keolis, et qu'aucun acteur fort et profitable n'a réellement émergé. Le marché du transport ferroviaire n'attire manifestement pas grand monde, parce que le rail n'est pas, à la différence des télécoms, un secteur intrinsèquement marchand et profitable.
Pourquoi vouloir l'ouvrir à la concurrence dans ce cas ?
C'est certainement le résultat d'une analyse par mimétisme au niveau européen. On a pensé que ce qui avait été fait pour les télécoms ou l'aérien, produirait les mêmes résultats, parfois spectaculaires, pour le consommateur final. Mais on a ignoré les spécificités fondamentales du rail. D'une part, il n'existe pas de transport ferroviaire de voyageurs sans contribution publique massive. Partout, l'argent public finance au moins la moitié du système car la technique ferroviaire est chère quel que soit l'opérateur. D'autre part, on oublie qu'un train a plus en commun avec un ascenseur qu'avec une voiture ! C'est un poste centralisé qui détermine son trajet, pas le conducteur. L'accès libre d'un tiers est donc compliqué. La concurrence n'est pas impossible mais elle sera toujours largement artificielle.
Sans concurrence, le rail s'expose aux travers du monopole. Le confort de la rente fait monter les prix et anesthésie l'innovation…
Le monopole, c'est un vieux souvenir pour le rail. Le train n'est plus seul sur le marché du transport de longue distance depuis le début du XXe siècle, c'est-à-dire depuis l'invention de l'asphalte et du pneumatique, puis, bien sûr, de l'avion. Aujourd'hui, le consommateur a le choix entre le rail, la route et l'air. La capacité du monopole ferroviaire à dicter ses prix est donc doublement empêchée: par l'existence de transports alternatifs, et par le rôle prépondérant des autorités publiques qui souvent, et notamment en France, interviennent dans la fixation (et la subvention) des tarifs. La concurrence peut en revanche être très utile pour «challenger» l'opérateur historique, stimuler l'innovation et l'efficacité. En «open access», mais seulement s'il y a de l'espace (en l'occurrence des sillons), des concurrents peuvent imaginer de nouvelles offres, de nouvelles propositions techniques, un nouveau marketing, d'autres services. On l'a vu en Italie mais c'est à peu près le seul exemple en Europe. Elle peut aussi amener plus d'efficacité pour des services donnant lieu à appels d'offres. Dans ce cas elle fera baisser les coûts pour les autorités de transports. Il n'est pas sûr qu'elles le répercutent sur le prix du billet. C'est le contribuable, plus que le client, qui peut y gagner.
Mais la SNCF y perdra…
Pas forcément… Être en monopole, c'est être rendu responsable de tout. Regardez ce qui s'est passé au Royaume-Uni. Dans les années 1980, l'opérateur public - British Rail - était conspué pour la mauvaise qualité de son service. Le gouvernement a décidé la privatisation et la concurrence, pensant que cela réglerait tout. Lorsque de dramatiques accidents sont intervenus au début des années 2000, on a pris conscience que l'état du système ferroviaire n'était pas lié au statut public ou privé de l'opérateur mais au sous-investissement et au sous-entretien depuis les années 1950. N'ayant plus de bouc émissaire public en monopole, il a bien fallu traiter les vraies causes. Le contribuable et le voyageur britanniques paient certes plus mais le système - le plus sûr d'Europe - est correctement financé. La concurrence a fait la vérité des prix, pour tout le monde.
La concurrence peut-elle élargir le marché du train en France ?
Ce sera difficile. Cela supposerait que ce marché soit mal capté en France. Je ne crois pas que ce soit le cas. Sur les axes saturés, une guerre des prix ferait baisser les recettes et le contribuable devrait combler l'écart pour le financement du réseau. Faudra-t-il alors libérer des capacités en supprimant des trains desservant des destinations moins attractives? L'État ne semble pas le souhaiter et ça me paraît sage. En fait, le sujet se pose de manière assez proche pour les TGV et les TER: quel service public veut-on? Dans tous les cas, le secteur reste non marchand, et la concurrence pure et parfaite y est impossible. C'est ainsi que, paradoxalement, les lignes déjà opérées par le privé sont des très petites lignes: le Blanc-Argent, le «Train des Pignes» en Provence et Carhaix-Paimpol en Bretagne. L'intérêt du privé n'est pas d'abord lié à l'existence d'une demande mais aux moyens qu'une autorité publique décide de mettre pour organiser le service.
La concurrence est-elle synonyme de privatisation ?
La concurrence fera entrer des acteurs «privés» - quoique souvent à capitaux publics comme je l'ai dit - dans le système. Mais je suis convaincu que plus il y aura de concurrence et de place pour d'autres joueurs, plus on aura besoin d'un acteur public central performant et solide. La réforme envisagée le dit bien qui prévoit d'ailleurs sa transformation en société anonyme à capitaux publics et incessibles. Cette évolution n'est pas une menace pour l'entreprise et ses salariés, c'est plutôt une protection. Passer en SA implique nécessairement de régler préalablement la question de la dette et du financement du système. Je suis convaincu que cette réforme conduira à l'assainissement financier du système par l'État et impliquera la reconnaissance du caractère fondamentalement public de la SNCF. L'inquiétude exprimée par les cheminots et leurs syndicats sur ce sujet me paraît sans fondement. La privatisation de la SNCF est un fantasme!
Entretien initialement publié dans Le Figaro Magazine le 16 mars 2018
Crédit photo de la page d'accueil : CC/Nelso Silva