Laurent Bili : "L’aspect économique ne résume pas notre relation bilatérale avec la Chine"
Géant économique, la Chine a également une place prépondérante sur l’échiquier géopolitique mondial. Plus que jamais, le dialogue est indispensable, comme nous l’explique dans cet entretien Laurent Bili, ambassadeur à Pékin depuis septembre dernier.
Propos recueillis par Maïna Marjany
Cette interview a été publiée dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020.
Vous avez travaillé dans l’Éducation nationale pendant six ans, avant de reprendre vos études à Sciences Po, puis à l’ENA. La diplomatie était-elle une vocation ou s’est-elle imposée au fil de votre parcours professionnel ?
Ma première vocation, c’était le voyage. Je suis né de parents bretons et j’ai grandi en partie en Polynésie. J’ai vécu de nombreuses années dans la nostalgie de ces paysages perdus... Dans ma scolarité, j’ai voyagé à travers les cartes. La diplomatie, je ne savais pas vraiment ce que c’était ni comment y accéder ! Jusqu’au jour où, en sortant de la ville d’Arequipa au Pérou, j’ai été pris en auto-stop par un diplomate finlandais qui m’a parlé de son métier et de la possibilité de concilier voyages et vie à l’étranger. Lorsque je me suis intéressé aux concours du Quai d’Orsay, j’ai naturellement voulu le préparer à Sciences Po après mes études d’histoire.
Vous avez été ambassadeur en Thaïlande, en Turquie, au Brésil, vous parlez espagnol, anglais, portugais, turc et thaï. Avez-vous appris le chinois avant d’arriver en poste à Pékin ?
J’aurais beaucoup aimé, mais j’ai su assez tardivement que j’allais en Chine et j’étais alors en pleine préparation du sommet du G7 [Biarritz, 24-26 août 2019, NDLR]. Je suis arrivé à Pékin le 23 septembre, en ayant pris seulement six heures de cours de chinois ! Depuis, j’y travaille tous les jours. Pour la Thaïlande, j’avais commencé à me préparer pour mon poste deux ans en amont, ce qui m’avait permis d’avoir un bon niveau linguistique.
Peut-on être un bon ambassadeur sans nécessairement maîtriser la langue du pays ?
Cela dépend de la zone où l’on est en poste. Il y a des pays où vos interlocuteurs attendent que vous parliez la langue ; c’était par exemple le cas au Brésil, et de manière générale dans le monde latin, où les langues sont assez accessibles. Dans d’autres pays, c’est l’inverse, vos interlocuteurs partent du présupposé que vous ne parlez pas la langue : en Thaïlande, en Turquie ou en Chine… À Pékin, ce n’est donc pas un handicap particulier, d’autant qu’il existe ici un poste spécial « interprète de l’ambassadeur ». Toutefois, connaître un minimum la langue donne toujours un supplément d’âme à la relation que l’on noue avec nos interlocuteurs, même si l’on n’arrive pas au niveau d’une compréhension parfaite. De plus, cela donne des accès particuliers à la culture du pays. Même si je ne serai jamais un grand sinophone, je considère que c’est important de faire un minimum d’efforts pour pouvoir accéder à une partie du contact quotidien, comprendre les logiques des idéogrammes, s’immerger plus facilement dans le pays…
Le poids de l’histoire revêt-il une dimension importante dans le métier d’ambassadeur ?
Certainement ! La Turquie, par exemple, est un pays dont l’histoire a été particulièrement proche de celle de la France pendant des siècles ; cela se traduit d’ailleurs dans la langue puisque le turc compte près de 5 000 mots transcrits phonétiquement du français. La France est également une importante référence intellectuelle [Mustafa Kemal Atatürk s’est fortement inspiré de la Révolution française et de la philosophie des Lumières, NDLR], tant positive que négative : une partie du pays se construit par imitation, tandis que l’autre perçoit l’occidentalisation comme une négation de l’héritage musulman.
Par ailleurs, la relation franco-turque est également affectée par la mémoire du génocide arménien, dont la France est l’une des héritières. En poste à Bangkok, j’ai été confronté à une autre mémoire : celle de l’Indochine française puisque la Thaïlande (ex-Siam) en était une voisine directe, et qu’une guerre a même éclaté entre les deux pays en 1940. De l’autre côté, on constate que le français est présent dans la formation des grandes figures nationales : le premier rédacteur de la constitution thaï, Pridi Phonmayong, avait étudié à la Sorbonne.
Se superposent à la dimension historique de la relation, la réalité de ce que sont les pays aujourd’hui et nos intérêts dans chacun d’eux. Ils peuvent être économiques, culturels, politiques… Ils se déclinent chaque fois de façon différente, et il faut utiliser cette histoire pour la positiver, jouer sur la profondeur des liens et faire aimer la France.
Justement, quels sont nos principaux intérêts en Chine ? L’aspect économique est-il le plus important ?
La Chine est un pays-monde, tous les sujets sont donc importants. Bien évidemment, l’économie est un enjeu majeur puisque le pays aspire à devenir, ou redevenir, la première puissance mondiale. C’est son objectif à horizon 2050. Les marchés chinois représentent, dans de nombreux secteurs, la moitié du marché mondial. La Chine est aussi un fournisseur, et donc un concurrent qui, sur certains segments, est très puissant et incontournable. Aujourd’hui, aucun pays ne peut penser qu’il peut vivre sans la Chine.
Mais l’aspect économique ne résume pas notre relation bilatérale. La France a également de nombreux intérêts culturels et politiques. La Chine est un pays très friand d’ingénierie culturelle : nous menons de grands projets avec des musées. Lors de la visite du président de la République, en novembre dernier, nous avons par exemple inauguré une franchise du Centre Pompidou à Shanghai. Nous avons également des projets d’expositions de Picasso et de Giacometti, tandis que Versailles devrait s’exposer à la Cité interdite… La Chine est aussi le pays qui traduit le plus d’auteurs français vers une langue étrangère, ce qui témoigne de forts liens culturels entre nos deux nations. Cela se traduit également par des flux importants de population, notamment des touristes et des étudiants. En 2018, la France a ainsi accueilli 37 000 Chinois venus étudier dans l’Hexagone.
Concernant les intérêts politiques et géopolitiques, nous discutons notamment de la gestion de crises, puisque nous étions ensemble, par exemple, sur la question de la crise iranienne. Il y a des sujets sur lesquels nos positions sont assez proches et que nous traitons au Conseil de sécurité des Nations unies, et d’autres sur lesquels les positions chinoises sont plus dures. À l’agenda des défis globaux, la Chine partage avec la France certaines ambitions climatiques : lors de la visite du président Macron, nous avons fait un appel commun sur le climat et la biodiversité. Ensuite, il y a d’autres sujets sur lesquels nous sommes moins d’accord, notamment sur la gouvernance mondiale où la Chine a parfois une voix singulière et prône un modèle divergent de celui des libertés occidentales. Même si le dialogue est parfois compliqué sur certains sujets, il est indispensable d’échanger. C’est d’autant plus nécessaire que la Chine est un pays toujours plus présent sur la scène internationale. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, elle dispose désormais du premier réseau diplomatique au monde.
Vous le dites, la Chine aspire à être la première puissance mondiale. En tant qu’ambassadeur, représentant d’une petite puissance, quels sont vos leviers de négociations face à tel géant ?
Nous sommes dans une relation où, sur un certain nombre de sujets, la France est avant tout vue comme partie de l’Union européenne. Nous sommes à la fois un pays avec ses qualités, ses expertises, ses fleurons industriels – l’aéronautique, par exemple – et un pays entendu au sein de l’UE qui s’exprime de manière forte. Notre héritage, notre soft power et cette appartenance à un ensemble plus vaste réduisent un peu le déséquilibre. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette mise en perspective que le président Macron était accompagné d’une ministre allemande et d’un commissaire européen lors de son déplacement en Chine.
Le conflit commercial sino-américain lancé par Donald Trump en 2018 aide-t-il la France à se positionner sur les questions économiques ?
Ce serait une erreur de penser que le conflit jouerait mécaniquement en notre faveur. De nombreux cas de figure peuvent se présenter. Il peut y avoir des effets de report : les produits qui n’entreraient plus aux États-Unis se mettraient à inonder le marché européen. Un futur accord entre les États-Unis et la Chine pourrait se faire au détriment des Européens [l’interview a eu lieu avant l’accord signé le 15 janvier entre la Chine et les États-Unis, NDLR].
Sur ce dossier, nous sommes presque tous d’accord pour dire qu’une réforme est nécessaire concernant certaines pratiques qui nuisent à la concurrence équitable. Mais nous ne sommes pas forcément d’accord sur la façon de mettre en œuvre les correctifs, et a fortiori par la politique brutale d’imposition de droits qui précède parfois la discussion.
Par ailleurs, les incertitudes sont plutôt un facteur négatif pour la croissance mondiale, et je ne pense pas que l’on puisse parler de bénéfice potentiel dans cette crise. En revanche, que l’on puisse faire de ces tensions une opportunité afin de créer un système de commerce international plus équilibré et qui respecte davantage les règles, ça je le conçois. C’est d’ailleurs une tradition assez chinoise de voir dans la crise une opportunité.
En tant qu’ambassadeur, qui sont vos principaux interlocuteurs en Chine : les ministres, les diplomates, les membres du parti communiste, les opposants politiques, la société civile ?
En fonction des pays où l’on se trouve en poste et la façon dont ils sont structurés, nos interlocuteurs varient. Mais nous avons toujours comme objectif de nous adresser à des cercles aussi larges que possible. Dans la même journée, en fonction des sujets et des agendas, je peux échanger avec des écrivains, des représentants d’ONG, des hommes d’affaires français ou chinois, des fonctionnaires, des militaires… C’est aussi ce qui donne le vertige dans notre métier : on a l’impression que l’on pourrait toujours en faire plus, rencontrer davantage de monde. La difficulté, c’est de le faire en 24 heures ! Heureusement, c’est un travail d’équipe et chaque membre du personnel de l’ambassade apporte sa touche pour promouvoir nos intérêts et améliorer notre compréhension de ce qui se passe au sein du pays.
À ce propos, combien êtes-vous à l’ambassade ?
À Pékin nous sommes plus de 300, ce qui comprend les personnels locaux avec une grande section « visa » et des effectifs pour la traduction et l’interprétariat. En Chine, à peu près toutes les administrations françaises sont représentées. On dispose aussi d’une importante équipe culturelle à travers les instituts français et les alliances françaises… L’ambassade coordonne d’ailleurs un grand festival culturel « croisement » qui s’étend sur plusieurs mois et nous organisons aussi un mois franco-chinois de l’environnement avec plusieurs partenaires pour sensibiliser le grand public chinois sur l’environnement et la biodiversité, et les possibilités de coopération bilatérale.
À l’heure du cyber espionnage, comment sécurisez-vous vos communications entre la Chine et la France ?
Il existe, au niveau du ministère des Affaires étrangères, toute une politique de communication sécurisée. Les précautions de base sont bien évidemment prises, puis, à chaque niveau d’information, correspond un niveau adéquat de sécurisation des communications. Certains échanges ne devront pas être réalisés via une ligne téléphonique classique, tandis que d’autres – contenant des informations relevant du domaine public – ne nécessitent pas de protection particulière. Pour ce qui est strictement confidentiel, nous utilisons bien évidemment des réseaux cryptés. Ce qui est important c’est de trouver un équilibre entre la protection de l’information et la possibilité de communiquer.
On reproche généralement aux présidents de la République française de ne pas aborder les questions qui fâchent avec la Chine. Lors de sa visite en novembre dernier, le président Macron a assuré avoir soulevé la question de Hong Kong mais pas celle des Ouïghours. Est-il possible d’aborder ces sujets de front avec les dirigeants chinois ?
Il faut toujours discuter de tout entre chefs d’État, que ce soit sur le plan des principes ou pour attirer l’attention sur des situations individuelles. Pour être efficace, on n’est pas obligé de faire de la diplomatie du haut-parleur.
Quelle est la position officielle de la France sur le sujet ?
La diplomatie des droits de l’homme est une composante essentielle de notre action extérieure et cela est très largement et régulièrement exprimé par le porte-parole du Quai d’Orsay. Avec mon collègue allemand, nous avons remis le 11 décembre le prix franco-allemand des droits de l’homme à Li Wenzu, l’épouse de Wang Quanzhang, un avocat spécialisé dans les droits de l’homme emprisonné depuis quatre ans.
Mais la voix de la France est-elle entendue sur ces questions-là ?
J’ai répondu largement à votre question.
Autre problématique qui concerne la relation franco-chinoise : la lutte contre la contrefaçon. Comment appréhendez-vous cet enjeu en tant qu’ambassadeur français ?
Le service économique régional de l’ambassade est régulièrement en contact avec les partenaires chinois sur ces questions. Ce sont souvent les entreprises qui nous font remonter des informations sur une situation anormale. Il y a aussi une part de négociation diplomatique puisque la contrefaçon recouvre à la fois des pratiques illégales, mais aussi des pratiques qui peuvent être légales selon le droit interne du pays. Il faut donc négocier avec le pays pour faire évoluer la législation. Lors de la visite du président de la République en novembre dernier, un accord a ainsi été signé entre la Chine et l’UE qui prévoit notamment que l’utilisation abusive d’une appellation européenne sera désormais poursuivie dans le droit chinois. Nous pouvons également demander l’intervention de la justice chinoise, par exemple si nous constatons que des produits contrefaits sont vendus sur un salon international… D’autres actions, plus techniques, sont menées pour tracer des produits et apporter des preuves ; il y a des domaines pour lesquels la coopération marche particulièrement bien, comme la lutte contre les médicaments contrefaits, dans d’autres domaines, il y a encore du travail.
Les pandas sont connus pour être de véritables outils diplomatiques chinois. Depuis votre arrivée, est-ce une problématique que vous avez abordée ? Savez-vous si le zoo de Beauval pourra conserver Yuan Zi et Huan Huan, les deux seuls pandas géants présents sur le sol français ?
Effectivement, c’est un vrai sujet puisque ce sont des prêts temporaires. La décision de la reconduction du prêt n’est pas encore confirmée, elle devrait être prise l’année prochaine. Je dirais que le sujet des pandas dépasse mes compétences et se joue plutôt au niveau du président de la République ! [Sourire]. Madame Macron est même la marraine du petit panda, Yuan Meng, né au zoo de Beauval en décembre 2017 et qui devrait rentrer en Chine en 2021.
Laurent Bili en 12 dates clés
1961 Naissance à Trèves (Allemagne)
1988 Diplômé de Sciences Po (Service public)
1991 Sortie de l’ENA (promotion Victor Hugo)
1995 Premier secrétaire à l’ambassade de France en Turquie
1999 Représentant permanent adjoint de la France auprès de l’UEO à Bruxelles, puis du COPS de l’Union européenne
2002 Directeur de cabinet puis conseiller auprès du ministre délégué aux Affaires européennes, puis conseiller technique à la cellule diplomatique de la présidence de la République
2007 Ambassadeur de France en Thaïlande
2009 Directeur de cabinet civil et militaire du ministre de la Défense
2011 Ambassadeur de France en Turquie
2015 Ambassadeur de France au Brésil
2017 Directeur général de la mondialisation, de la culture, de l’enseignement et du développement international au Quai d’Orsay
Depuis septembre 2019 Ambassadeur de France en Chine