Couvrir l'élection présidentielle américaine en pleine crise sanitaire
La pandémie de Covid-19 a profondément bouleversé la campagne présidentielle américaine. À deux semaines seulement du scrutin, la situation semble être toujours aussi instable. La manière dont les médias américains abordent l’élection a elle aussi été chamboulée. Comment se sont-ils adaptés à la crise ? En quoi le traitement médiatique de cette élection diffère-t-il des précédentes ? Comment couvrir les présidentielles pour un média étranger dans ce contexte ? Julia Benarrous (promo 2019), correspondante de l’AFP au Texas, nous raconte les coulisses de cette campagne inédite.
Propos recueillis par Charlotte Canizo et Maïna Marjany
Dans ce contexte particulier de pandémie, comment se passe la couverture médiatique de l’élection ? D’un point de vue purement pratique, comment les médias se sont-ils adaptés à la situation ?
La couverture médiatique de l’élection a été perturbée par la pandémie. Une année d’élection, c’est toujours riche en surprises et en rebondissements, bien sûr. Mais un tel bouleversement des grands thèmes et enjeux de l’élection, c’est une grosse surprise.
Il a fallu continuer de proposer des angles sur des sujets de société qui comptent pour les Américains, comme la religion, l’avortement, l’immigration, tout en continuant de couvrir les évolutions du virus. Car dans ce grand pays, les régions ont été touchées les unes après les autres avec des gestions de la situation parfois complètement opposées. Et contrairement à l’Europe, il n’y a pas vraiment eu d’accalmie pendant l’été – en tout cas, pas au Texas. Plus que jamais, il faut s’attacher aux faits pour décortiquer les rumeurs, mais aussi s’attacher à la narration, à des personnages forts dans les histoires que l’on raconte.
Personnellement, comment écrivez-vous vos dépêches, partez-vous toujours en reportage, travaillez-vous dans les locaux de l’AFP ?
J’occupe un poste tout nouveau, ouvert en décembre 2019, donc le bureau de l’AFP au Texas, ça a toujours été mon appartement ! Dans les bureaux de Washington, où mes collègues travaillaient en open space avant la pandémie, il y a un équilibre entre télétravail et distanciation en présentiel.
Le premier mois de la pandémie, les reportages ont pris une tournure très conceptuelle, avec des interviews qui se déroulaient sur Zoom, et des sources qui envoyaient leurs propres images pour compléter un sujet… Je suis reporter texte et vidéo, donc c’était un défi un peu frustrant.
Très vite, les rédacteurs en chefs ont compris que les lecteurs avaient toujours soif d’histoires humaines, et qu’il fallait au maximum continuer de rencontrer les Texans, de montrer leur « new normal », comme on appelle ça ici. J’ai vite retrouvé ma caméra pour couvrir les manifestations anti-confinement, qui ont commencé en avril.
En mai, le Texas et son voisin, l’État du Nouveau-Mexique, étaient encore relativement épargnés, donc j’ai fait des sujets dans des endroits où les masques étaient encore vus comme une bizarrerie, chez les producteurs de pétrole par exemple. En juin, la mort de l’Afro-américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc a révolté l’Amérique, et ça a marqué un retour définitif des journalistes et des sources sur le terrain, avec les manifestations qui ont suivi.
Non pas sur la forme mais sur le fond, est-ce que le Covid-19 a modifié la manière dont les médias américains abordent la présidentielle ? Quels sont les sujets sur lesquels se jouent cette campagne ?
L’une des questions les plus importantes de cette élection, c’est de savoir si la gestion de la crise sanitaire et économique par le président Donald Trump va lui être reprochée par son électorat dans l’isoloir. Lors du premier débat présidentiel, c’était l’un des thèmes phares, et les deux camps ont des idées vraiment opposées sur le sujet.
Pour être honnête, je pense que je ne suis pas la mieux placée pour évaluer le travail des médias américains. Je trouve que le travail d’investigation réalisé par les grandes publications est incroyable, que ce soit sur les coulisses des décisions de la Maison Blanche concernant le Covid-19, ou sur les impôts de Donald Trump.
Face au Covid-19, quelles sont les stratégies de campagne des équipes de Joe Biden et de Donald Trump (distanciel versus meetings en plein air) ? Qu’est-ce que cela dit de leurs visions politiques respectives ?
La pandémie pose des problèmes logistiques aux campagnes présidentielles, que ce soit pour les meetings, les débats présidentiels, ou même les réunions de militants.
Du côté des Démocrates, la campagne a en grande partie basculé en ligne. Ils assurent que c’est très pratique pour toucher de nouvelles couches de la population. Évidemment, ils ne vont pas s’en plaindre à un journaliste. Pour un reporter, ça rend l’évaluation d’un potentiel engouement difficile. Et comment montrer l’élan d’une campagne, si l’on ne peut pas illustrer les interactions entre militants et électeurs dans des situations classiques, comme des opérations de porte-à-porte, par exemple ?
Les soutiens de Trump, c’est vrai, continuent les meetings en plein air, mais ils sont beaucoup plus rares que prévus. Les Texans sont pleins de ressources, et ont une franche hostilité pour les masques et autres gestes barrières. J’ai donc vu une multiplication des « Trump Trains », ces sérails de Jeeps qui font le tour d’un quartier, les unes après les autres, arborant des drapeaux « Blues Lives Matter » et « Trump 2020 ». Même dans une ville démocrate comme Houston, les conservateurs remportent par conséquent la bataille de la visibilité. Mais c’est clairement au détriment de certaines protections. Surtout quand le port du masque est associé à une radicalité politique d’extrême-gauche, ce qui peut rendre le dialogue difficile.
Le fait que Donald Trump ait été testé positif au Covid-19 constitue-t-il un tournant dans cette campagne ?
Bizarrement, je n’en suis pas sûre. On sait que le président américain a été soigné avec des techniques de pointe, des cocktails de médicaments qui ne sont pas utilisés pour le grand public, et pour l’instant, il donne l’impression d’être en grande partie sorti d’affaire.
Pour ses partisans, ce rétablissement express ne fait que renforcer cette impression de toute-puissance. Pour eux, Donald Trump est capable de tout surmonter, et le virus n’est pas si dangereux.
Donald Trump n’a pas soudainement changé d’avis sur le virus depuis qu’il a été testé positif. Il a prévenu les seniors qu’ils étaient à risque, c’est vrai, mais il a aussi demandé aux Américains de ne pas craindre le virus. Ça affaiblit son image auprès de ses adversaires, qui lui reprochent depuis le début sa gestion de la crise, mais je dirais que pour le cœur de son électorat, rien ne pourra changer le fait qu’ils voteront pour lui.
Les États-Unis est l’un des pays les plus touchés au monde par la pandémie de Covid-19. Trump est largement pointé du doigt pour sa mauvaise gestion de crise. Pensez-vous qu’il soit réellement le premier responsable, qu’il n’a pas pris la mesure de la gravité de la situation ? Ou cela est-il aussi dû au fonctionnement du pays ? Vous qui êtes basée au Texas, comment s’est passée la gestion de crise dans cet État ?
Quand je demande aux partisans de Trump s’ils lui reprochent sa gestion de la pandémie, beaucoup me répondent que leur candidat n’est pas responsable du Covid-19. Qu’il fait de son mieux, et probablement mieux que dans d’autres pays, sans regard pour les chiffres qui montrent que les États-Unis ont réagi plus tard et moins efficacement qu’ils n’auraient pu.
Je ne peux pas vraiment analyser la situation globale comme mes collègues depuis Washington, mais quand je regarde la gestion de la crise depuis le Texas, je vois bien les dynamiques à l’œuvre. Le gouverneur républicain a voulu préserver l’économie en priorité, car son électorat, c’est avant tout les hommes et femmes d’affaires, les commerçants, les petits patrons, qui votent républicain et qui tiennent à leurs libertés individuelles avant tout. Il n’a rendu le port du masque obligatoire qu’en juillet, alors qu’en juin, le Texas comptabilisait déjà 153 000 cas de coronavirus.
Chaque règle décidée par les municipalités, surtout dans les grandes villes démocrates comme Austin et Houston, a été soigneusement désamorcée par le gouverneur qui peut choisir d’annuler les décrets locaux.
Pourtant, il a fait des choix moraux en décidant de fermer les bars, alors que les restaurants, parcs d’attraction et autres bowlings ont le droit de rester ouverts. La vision texane de l’alcool est très puritaine, les boutiques d’alcools forts (pas vendus en supermarchés) sont fermées le dimanche, donc ce n’est pas anodin si ce sont ces endroits contre lesquels le gouverneur Greg Abbott est en guerre.
Au départ, on pensait que dans des villes peu denses où les gens se croisent moins que dans des métropoles comme New York ou Paris, les cas augmenteraient moins. Mais la réalité est que c’est dans les fêtes de famille, les mariages, les réunions de grands groupes que le virus s’est propagé.
L’une des marques de fabrique de Trump est sa défiance envers les médias traditionnels. Mais qu’en est-il de la majorité des Américains : ont-ils encore confiance dans leurs médias ?
Le discours de Donald Trump dénonçant des « fake news » à tout-va a été extrêmement délétère pour la société américaine. Je suis une journaliste travaillant pour la « presse étrangère », française qui plus est, donc beaucoup de Texans me demandent si je suis pour ou contre leur président dès les premières minutes d’une conversation.
Pour eux, les Frenchies sont tous socialistes, et ils s’imaginent que j’ai une idée derrière la tête quand je cherche à leur parler. Ça donne des situations cocasses où j’enregistre 10 minutes de quelqu’un qui m’explique à quel point les médias traditionnels sont corrompus, menteurs, et qui pourtant a accepté de s’exprimer pour une agence de presse internationale !
Côté militants de gauche, il y a de la méfiance aussi. Quand on interviewe des gens en manifestation anti-raciste, beaucoup craignent qu’exposer leur visage ou leur nom mène à des représailles de la part de la police.
En fin de compte, c’est une situation similaire à celle que je remarquais en France, avec des gens qui ont peur de voir leur nom circuler sur les réseaux sociaux. Globalement, je désamorce très vite la hargne anti-médias en expliquant à mes sources que je ne peux même pas voter aux États-Unis, et que je ne suis là que pour avoir l’avis des deux camps. Ce qui est vrai, puisque le Texas est très représentatif d’une Amérique qui ne se retrouve pas dans les côtes Est et Ouest. J’ai très rarement de problèmes après deux ou trois minutes passées à discuter amicalement.
Y a-t-il une différence dans la manière dont les médias français et américains couvrent une élection présidentielle ?
Ma perspective de correspondante régionale va forcément différer du travail de mes collègues à Washington. Ce que je remarque depuis le Texas, c’est qu’il y a un gros travail d’illustration des enjeux de la campagne, des idées des candidats.
On essaye de s’adresser à une audience internationale, souvent pas américaine, donc il n’est pas nécessaire de raconter au jour le jour toutes les péripéties de la politique locale. Par exemple, chaque décision concernant le vote par correspondance est bloquée par des tribunaux locaux, ou par des élus de l’autre camp. Ça change plusieurs fois par jour, et ça n’intéresse pas les lecteurs d’une agence de presse.
En revanche, il est intéressant de prendre du recul pour expliquer un phénomène dont on entend peu parler en France à travers un papier plus long sur les enjeux de la « suppression du vote » aux États-Unis, comme l’a fait cette semaine le service de fact-checking de l’AFP.