Au cœur de la tempête médiatique

Au cœur de la tempête médiatique

Difficile de ne pas être pris de vertige lorsque la machine médiatique s’emballe. Pour en comprendre les ressorts et les conséquences, Émile a voulu croiser les regards d’un homme politique et d’un journaliste.

Éric Woerth, député de l’Oise et actuel président de la commission des Finances à l’Assemblée nationale, a été dans le viseur de la presse. Face à lui, Bruno Jeudy, rédacteur en chef du service politique et économie de Paris Match, a vécu en temps réel l’évolution des médias et l’accélération du temps de l’information. Confrontés à une défiance grandissante, chacun à leur manière, ils nous expliquent comment repenser l’exercice même de leurs métiers.

Propos recueillis par Laurence Bekk-Day
Photos : Vincent Capman

Bruno Jeudy (à g.) et Éric Woerth (à dr.). Crédits photo : Vincent Capman

Bruno Jeudy (à g.) et Éric Woerth (à dr.). Crédits photo : Vincent Capman


Le phénomène d’emballement médiatique tend à s’amplifier ces dernières années. Est-ce un effet produit par les chaînes d’information et les réseaux sociaux, qui créent une immédiateté inédite ?

Bruno Jeudy, le journaliste : Si l’on remonte aux années 1980, ce sont d’abord les hommes politiques qui ont été concernés par des emballements médiatiques. D’autres formes sont ensuite apparues, avec des personnages qui ont surgi dans l’actualité : je pense notamment à ceux de la télé-réalité comme Loana ou Nabilla. Aujourd’hui, cela concerne même des chefs d’entreprise. Mais les hommes politiques restent les plus concernés. Les choses se sont sans doute aggravées ces toutes dernières années, car ce qui a changé, c’est le poids des réseaux sociaux. Avec la société de l’hypermédiatisation, quand un homme politique se trouve tout à coup pris dans un emballement médiatique, cela a un retentissement considérable, avec parfois des conséquences graves pour sa carrière.

Éric Woerth, le politique : Lorsqu’il y a une affaire, les chaînes d’information en continu créent un effet de loupe absolument terrible et terrifiant. De plus, elles ont un effet addictif. On s’aperçoit qu’on peut rester avec un écran allumé quasiment toute la journée. Quand on voit la même voiture brûler 1 000 fois dans la même journée, l’information est forcément déformée. Cela ne la rend pas fausse pour autant, mais vous avez le sentiment qu’il n’existe rien d’autre. Au final, l’écho est plus fort que la voix initiale. Et la puissance des réseaux sociaux, qui est nouvelle, amplifie encore la chose. Celui qui veut rectifier, remettre de la mesure, est inaudible lorsqu’il est pris dans la tornade. Il faut du temps pour que les choses s’équilibrent.

« La vérité est plus complexe que le mensonge. »
— Éric Woerth

Aujourd’hui, avec Internet, rien ne s’oublie. Tous les dossiers enterrés réapparaissent en un clin d’œil ; toutes les prises de position passées sont décortiquées. Le droit à l’erreur existe-t-il encore ?

B. J. : C’est-à-dire que les réseaux sociaux ont cet avantage ou ce désavantage – tout dépend de votre point de vue – d’avoir de la mémoire. On vous ressort tout ce que vous avez fait. On vous retrouve, dans l’instant, tout ce que vous avez dit. Laurent Wauquiez a dit n’avoir jamais porté de gilet jaune ? Mensonge ! On ressort la photo idoine. Si jamais vous ne vous souvenez plus, ou si cela vous arrange de ne plus vous souvenir, les réseaux sociaux sont là pour vous le rappeler. Avant, il fallait attendre le journaliste politique qui avait de bonnes archives.

« Avec l’avènement d’Internet, il n’y a plus de réel droit à l’oubli. »
— Éric Woerth

Face à ce qui peut être perçu comme un double discours des politiques, cette attitude est-elle de bonne guerre ?

E. W. : Je ne sais pas si c’est de bonne guerre, mais il faut faire avec. Il n’y a pas de réel droit à l’oubli. Quand vous avez un cancer et que vous êtes guéri, il devrait y avoir un droit à l’oubli pour pouvoir contracter un prêt bancaire plus sereinement. En politique, c’est un peu le même problème. C’est ce que j’appellerais la théorie du sac à dos. Quand vous avez 30 ans et que vous vous lancez en politique, vous n’avez pas grand-chose dedans. Vous avez fait des études, et vous avez derrière vous quatre ou cinq ans d’expérience professionnelle ; c’est assez peu de responsabilités, finalement. Auparavant, les hommes politiques étaient couturés de toutes parts, ils étaient déjà allés au combat, avec beaucoup de choses contestables dans leur sac à dos et beaucoup de choses magnifiques également. C’est ce qu’on appelle de l’expérience. Je crois au mélange des générations et je crois à l’expérience. Ce n’est que dans cette situation qu’une société devient plus équilibrée.

Aujourd’hui, la nouvelle génération qui arrive aux responsabilités tend le bâton pour se faire battre, en postant sans aucun filtre sur Twitter. On a vu le cas de personnalités nouvellement nommées qui se sont fait évincer pour des tweets vieux de cinq ans, exhumés opportunément. Cela va-t-il devenir la règle ?

B. J. : On peut, c’est vrai, se faire virer pour un tweet. Généralement, on conseille à quelqu’un qui arrive aux responsabilités ou qui passe dans la lumière de rapidement nettoyer son compte Twitter, son compte Facebook, si tant est que ce soit possible. Plusieurs ne l’ont pas fait et ils ont été rattrapés par la patrouille ! Mais c’est cela, l’immédiateté, la tyrannie de la transparence et du politiquement correct de l’opinion publique.

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« De nos jours, on peut se faire virer pour un tweet. »

— Bruno Jeudy

Justement, est-ce qu’on ne confond pas trop souvent Twitter et opinion publique ?        

B. J. : Si c’est le cas, c’est une grave erreur ! Twitter est un réseau social qui a ses vertus, mais aussi de gros défauts, comme celui de faire croire que l’opinion se fait sur ce réseau social, ce qui est totalement faux. C’est d’ailleurs l’un des travers actuels de certains médias, notamment sur le web, qui ne font que reprendre deux ou trois tweets pour en faire un article.

Twitter © Shutterstock

E. W. : L’opinion publique, ce ne sont pas les mouvements de foule. Les foules ne sont pas le peuple, et les réseaux sociaux ne sont pas le peuple. Loin de là. Si des personnes s’expriment, à un moment donné, sur tel ou tel sujet, il faut naturellement en tenir compte. Mais le peuple se prononce principalement dans le cadre des élections, ou alors il se prononce lorsqu’on le sonde, par des méthodes plus scientifiques.

Twitter permet également à tout un chacun de prendre la parole. Est-il devenu la nouvelle agora de notre époque ?

E. W. : Si Twitter est une agora, alors on doit constater qu’il y a beaucoup d’anonymes dans cette agora. Avec Twitter, vous avez souvent un pseudo. Vous êtes masqué. Lorsque quelqu’un qui n’est pas d’accord avec vos positions vous le dit de vive voix, c’est acceptable. Mais les insultes ou les menaces sous couvert d’anonymat, c’est lâche et dangereux.

Pourtant, Twitter est utilisé par les politiques pour communiquer.

E. W. : C’est vrai, et c’est d’ailleurs devenu un moyen d’expression important. On ne peut pas toujours appeler Paris Match ou Le JDD ! Aujourd’hui, on constate que le président de la République s’adresse souvent aux internautes par Twitter. C’est nouveau, c’est presque du direct ; c’est sans filtre.

 

 
Un exemple de tweet écrit par Donald Trump, président des États-Unis.

Un exemple de tweet écrit par Donald Trump, président des États-Unis.

 

 

B. J. : Les réseaux sociaux ont pris une importance considérable dans la communication politique. Après, cela ne doit pas être utilisé comme seul média ni comme source fiable pour prendre le pouls de l’opinion. Cela dit, je pense qu’on ne fera plus sans. Ne serait-ce que parce que le jeune public ne s’informe plus, et depuis bien longtemps, via la presse papier et le 20 h.

Les journaux de 20 h, justement, avaient comme avantage de laisser passer une journée pour pouvoir « digérer » l’information. Le déclin de la grand-messe du 20 h joue-t-il un rôle dans le phénomène de l’emballement médiatique ?

B. J. : Il reste quand même plus de 10 millions de personnes qui sont devant le 20 h tous les soirs, si on cumule les audiences de TF1 et de France 2. Mais il est indéniable qu’il est en déclin, et son public est vieillissant. Tout évolue extrêmement vite. Il y a 10 ans, les chaînes d’info en continu existaient à peine, les campagnes présidentielles se faisaient sans les réseaux sociaux. On sait que les prochaines élections risquent de se résumer à une bataille de fake news. L’information qui se développe à travers les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon, NDLR] est une vraie question.

E. W. : L’autre problème, c’est que toute expertise est devenue nécessairement suspecte. Curieusement, moins on en sait et plus on est légitime. Le politique travaille sur des lois qu’il connaît à peu près ; il est suspecté de ne pas être impartial. Le journaliste est un expert de l’information ; il est suspecté d’avoir une vision déformée des choses. Lorsque les gens ne passent pas par des visions professionnelles, qu’ils surnomment « le système » quand ils les rejettent, ils ne peuvent pas avoir une bonne information, à peu près décryptée et hiérarchisée. Elle peut rester discutable – c’est un autre sujet –, mais c’est une information solide. Ce n’est pas le cas avec les réseaux sociaux où ce ne sont que des poussées de colère et de l’adrénaline qui s’expriment.

Éric Woerth et Bruno Jeudy. Crédits photo : Vincent Capman

Éric Woerth et Bruno Jeudy. Crédits photo : Vincent Capman

B. J. : Cela pose la question de l’intermédiation. Nous autres journalistes, nous nous sommes d’abord sentis « challengés » par les réseaux sociaux. Aujourd’hui, on se bat pour démontrer qu’un média, qu’il soit écrit ou télévisé, peut hiérarchiser l’info, lutter contre les fake news. Il y a des médias qui font un travail remarquable de désintox. Ce genre de travail d’analyse, c’est l’une des valeurs ajoutées des médias classiques. Car sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui, on peut trouver tout et n’importe quoi.

Pensez-vous qu’il y a eu un phénomène de ras-le-bol de la population, avec les « affaires » qui se sont multipliées ? Cela a nourri cette idée du « tous pourris ».

B. J. : C’est vrai que les années 1980 et 1990 ont été marquées par les affaires, et que cela s’est poursuivi dans les années 2000 et 2010… Il faut reconnaître que ça a été, à un moment, un véritable « business » pour les journalistes. Vous mettez un homme politique dans la lessiveuse, et ça tourne. Le point final est parfois un procès, avec un non-lieu, une condamnation ou une relaxe. Les médias sont critiqués parce qu’ils font le travail d’une manière parfois spectaculaire au départ : l’emballement médiatique tourne à plein régime. Et puis lorsque les relaxes arrivent, elles ne sont pas relayées de la même manière. Combien de fois ai-je entendu : « Ça n’a fait que deux lignes dans votre journal » dans la bouche de beaucoup d’hommes politiques. Le problème, c’est que la justice française est très lente ; lorsque la relaxe arrive, l’affaire a perdu son intérêt.

E. W. : Ce phénomène est difficile à combattre. Les histoires sont toujours plus compliquées qu’on veut bien le croire. La vérité est plus complexe que le mensonge. Cela rend l’explication difficile. Comme le monde est immédiat, que le temps est compté, l’exercice d’explication n’a pas le temps de se faire. D’autant que l’explication est souvent un peu technique. C’est pour cela, d’ailleurs, que les populismes prospèrent. C’est parce qu’ils ont le sens, et même le monopole, du simplisme.

« Les journalistes se sont sentis “challengés” par les réseaux sociaux. »
— Bruno Jeudy

Ceux qui sont pris dans la tornade du tribunal médiatique se plaignent de cet emballement qui, à leurs yeux, remplace la justice sans leur donner les moyens de se défendre. Mais n’est-ce pas parfois le prix à payer pour que certaines affaires ne soient pas étouffées ?

E. W. : Je suis d’accord ; il y a des tabous à combattre. Mais il ne faut jamais oublier qu’il y a des gens qui ont été massacrés, sur des faits non avérés. On prend en compte l’avis des victimes, et c’est très bien ainsi. Mais ceux qui sont accusés à tort sont également des victimes. Il faut quand même en parler, parce que c’est trop simple de traîner les gens dans la boue, de se faire insulter par des milliers d’anonymes sur les réseaux sociaux, et puis de faire comme si de rien n’était après. C’est d’une brutalité inouïe.

Comment fait-on face, au niveau personnel, à ce genre de crise ?

E. W. : Elles font de vous ce que vous êtes, comme toutes les crises de la vie. Celle-ci touche la famille, bien sûr ; il y a des effets en chaîne, de quoi faire exploser un couple, des amitiés ! Personne n’a envie de ça ! Une fois que vous êtes mis en cause, si vous voulez vous défendre, le mieux est d’être patient et résistant. Il faut prendre son mal en patience. Vous ne pouvez pas vous exposer sans courir de risque, il faut l’accepter. Même si le prix à payer peut être très élevé !

La dureté du monde politique et de ses intrigues n’est pas nouvelle, même si le phénomène s’est accentué ces dernières années. Pourtant, sa force d’attraction n’a en rien diminué. Pourquoi ce désir de faire encore de la politique dans le monde actuel ?

E. W. : Parce que c’est un travail passionnant ! Cela donne toujours envie. Mais c’est un vrai choix. Au fond, c’est quoi, un homme politique ? C’est quelqu’un qui s’occupe des affaires des autres. Quand il est maire, il s’occupe essentiellement des problèmes des autres. Il travaille pour la collectivité.

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« Un homme politique, c’est quelqu’un qui s’occupe des affaires des autres. Il travaille pour la collectivité. »

— Éric Woerth

B. J. : Aujourd’hui, il y a bien 50 000 élus en France. C’est un signe de vitalité ! Mais il faut s’inquiéter quand il y a de plus en plus de maires qui démissionnent et que cela devient difficile, même dans les petites communes. Il y a une fatigue démocratique ; les élus locaux, à qui on demande toujours plus, sont surchargés.

Là-dessus se greffent des attaques ad hominem via les réseaux sociaux. De quoi participer à cette fatigue ?

B. J. : Les réseaux sociaux sont aussi le monde de la jalousie, de la critique du voisin, de la délation ; c’est leur très mauvais côté. Mais c’est le genre humain qui a ce très mauvais côté ! Ce n’est pas nouveau, non ?

On accuse souvent les médias de ne pas être impartiaux ; cela a été un réel sujet de débat durant la crise des « gilets jaunes ». Que répondre à ces critiques ?

B. J. : Il nous est souvent reproché de ne pas suffisamment faire le distinguo entre le commentaire journalistique et les faits. C’est une critique qui est peut-être justifiée, je l’admets. C’est vrai qu’autrefois, la séparation était plus grande. Sans doute qu’avec les chaînes d’info et leur rythme, les choses se mélangent fatalement beaucoup plus.

E. W. : Après la désinformation, il faut réinformer. Mais c’est très difficile… ●


D'un mot : Bhoutan

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