Guy Hermet, l'hiver de la démocratie
La plupart des remous que connaît actuellement notre système de gouvernance, le politologue et historien Guy Hermet les avait anticipés dans un ouvrage, paru il y a 12 ans. L’occasion de l’interroger, aujourd’hui, sur le devenir de nos modes de représentation et plus généralement, sur l’avenir de la démocratie telle que nous la connaissons.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Sandra Elouarghi
Photos : Elisabetta Lamanuzzi
Votre ouvrage L’Hiver de la démocratie est paru en 2007. Douze ans plus tard, quel regard portez-vous sur votre analyse ? Aviez-vous vu juste ?
Je pense avoir vu juste en ce qui concerne la plupart des considérations qu’on trouve dans le livre, notamment la percée des populistes, devenue aujourd’hui une véritable contagion. Sur le fond, je suis toujours convaincu que la démocratie représentative telle que nous l’avons connue touche à sa fin, il ne s’agit plus d’une crise passagère à la manière d’accès plus anciens d’antiparlementarisme. Comme tous les types de gouvernements, rien n’est éternel. En revanche, j’ai peut-être exagéré l’importance donnée à la fin du livre à la « gouvernance » comme nouveau mode d’exercice du pouvoir politique. La gouvernance s’est voulue une façon de conduire les sociétés comme on conduit une entreprise, en évitant le plus possible les jeux politiques traditionnels. Le gouvernement est politique tandis que la gouvernance vise à ne plus l’être. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus prudemment et moins souvent de ce modèle « technocratique », alors qu’il y a seulement un an, ce mot était constamment présent.
Quel accueil a reçu votre livre au moment de sa sortie : les chercheurs spécialistes de la démocratie partageaient-ils votre thèse ?
En général, les chercheurs pensaient que je n’avais pas complètement tort, mais ils me trouvaient trop pessimiste. Pascal Perrineau, par exemple, préférait plutôt parler d’« automne de la démocratie » estimant sans doute que c’était moins brutal que l’hiver. Il utilisait notamment cette expression dans un entretien au Monde, le 22 décembre 2015. D’autres accréditaient l’idée d’une crise de la démocratie, mais étaient persuadés que ce n’était pas pour autant la fin de ce régime et que nous allions en sortir. Je leur faisais souvent la même réponse : le nouveau régime vers lequel nous allons pourrait garder le même nom, mais changer de substance. Il existe un précédent avec la monarchie : en Belgique, par exemple, il y a toujours un roi. Le mot « monarchie » existe toujours, mais il est absolument vidé de son sens, et la Belgique est au moins aussi démocratique que la France.
Au début de votre livre, vous faites un parallèle entre la situation contemporaine et la période précédant la révolution de 1789. Est-ce toujours d’actualité ?
Je faisais en effet le parallèle entre ces deux époques et je le ferais encore plus fortement aujourd’hui. Je suis en train de relire l’ouvrage d’Hyppolyte Taine Les Origines de la France contemporaine, dans lequel il brosse un tableau de la France des années 1770-1780. Les personnes instruites, aussi bien bourgeois qu’aristocrates, ainsi que le reste de la société urbaine considéraient que la nation ne devrait plus se faire imposer autant de charges de la part du système monarchique et recevoir si peu de soins en contrepartie. C’est exactement ce que l’on voit aujourd’hui, et qui s’exprime notamment à travers le mouvement des « gilets jaunes ».
D’autre part, il y avait l’attente de quelque chose de nouveau. Dans les années 1770-1780, on pensait que cela pourrait être la monarchie réformée. L’idée simpliste, mais classique, que ce n’était pas la faute du roi si ça n’allait pas, mais plutôt celle de ceux qui le servaient, tous des « traîtres ». Les gens étaient à la veille d’un cataclysme. Ils ressentaient une forme de malaise, mais n’estimaient pas pour autant que c’était la fin du régime qu’ils avaient toujours connu.
Si la démocratie touche à sa fin, quel nouveau régime va la remplacer ?
Je pense que nous sommes dans la période de coagulation du nouveau régime. C’est la raison pour laquelle le livre s’intitulait L’Hiver de la démocratie avec comme sous-titre Ou le nouveau régime. On est un pied de chaque côté. Dans ces conditions, le nouveau régime ne peut pas encore s’imaginer précisément. Mais il sera, à mon avis, « populiste assagi ». De plus en plus de professionnels de la politique – dirigeants, ministres, candidats… – en Europe et dans le monde sont acquis au populisme, même dans les partis dits de gouvernement. C’est le cas de manière flagrante en Hongrie, en Pologne ou en Bulgarie. Je dirais d’ailleurs qu’Emmanuel Macron a lui-même fait usage d’une forme de populisme BCBG pour percer. Il pratique un « populisme chic », par opposition au « populisme vulgaire » de la France insoumise, des « gilets jaunes » ou de l’extrême droite, même si Marine Le Pen tente de civiliser son parti.
L’Italie a été un pays précurseur dans cette nouvelle formule. À son arrivée au pouvoir en 1994, Silvio Berlusconi a introduit le populisme de gouvernement. Preuve s’il en faut de l’évolution de la situation en Europe, une vingtaine d’années plus tard Berlusconi est maintenant considéré comme un non-populiste, presque un adepte du système. Je pense que l’on va prendre l’habitude du populisme, qu’on ne le nommera peut-être bientôt plus populisme et qu’il deviendra la méthode normale d’un gouvernement plus proche des gens.
Pensez-vous que nous sommes à l’aube d’une véritable révolution comme en 1789 ou s’agit-il de changements progressifs, sans effusions ?
Il y a eu quelques épisodes de violence, mais qui, justement, n’ont pas été très populaires. Je pense que les citoyens conçoivent le danger pour eux et les conséquences, à court terme, d’une vraie révolution, comme celle de 1917-1918 en Russie, par exemple. Je crois donc qu’il n’y a plus de risques de fortes explosions de violence, même si une période très difficile pour la démocratie classique s’annonce. Notamment parce que la démocratie n’est pas un mode de gouvernement qui se prête à la gestion des questions à long terme. Pour être élu, puis pour conserver son poste, il faut donner satisfaction aux électeurs à court terme.
Vous écrivez dans votre livre « (…) la démocratie sociale, dont le synonyme est l’État-providence, en est venue dans l’esprit de beaucoup de ses bénéficiaires à représenter la démocratie tout court ». Pensez-vous que la crise économique, qui induit par manque de moyens une crise de l’État-providence, peut être à l’origine de la crise de la démocratie ?
Il y a certes une dépression économique, toutefois, même dans une période de hautes eaux économiques, je ne suis pas certain qu’il aurait été possible de poursuivre le développement de l’État-providence. La protection sociale, les congés payés, l’éducation pour tous… Le réservoir du bonheur universel est sur le point d’arriver à court de carburant ! S’étant longtemps sustentés du « carburant » des surenchères électorales des différents partis, nos dirigeants approchent du moment où ils ne pourront plus faire miroiter aux électeurs quelque cadeau tangible que ce soit et où ils n’auront plus d’autre issue que d’emprunter aux populistes de droite ou de gauche leur discours et leur assurance catastrophiques pour conserver leur public.
Pour apaiser les demandes des « gilets jaunes », par exemple, on se rend compte que le président de la République éprouve beaucoup de difficultés à offrir des cadeaux. Cela coûte des milliards et des milliards et casse toute sa politique à long terme, qui visait en particulier à nous mettre au niveau de l’Allemagne et à ralentir notre fuite dans l’endettement. Lorsqu’il y avait encore la perspective de nouveaux droits à acquérir, le gros de la population espérait que les enfants réussiraient mieux dans la vie que leurs parents. Les temps ont changé. Depuis deux décennies, un phénomène capital affecte les vieilles démocraties. Pour reprendre une image suggérée par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, il s’est produit une « congestion du bonheur ». Après avoir été perçue comme la clé d’un bien-être général, la démocratie a cessé d’apparaître comme ce sésame. J’observe que la majorité des gens de ma génération ont des enfants avec un niveau social plus bas qu’eux. C’est cela l’épuisement du réservoir de la démocratie sociale. D’où notre contexte actuel d’« hiver de la démocratie » : au lieu d’affronter la réalité, les gouvernés veulent continuer à rêver de lendemains heureux ; ils considèrent que s’ils ne continuent pas à percevoir des bénéfices continuellement croissants, c’est à cause du déni d’expression qu’on leur oppose – ils pensent qu’ils ne sont pas vraiment entendus ni représentés. Mais il existe en outre une autre raison à la défiance populaire envers les représentants politiques.
Quelle est cette raison ?
En termes d’éducation notamment, une majorité de citoyens lambda s’est rapprochée du niveau des professionnels de la politique. En général, les élus sont des personnalités qui ont une formation solide, de l’expérience, un fort capital social. Ce qui n’était pas le cas d’une très grande majorité de la population auparavant. Dans les campagnes, vers 1900, on pensait que les « messieurs venus de Paris » arrivaient pour faire des discours échappant au commun des mortels. Mais même si on ne les comprenait pas, on buvait leurs paroles. Aujourd’hui, ça ne marche plus de cette façon. Le niveau d’instruction, d’éducation, de culture et d’information s’est considérablement élevé dans l’ensemble de la population. L’éducation, ce n’est pas si nouveau puisque cela remonte au début du XXe siècle, mais l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux a tout perturbé. Chaque personne peut s’exprimer et avoir une audience, l’expérience n’est plus nécessaire et les contrôles sont quasi inexistants.
Est-ce que l’arrivée des réseaux sociaux augmente la défiance des citoyens ?
Internet et les réseaux sociaux ont, en tout cas, un fort impact sur l’insatisfaction généralisée. Il y est très facile de revendiquer, de formuler des demandes ou des critiques et il n’y a personne en face pour apporter des réponses.
Pensez-vous que des systèmes tels que le tirage au sort peuvent redonner du souffle à la démocratie ?
Oui, ça devrait. C’est Bernard Manin, professeur à Chicago et auteur de Principes du gouvernement représentatif, paru en 1995, qui a fait redécouvrir le tirage au sort. Ce système est souvent méprisé, car on craint que n’importe qui accède à des responsabilités de première grandeur. Or, Bernard Manin a rappelé que c’était le mode de désignation des dirigeants de la cité à Athènes. Il a parallèlement développé toute une critique de la démocratie élective, qui nécessite un très fort capital, tant financier que social, pour pouvoir se présenter et être élu. D’autre part, l’humeur et le vote de l’électeur sont très volatils. En moyenne, le vote a une validité réduite à quelques jours ou quelques mois au maximum.
Et qu’en est-il des formes de démocratie participative ?
Le principe de la démocratie participative c’est que participe qui veut. En théorie, il devrait y avoir de grandes assemblées comme cela existe en Suisse dans le canton d’Appenzell, qui compte environ 10 000 électeurs. Une fois par an, ils se réunissent et votent sur de nombreux sujets. À grande échelle, c’est plus difficilement praticable. Une autre expérience de démocratie participative a été mise en place à Porto Alegre, une ville de deux millions d’habitants à l’extrême sud du Brésil : Lula et les autres élus du Parti des travailleurs y ont instauré le budget participatif. Tous les mois, ceux qui le souhaitaient avaient le droit de voter certaines dépenses. Cela a suscité un très grand enthousiasme, le système marchait très bien les trois ou quatre premiers mois, puis la participation s’est mise à chuter. Finalement, seulement 2 % du corps électoral fréquentait encore ces séances de démocratie participative et c’étaient toujours les mêmes : on avait généré une catégorie de nouveaux professionnels de la politique, même pas élus, et ne représentant donc qu’eux-mêmes. C’est le danger de la démocratie participative.