Pierre Mathiot : "Avec le ministre de l’Éducation, nous considérons qu’il faut réformer le système"
Le baccalauréat vient de fêter ses 210 ans. Le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, a annoncé cette année, une grande réforme de l’épreuve, qui sera mise en œuvre en 2021. L’homme derrière cette réforme est Pierre Mathiot, professeur de science politique, ancien directeur de Sciences Po Lille et même un temps candidat, en 2013, à la tête de Sciences Po Paris. Homme de gauche connu pour son franc-parler, ce proche de Jean-Michel Blanquer nous parle de ses propositions, et ce faisant, nous livre ses constats sur l’état de l’école et de l’université. Un diagnostic sans concessions, loin de toute ambition politique. Puisqu’il nous le dit dès le début de l’entretien : « Je suis un type plutôt libre, qui dit ce qu’il pense. »
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Quand on touche à des questions d’éducation, vous ne pensez pas que le vieux schéma droite-gauche demeure ?
Je pense qu’il reste encore, en effet, dans ce domaine, des postures dites de droite et de gauche. Mais je le formule ainsi à dessein, ce ne sont souvent que des postures, que certains ont d’ailleurs intérêt à garder… en disant cela, je ne vais pas me faire que des amis parmi mes copains de gauche [sourire]. De mon côté, je situerais plutôt aujourd’hui la ligne de fracture entre conservateurs et réformistes. Attention ! Les conservateurs n’étant pas unis et les réformistes non plus. Mais je dirais qu’il y a des personnes attachées à l’idée de faire bouger le système le moins possible – et là, on trouve des gens de droite comme de gauche – et, en face, des réformistes qui veulent faire évoluer les choses, mais qui sont assez divisés sur la manière de s’y prendre. Mon point commun avec le ministre de l’Éducation, c’est que nous faisons partie de ceux qui considèrent qu’il faut réformer le système.
Pourquoi, en parlant de posture, vous allez chatouiller les oreilles de vos amis de gauche ?
Beaucoup de gens à gauche défendent des positions très anti-sélection, favorables à l’égalité des chances, mais je ne suis pas sûr qu’ils se les appliquent toujours à eux-mêmes et à leurs enfants. D’autres, plutôt de droite, font l’effort de mettre leurs enfants dans des établissements de quartier. Pour ma part, disons que j’essaie de vivre au plus près des positions que je défends, par exemple en ayant scolarisé mes enfants dans l’éducation prioritaire tout à côté de Lille. Je considère qu’on ne peut pas dire qu’on est attaché à l’égalité des chances, à une conception intégratrice et émancipatrice de l’école, sans se l’appliquer à soi-même. Si on veut être porteur d’un discours ambitieux, il faut essayer de présenter une forme d’exemplarité. Parler de ce que l’on ne connaît qu’indirectement, ce n’est pas ma tasse de thé.
Vous assurez un cours sur la décision publique à Sciences Po Lille. Avez-vous constaté des différences entre la théorie de votre cours et la pratique de la mission qui vous a été confiée par le ministère ?
Non, ce que j’ai vécu durant la mission correspond assez bien à ce que je dis à mes étudiants [rires] ! En revanche, mon expérience auprès du ministre m’a permis de confirmer l’importance de quelque chose qu’on a du mal à évaluer : le rôle que jouent la fatigue et la saturation de l’agenda dans la prise de décision. C’est une dimension importante de psychologie sociale que le stress des équipes. Emmanuel Macron, en arrivant à l’Élysée, a souhaité réduire le nombre de conseillers dans les cabinets ministériels, ils ne sont plus que dix. C’est très peu pour un ministère comme celui de l’Éducation nationale qui s’occupe aussi de la Jeunesse, même si l’équipe du ministre travaille très bien avec les services de l’administration. Les conseillers n’ont pas nécessairement le temps que nous, experts extérieurs, jugerions nécessaire pour prendre connaissance, de manière plus approfondie, de telle ou telle proposition et de ses implications. Les cabinets travaillent à très grande vitesse, sur un rythme assez éreintant, et les conditions d’arbitrage ne sont forcément pas les mêmes, vous tranchez plus vite… À cela s’ajoutent la fatigue et l’agenda sans cesse perturbé. C’est intéressant (et épuisant) à observer. Mais l’un des avantages de cette situation, c’est que vous n’hésitez pas, vous tranchez et vous avancez, car vous n’avez pas le choix !
J’ai utilisé mon cours pour solliciter l’avis de mes étudiants sur ce que j’étais en train de faire, d’ailleurs. Tous les jeudis matin, à 8 h, je commençais mon cours par : « Voilà où on en est…» Je leur livrais quelques informations et leur demandais leur avis. Je pense qu’ils étaient plutôt intéressés et que je pouvais leur faire confiance. D’ailleurs, il n’y a pas eu de fuites, contrairement à Laurent Wauquiez à l’EM Lyon. Ce doit être le signe que mes élèves m’aiment bien [sourire].
Richard Descoings avait mené, en 2009, une mission sur le lycée, qui lui avait été confiée par le président Nicolas Sarkozy. Dans son rapport, il pointait plusieurs problèmes qui concernaient notamment une orientation insuffisante, des langues pas assez maîtrisées, une voie technologique sacrifiée et de grands déséquilibres entre les filières. En vous penchant sur le bac, vous avez, vous aussi, forcément regardé ce qui ne fonctionne pas au lycée…
Je partage complètement les constats posés à l’époque par Richard Descoings… et, malheureusement, en neuf ans, rien n’a vraiment changé ! En revanche, la mission qu’il avait faite n’avait pas été très bien accueillie sur le terrain, notamment parce qu’il était le directeur de Sciences Po Paris, et qu’il n’était pas enseignant lui-même. Tout cela joue évidemment dans la réception d’un projet de réforme. Pour ma part, presque personne, y compris les syndicalistes les plus rétifs à la réforme, ne m’a attaqué en me disant « vous n’y connaissez rien ! » En tout cas, les sujets soulevés par Richard Descoings ont été dans mon esprit au cours de tout le travail que j’ai mené.
Mon point d’entrée dans la réflexion, c’était le lien nécessaire à faire entre le bac et l’enseignement supérieur. Un constat que l’on peut faire aisément est que le lycée et le bac continuent à être considérés comme la fin de l’histoire. Les professeurs disent souvent, aujourd’hui encore, aux élèves qui mettent le bazar en classe : « Taisez-vous, si je ne peux pas finir le programme, vous n’aurez pas le bac ! » Or, cela est devenu très théorique. À mon époque, il n’y avait que deux tiers des élèves qui réussissaient au bac et cela représentait 29 % d’une génération. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à 80 % d’une génération. L’objectif central de mon rapport était de réorganiser le bac pour faire en sorte qu’il s’inscrive dans un continuum de formation, avec ce qui précède, le lycée (et bien sûr ce qui se passe avant le lycée), et avec ce qui suit, l’enseignement supérieur. Les autres enjeux, la complexité de l’examen, son coût, sont pour moi des enjeux secondaires. Quatre-vingts millions pour organiser le bac, cela paraît une somme importante, mais en réalité, ce ne sont que 80 euros par bachelier !
En souhaitant réinscrire le bac dans un processus plus continu entre le lycée et le supérieur, vous pensez également arriver ainsi à limiter le taux d’échec à l’université, qui est très significatif dans les premières années ?
Il s’agit plutôt d’une situation d’échec préalable : le décrochage se situe souvent avant le bac et renvoie largement à des défaillances dans l’expression des vœux d’orientation et dans la préparation aux études supérieures. D’où un échec qui se produit dès l’entrée à l’université : 60 % des Licence 1 (L1) ne valident pas leur première année. Sauf que, dans ces 60 %, vous avez des situations extrêmement hétérogènes. Il y a, bien sûr, des élèves limites, qui ne savaient pas trop où aller et qui s’égarent dans des filières qui ne leur conviennent pas ; mais il y a également des élèves qui ne comprennent pas ce qui leur arrive à l’université : ils ont eu leur bac avec mention bien, s’inscrivent en fac de droit ou de médecine, et explosent en vol…
Et par ailleurs, relativisons aussi ces 60 % : il s’agit uniquement des étudiants qui vont en L1. Or, ces étudiants-là sont minoritaires en France, puisque 52 % des étudiants sont en filière sélective dès la première année post-bac. Donc il s’agit de 60 % calculés sur l’assiette des 48 % restants. C’est un échec plus relatif, vous en conviendrez… En revanche, c’est vrai qu’il existe d’énormes marges de progression concernant l’information donnée aux lycéens pour leur orientation dans l’enseignement supérieur. C’est la préparation concrète à l’enseignement supérieur qui doit être améliorée.
À vous entendre, l’université ne va donc pas si mal ?
Mon analyse, c’est qu’il y a trois problèmes à l’université. Un problème de moyens, tout d’abord : l’université est sous-financée. Les droits d’inscription, fixés par l’État, sont quasiment gratuits… 180 euros pour un étudiant non boursier, c’est une somme ridicule et beaucoup d’étudiants sont boursiers. La conséquence, c’est que les droits d’inscription ne représentent que 5 % du budget de l’université. Le reste, globalement, est à la charge de l’État. Plus largement, le budget alloué par l’État par étudiant n’est pas assez important et il faut aussi accompagner le boom de l’an 2000 qui se traduit par un accroissement du nombre de bacheliers et donc de futurs étudiants.
Si vous-même, homme de gauche, faites ce constat, pourquoi la classe politique n’a-t-elle pas le courage de dire qu’il faut changer ce modèle économique ?
Je pense qu’il y a encore un attachement en France à un idéal de la gratuité des études. Le souci est que cette quasi-gratuité a des conséquences majeures sur le potentiel d’action des universités. Attention, quand je dis qu’il y a un problème de moyens, je pense aussi que l’État devrait mieux doter les universités. Par exemple, il n’est pas normal que l’État alloue, à peu près, 7 500 euros par élève à Sciences Po Paris, alors qu’il ne donne que 6 000 à 7 000 euros au très grand maximum par étudiant à l’université. Et ce d’autant plus que Sciences Po Paris a le droit de lever des droits d’inscription spécifiques, donc élevés, contrairement à l’université. Je pourrais faire la même démonstration pour les classes préparatoires, qui touchent 15 000 euros par élève. Je n’ai évidemment rien contre Sciences Po Paris et les classes préparatoires – j’ai suivi ce parcours –, je dis juste que c’est une espèce de double peine pour les universités.
Quel serait, selon vous, le bon montant des droits d’inscription à l’université ?
Il faudrait laisser la possibilité aux universités de mettre en place des droits modulés, avec un plafond annuel maximal, autour de 2 000-2 500 euros. Et prévoir bien sûr un mécanisme de péréquation nationale et de redistribution. On doit quand même faire le constat que les étudiants eux-mêmes, y compris ceux issus de milieux modestes, considèrent que l’université gratuite, ce n’est pas sérieux. La preuve est apportée par les vœux Parcoursup, avec seulement 32 % de vœux en faveur de L1 et par la croissance très forte des « cursus » d’écoles privées lucratives. Aujourd’hui, constatons que ce qui n’a pas de coût n’a pas de valeur.
Vous évoquiez, au-delà de cette question financière, deux autres problèmes à l’université…
Le deuxième problème, c’est qu’il faudrait que les universités acceptent de considérer qu’elles ont affaire à un public qui a changé en termes de niveau scolaire, de culture générale, et qu’elles mettent réellement en place des protocoles d’accompagnement pour les élèves qui sont visiblement les plus fragiles.
Pour dire les choses simplement, le niveau a baissé ?
L’université connaît depuis 15 ans un choc de massification, comparable à celui que le lycée a connu entre 1985 et 1995. Quand j’ai eu mon bac, en 1985, 29 % d’une classe d’âge réussissait cet examen. En 1995, 10 ans après, c’était 62 %. Plus du double ! Les professeurs de lycée ont vu arriver un nombre plus important d’élèves, et donc forcément ceux qu’ils ne voyaient pas avant. Beaucoup de professeurs, notamment des agrégés, qui représentent un peu l’aristocratie du lycée, ont vécu cela comme une espèce de choc, de remise en cause de leur éthos professionnel. Mais, petit à petit, le virage du lycée s’est fait. À l’université, des professeurs passés par des cursus longs et difficiles – normaliens, agrégés, diplômés de Sciences Po par exemple – se retrouvent en amphi face à des élèves qui ne correspondent pas au profil qu’ils attendaient. Ajoutez à cela un salaire de début de carrière faible (2 000 euros pour un maître de conférences) et vous pouvez comprendre que nombre de collègues vivent une crise professionnelle…
Et le troisième problème ?
Il faut que les universités acceptent la compétition, et acceptent de considérer que l’excellence n’est pas un gros mot. Si les universités ne s’adaptent pas à cette culture, l’année prochaine, le pourcentage de vœux Parcoursup pour les filières sélectives sera encore plus important. Il faut que les universités s’interrogent sérieusement sur leur perte objective d’attractivité et je ne pense pas que cela soit uniquement lié à un problème de moyens budgétaires.
Êtes-vous optimiste, au regard de tous les problèmes que vous venez de soulever ? Pensez-vous qu’il y aura, dans un futur proche, une prise de conscience ?
Je pense que le système va évoluer, lentement, mais qu’on va y arriver.
A-t-on le temps d’une évolution lente, ne risque-t-on pas de faire des générations sacrifiées ?
Je ne sais pas si elles sont sacrifiées, mais c’est vrai qu’il y a des générations en difficulté. Et, en effet, nous n’avons pas vraiment le temps… mais ce n’est pas parce que je le dis que les collègues vont bouger !
Vous qui travaillez sur la décision publique, vous n’auriez pas envie de secouer le cocotier de cette décision publique en disant : « Soyez un peu courageux, il y a urgence ! » ?
Attention, c’est un milieu très sensible. Il faut prendre son temps. Si on voulait secouer le cocotier, il y aurait beaucoup de manifestations dans la rue. Il faut donner du temps au temps, comme disait Mitterrand, sans ça, on n’y arrive pas. Mais Jean-Michel Blanquer va dans la bonne direction. Et le fait que l’actuel ministre ait une connaissance technique du milieu, de l’administration et des rectorats lui fait gagner beaucoup de temps, et lui donne une très forte légitimité. Dans les réunions, personne ne le regarde de haut en lui disant qu’il n’y connaît rien, au contraire, je pense que sa connaissance du milieu est reconnue par tout le monde et que cela aide beaucoup à travailler. Donc ça avance !
Autre question, relative aussi à la décision publique, et surtout à votre projet de réforme du bac, avec cette idée de continuum entre le lycée et l’université, pourquoi ne pas rassembler dans un même ministère Éducation nationale et Enseignement supérieur, qui sont aujourd’hui deux autorités distinctes ?
Si j’avais une suggestion à faire ce serait peut-être de considérer qu’il y a un ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche à partir du Master. Et que le niveau licence relève, en effet, de la compétence de l’Éducation nationale. Comme ça, on pourrait plus aisément travailler sur le continuum -3/+3, c’est-à-dire, trois ans avant le bac et trois ans après le bac. Mais les syndicats du supérieur diraient alors qu’on secondarise le premier cycle et ceux du lycée que l’on veut « piquer » les agrégés… et voilà comment une idée intéressante pourrait devenir un beau problème politique à régler [sourire] !
À quoi ressemble le futur projet de réforme du baccalauréat ?
Pierre Mathiot a remis, en janvier 2018, son rapport à Jean-Michel Blanquer. Parmi toutes les propositions qu’il formulait, l’une des grandes mesures retenues par le ministre de l’Éducation pour ce baccalauréat nouvelle formule – prévu en 2021 – sera la réduction du nombre d’épreuves à cinq, au lieu de la dizaine qui existe aujourd’hui.
L’idée de cette réforme, nous a expliqué Pierre Mathiot, est d’alléger le mois de juin, en réduisant le nombre d’épreuves, mais également en les répartissant sur une plus longue période : en terminale, deux épreuves de spécialités se dérouleront au retour des vacances de Pâques, et deux autres auront lieu après le 15 juin – la philosophie et le grand oral, qui est une nouvelle épreuve du baccalauréat. Aujourd’hui, les élèves « bachotent », ils apprennent par cœur, fichent à toute vitesse leurs cours, et au lendemain de la dernière épreuve du bac, ils ont tout oublié. En réduisant le nombre d’épreuves, « on redonne aussi plus de valeur au bac », selon Pierre Mathiot.
Une autre mesure importante est la fin des sections S, L et ES. Désormais, il y aura une seule section générale, mais avec une logique de spécialités.
Pierre Mathiot estime, en effet, que le lycée général doit dispenser une culture commune, tout en donnant la possibilité de pouvoir commencer à se spécialiser. C’est la raison pour laquelle il trouvait important que l’ensemble des élèves aient suivi jusqu’au bout de la terminale les mêmes enseignements, tous ensemble.
Il va donc falloir être attentif, en 2021, à ce que Parcoursup s’articule avec la réforme du bac, ne serait-ce que pour intégrer les notes obtenues à l’examen.
Aujourd’hui, 85 à 90 % des élèves ont leur affectation dans le supérieur avant d’avoir passé le bac. Avec la réforme, on peut considérer que 70 % des notes qui vont concourir à l’obtention du bac entreront dans l’application Parcoursup. Cela permettra, selon Pierre Mathiot, de redonner une valeur certificative au bac… sinon, nous a-t-il dit, autant le supprimer !
Le « supplément de diplôme » : une proposition que Pierre Mathiot espère ne pas voir disparaître dans la future réforme…
Au lycée, on acquiert de nombreuses compétences dont le baccalauréat ne rend nullement compte. La proposition de Pierre Mathiot est donc de prévoir un deuxième document, en plus de celui qui rapporte les résultats obtenus au baccalauréat, et l’éventuelle mention qui va avec ; ce document serait rempli par les professeurs principaux, et indiquerait les activités de l’élève au cours de ses années de lycée, et les compétences qu’il a acquises grâce à celles-ci. Ce document officiel serait « un élément d’égalisation des chances » par rapport à l’enseignement supérieur. En effet, aujourd’hui, pour candidater sur Parcoursup ou dans de grandes écoles, les élèves font de « l’autodéclaratif » dans leurs lettres de motivation. Or, nous dit Pierre Mathiot, « quand on vient d’un lycée comme Henri IV, on est souvent capable d’écrire, ou de faire écrire par ses parents, une lettre de motivation élogieuse. Quand on est dans un établissement de banlieue, ou en zone rurale, on se sent peut-être moins capable de parler de soi… » l