Léa et Ghassan Salamé, une double identité en partage
Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye depuis 2017, et sa fille Léa, journaliste politique sur France Inter et France 2, se livrent, pour la première fois, en duo. Les années tourmentées passées au Liban en pleine guerre civile, l’arrivée et l’accueil en France, l’éducation, les années Sciences Po, sans oublier l’actualité brûlante… Ghassan et Léa Salamé nous disent tout.
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Photos : Manuel Braun
Pourriez-vous revenir sur votre histoire familiale ?
Ghassan Salamé : Nous avons une histoire compliquée. Mes deux filles sont nées durant la guerre du Liban. Une des premières choses que je leur ai apprises, c’était de dormir dans la baignoire…
Léa Salamé : À cause des bombardements, ma sœur et moi dormions la moitié de la semaine dans la salle de bains, parce que c’était la seule pièce de la maison qui n’avait pas de fenêtres.
G. S. : À cette époque, nous faisions des allers-retours entre Beyrouth et Paris, où j’avais des propositions de travail. Mais j’avais un poste de professeur à l’université américaine de Beyrouth et j’avais du mal à partir. Pour l’école, au début, on les inscrivait à la fois à Beyrouth et à Paris. Cela a duré environ trois ans, mais, un jour, la situation est devenue tellement gravissime que nous avons pris la décision de partir définitivement.
L. S. : Je pense qu’à un moment, même si mes parents étaient extrêmement attachés à leur pays – ils le sont toujours, d’ailleurs –, ils se sont dit : « Donnons la chance à nos enfants de grandir dans une forme de stabilité, en France, on verra plus tard ce qu’ils feront, s’ils retourneront au Liban. » Ce fut le lot de beaucoup de familles libanaises, nous ne sommes pas une exception.
Quels souvenirs gardez-vous de cette période, Léa ?
L. S. : Je me souviens que l’on habitait dans un quartier de Beyrouth qui s’appelait Hamra. Je suis née à la fin des années 1970, à un moment où la guerre était très violente, lorsque les Israéliens, mais aussi l’OLP d’Arafat sont entrés à Beyrouth. À l’âge de 6-7 ans, lorsque nous étions en France et que nous regardions le journal télévisé qui parlait des bombardements au Liban, nous étions très inquiets pour notre famille qui se trouvait sur place. C’est un véritable traumatisme de l’enfance. Tous les soirs, je priais pour que les bombes ne tuent pas mes grands-parents. Mais je suis toutefois résiliente, je trace ma route, je refuse de m’enfermer dans le traumatisme causé par les événements dont j’ai été le témoin, comme les attentats du 11 septembre 2001 lorsque j’étais étudiante à New York, ou lorsque mon père se trouvait à Bagdad au moment de l’attentat contre le siège de l’ONU, en 2003. Je veux mettre de l’humour dans tout ça, donc je dis que dès qu’il y a un attentat, il y a un Salamé à côté. Même le jour de l’accouchement, ce fut difficile ! Ma mère a dû monter les quatre étages de l’hôpital à pied alors qu’elle perdait les eaux, il n’y avait plus d’électricité. Ce serait vous mentir que de vous dire que tout cela ne reste pas gravé dans la mémoire du corps, du cœur et de l’âme. Mais il me paraît vraiment important de dépasser cela, d’en sortir renforcée. C’est d’ailleurs ce que j’essaie d’apprendre à mon fils, parvenir à s’émanciper, se dire qu’on n’est pas le produit d’une guerre qu’on n’a pas choisie, et donc s’en affranchir.
Dans ce contexte, comment était l’éducation de votre père : plutôt permissive ou assez stricte ?
L. S. : Extrêmement stricte. Je me souviens qu’en sixième, au lieu d’être dans les premiers de la classe, je devais être dixième. Mon père a fait une boule de papier de mon bulletin pour jouer au foot avec, puis s’est exclamé : « Qu’est-ce que c’est que ça, c’est nul ! » La pression était énorme, mais je l’en remercie. S’il n’y avait pas eu cette exigence, je ne serais peut-être pas devenue celle que je suis aujourd’hui. Mon père s’est fait tout seul, il vient d’une famille très pauvre du Liban. Son père était agriculteur l’été, instituteur l’hiver. Sa mère s’occupait du linge au grand hôtel de Beyrouth. Il a grandi dans cet univers difficile, mais ses parents se sont démenés en voyant son potentiel très jeune… Ils l’ont poussé. Il est redevable de cette histoire-là et a voulu nous la transmettre. Je suis très fière de cet héritage.
Vous partagez ce constat ?
G. S. : Je dois admettre que le souci d’excellence a toujours été fondamental pour moi, et mes étudiants l’ont toujours ressenti ainsi. Il faut pousser les jeunes, enfants et étudiants, à donner le meilleur d’eux-mêmes. Si on ne fait pas cet effort-là, si on les laisse se contenter du minimum, nous sommes moralement coupables. S’ils ont des capacités non utilisées, il est de notre devoir de les aider à s’épanouir. Je suis déjà très exigeant avec moi-même, notamment en ce qui concerne mes écrits, pire que Baudelaire relisant ses manuscrits. Je vais lire, relire, encore et encore, au risque de désespérer mon éditeur…
Êtes-vous fier du parcours de Léa ?
G. S. : Oui, j’en suis très fier. C’est un parcours riche et varié qu’elle a construit petit à petit. Elle a fait Assas, puis Sciences Po, puis la New York University School of Journalism. À ce sujet, Léa est très différente de sa sœur (qui a deux ans de moins). Alors que dès l’âge de 10-11 ans, Léa savait très bien ce qu’elle voulait faire de sa vie, Louma, elle, a mis plus de temps à se trouver. Elle a finalement fait les Beaux-Arts, les Arts déco, est devenue peintre et auteur. Actuellement, elle dirige un musée [la villa Empain, à Bruxelles, NDLR] et j’en suis très heureux pour elle. Cela exigeait des parents un traitement différencié ; il fallait calmer l’entrain quasi unilatéral de l’aînée et aider la cadette à faire ses choix.
Léa Salamé, est-ce votre père, éminent professeur de relations internationales à Sciences Po, qui vous a donné envie d’intégrer cette école ?
L. S. : J’ai toujours rêvé de faire Sciences Po. En terminale, j’avais envie de passer le concours, mais mon père m’en a dissuadée après le bac, en me disant : « Va à la fac d’abord, ne fais pas directement Sciences Po. » Peut-être ne me trouvait-il pas encore suffisamment mûre. Je pense qu’il avait raison. Lorsque les jeunes m’interrogent, je leur dis que Sciences Po s’apprécie davantage à 21 ou 22 ans qu’à 18 ans. Je pense qu’il faut avoir grandi, mûri pour goûter ce moment, qui a été pour moi une véritable parenthèse enchantée. Ce sont sans doute les deux plus belles années de ma vie et j’y ai rencontré certains de mes plus proches amis…
Et la politique, est-ce une passion héritée de votre père ?
L. S. : J’ai baigné dans la politique, notamment la politique internationale, depuis toute petite…
G. S. : Elle est comme Obélix, elle n’a pas besoin de potion magique !
L. S. : Exactement, je suis tombée dedans à la naissance. Et d’ailleurs c’est une manière de m’émanciper d’avoir choisi la politique française, qui n’intéresse pas mon père. Lorsque j’ai quitté France 24 pour iTélé, il n’a pas compris : « Que vas-tu faire ? Parler des chiens écrasés, de la politique française, c’est petit. Sur France 24, tu parles au monde, c’est une belle chaîne, il y a plein de nationalités », me disait-il...
En tant que réfugiés venus du Liban, vous êtes-vous posé la question de l’assimilation et de l’intégration à votre arrivée ? Avez-vous eu l’impression de devoir choisir ?
L. S. : Je pense qu’il n’y a pas de bon modèle, je suis certainement davantage dans celui de l’assimilation et mon père dans celui de l’intégration. Il est français et heureux de l’être, mais il reste très attaché à sa culture d’origine. De mon côté, je suis très fière de mes origines libanaises, j’en suis le produit, mais j’ai véritablement pris racine en France, je me suis assimilée au modèle français.
G. S. : Je ne pense pas qu’on puisse réduire ce débat à une question d’assimilation ou d’intégration. La réalité me semble plus complexe, et la République plus généreuse, notamment avec les expatriés, que le mot « assimilation » ne le laisse croire. En ce qui me concerne, par exemple, Sciences Po m’a recruté sans que je sois français, je suis devenu un fonctionnaire de la République française, de l’Éducation nationale, sans avoir la nationalité. Je n’oublierai jamais cela. En revanche, ma femme, pharmacienne, ne pouvait exercer sans l’obtention de la nationalité. C’est pourquoi nous avons entrepris les démarches pour devenir français. Quand on entre dans l’itinéraire personnel des gens, les débats autour de l’assimilation ou de l’intégration paraissent dérisoires. L’itinéraire individuel est souvent beaucoup plus riche, plus hésitant, différent d’une génération à l’autre et d’une phase à l’autre. D’une phase économique de plein emploi à une phase économique de chômage important, d’une phase où la question identitaire est exacerbée à une phase où celle-ci est plus modérée, la situation n’est pas la même. L’intégration, c’est un peu comme la santé. Quand on est en bonne santé, on n’y fait pas attention. C’est normal. C’est pareil pour les gens intégrés. C’est quand il y a un problème que surgissent les questions. L’identitaire est comme la fièvre de Malte, il est toujours en zigzag. Il y a des phases économiques, sociales et culturelles où l’identitaire devient le langage dominant et il y a des phases où il s’effrite…
Pensez-vous que l’on puisse faire un lien entre identitaire et religieux, notamment avec la question de l’islam qui se pose aujourd’hui en France et de son rapport à la République ?
G. S. : Je ne crois pas que Dieu ait créé deux espèces. Il me semble que le musulman moyen a envie d’éduquer ses enfants, de trouver un travail, de vivre en paix et qu’il n’est pas plus différent de l’Asiatique ou du Latino-Américain. Cette fixation sur l’islam ne me paraît pas très sage. Le fait est qu’actuellement, les questions identitaires sont exacerbées, certains pensent que les réfugiés et les migrants sont tous musulmans… J’ai pourtant entendu un certain Donald Trump avoir la même obsession, mais concernant les Mexicains, auxquels il veut imposer un mur les séparant des États-Unis. L’identitaire peut avoir toutes sortes de sources ; si l’on se penche sur de nombreux pays d’Afrique, ce sont davantage des questions ethniques que religieuses qui sont centrales. Par exemple, aujourd’hui, dans le pays que je gère, la Libye, les problèmes qui se posent dans le sud sont de nature plutôt anthropologique : ils sont tous musulmans, sunnites, et pourtant, il y des clivages identitaires très forts entre Toubous et Arabes, entre Touaregs et Toubous... Autre exemple, le Rwanda, là où s’est passé l’un des carnages les plus sérieux de la fin du XXe siècle, c’était davantage un clivage ethnique. Mais le clivage religieux est souvent celui qui marque le plus, parce que la foi a une dimension d’absolu que l’ethnicité, par exemple, n’a pas.
Léa, vous qui scrutez la politique française, ces questions d’identité et de religion vous semblent-elles prédominer dans le débat public aujourd’hui ?
L. S. : Elles me semblent capitales, en effet. Toutefois, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, elles m’apparaissent moins exacerbées. Aujourd’hui, il me semble évident que la vraie préoccupation des Européens est de savoir qui ils sont. Dans un contexte d’explosion de la nation vers l’Union européenne, de mondialisation et de mélange religieux, ils ont peur de perdre leur identité. Ce qui entraîne une sorte de repli identitaire, de peur, que je peux comprendre, du reste. Mais cette peur, il faut la combattre et c’est le rôle des responsables politiques. Il faut expliquer qu’il n’y a pas de « vol » de notre identité et que cela peut bien se passer, qu’il peut y avoir une mondialisation et une Europe heureuses, qu’il peut y avoir un « vivre ensemble » heureux. Il ne faut pas pour autant nier les origines du malaise, partout en Europe : il y a aujourd’hui une pression migratoire qui va être la grande question du XXIe siècle. L’Europe n’a pas encore de réponse. Les dirigeants essaient, tâtonnent. Quelle est la bonne solution : celle de Merkel d’accueillir un million de personnes en un an, celle d’Orban de fermer les frontières de manière magistrale ? Je ne sais pas. J’ai plutôt tendance à pencher vers Merkel, mais il est nécessaire de trouver une solution plus rationnelle, pensée au niveau européen et expliquée au peuple. Pas une forme de gestion honteuse de la chose, vite fait, glissée sous le tapis.
G. S. : Lorsque vous avez commencé à parler d’immigration, j’ai immédiatement pensé à ce qui se passe en Libye… Il n’y a plus d’État pour tenir les frontières donc les gens utilisent ce territoire comme un corridor migratoire. Nous devons actuellement gérer des centaines de milliers de migrants et de réfugiés. La situation est encore loin d’être idéale, mais ces six derniers mois, nous avons beaucoup amélioré la situation humanitaire dans les centres et facilité l’accès aux ONG.
À ce propos, vous êtes le sixième émissaire de l’ONU envoyé en Libye depuis 2011. La situation est-elle à ce point insolvable ou êtes-vous optimiste ?
G. S. : La situation est difficile. Dans des pays comme l’Irak ou la Libye, où la situation est particulièrement critique, le Quai d’Orsay ne laisse jamais son ambassadeur en poste plus de deux ans. Il en va de même pour les Nations Unies et leurs envoyés spéciaux. Aller en Libye en ayant en tête que l’on va réconcilier les uns avec les autres relève de l’illusion ou de l’inconscience. C’est un pays explosé en mille morceaux, notamment du fait de l’intervention extérieure qui a mis fin à la dictature. Cette dictature avait beaucoup de défauts, mais elle avait une qualité : elle maintenait et stabilisait un pays grand comme trois fois la France. Aujourd’hui, de nombreux conflits locaux ont lieu, les uns n’ayant rien à voir avec les autres. La conclusion que j’ai pu tirer des expériences irakienne et libyenne est qu’il ne faut jamais renverser un dictateur si on ne sait pas précisément comment le remplacer. Comme il n’est ni dans mes moyens, ni dans mes intentions de mettre en place un nouveau dictateur, je veux aider les Libyens à prendre les bonnes décisions pour amorcer la reconstruction. Mais il ne faut pas avoir l’illusion que ce que vous mettez sur les rails va se réaliser devant vous. Je pense qu’il faudra au moins une génération pour remettre en place un État et pour que la situation s’améliore. Il est, par exemple, nécessaire d’établir une comptabilité publique, un système de redistribution de la rente pétrolière, reconstituer une armée nationale et un système d’éducation effectif… Une autre question capitale qui ne pourra pas être réglée en une année : que faire des centaines de milliers de miliciens ? Ce seront donc mes successeurs qui verront le résultat des décisions que je prends aujourd’hui.
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Cet entretien est à retrouver dans son intégralité dans le numéro 13 d'Émile (été 2018)