Lucile Quillet : "Prenez le pouvoir sur votre carrière !"
La question de la place des femmes sur le marché du travail reste centrale en 2020. À la question bien connue des inégalités, s'ajoutent celles de la pression sociale, des stéréotypes, mais aussi de l'autocensure et autres freins qu'elles s'imposent à elles-mêmes. Comment les femmes pourraient-elles avancer plus efficacement dans leur carrière et s’épanouir dans une vie professionnelle choisie, sans s’excuser ni culpabiliser ? Quelles politiques pourraient être mise en place pour limiter les discriminations entre hommes et femmes ? Comment concilier plus efficacement vie privée et professionnelle en abandonnant l'horizon inatteignable de la wonder woman ? Dans son dernier livre, Libre de prendre le pouvoir sur ma carrière, la journaliste et auteure Lucile Quillet s'attaque, entre autres, à ces sujets. Elle partage avec Émile son analyse et ses conseils.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Charlotte Canizo
Dans votre ouvrage Libre de prendre le pouvoir sur ma carrière, vous délivrez de nombreux conseils aux femmes pour les inciter à s’affirmer dans leur carrière et surmonter les obstacles qu’elles peuvent rencontrer. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ? Quels retours avez-vous eus au moment de sa parution ?
J’écris en tant que journaliste depuis plusieurs années sur la vie professionnelle des femmes. J’entendais à l’envi que les femmes devaient “oser” et “être audacieuse”, sans pour autant donner de mode d’emploi. Je trouvais cela un peu facile, et surtout incomplet ! J’ai voulu écrire un guide éclairant, pragmatique mais surtout pratique qui puisse leur donner des clés et solutions pour s’affirmer, faire de l’auto-promotion, réseauter, s’écouter, négocier, se décomplexer et obtenir ce qu’elles veulent... J’ai passé en revue les problématiques de chaque étape de la vie pro, de la recherche d’emploi jusqu’à la négociation de départ. Il me tenait à coeur de faire un livre sans diktat ni jugement que les femmes puissent s’approprier. Elles sont souvent coincées entre deux injonctions : “crever le plafond de verre” et “avoir une vie de famille”. Mais toutes ne veulent pas forcément avoir des enfants ou devenir CEO ! La “working girl” est un fantasme qui ne correspond pas à la réalité des femmes.
Le but du livre était aussi de sortir de ce discours injonctif : les femmes savent ce qu’elles veulent, elles sont les seules personnes légitimes pour choisir. Mon livre ne leur dicte pas leurs objectifs, mais les aide à les atteindre. Aujourd’hui, je poursuis le dialogue avec les lectrices sur Instagram et les retours louent cette approche pratique et concrète ! Mission accomplie.
En quoi les contraintes qui pèsent sur les hommes et les femmes au travail sont-elles différentes ?
Une femme traverse au cours de sa carrière des questionnements et dilemmes qu’un homme ne connaît pas. Il y a à la fois les freins extérieurs : le sexisme, les inégalités structurelles de salaire et de valorisation des métiers, le harcèlement sexuel qu’elles subissent en majorité, les assignations à gérer la vie domestique qui pèsent sur leur vie et les empêchent encore trop souvent de développer leur carrière comme elles en rêvent. Nous ne percevons pas les hommes et les femmes de la même façon au travail, et ce regard stéréotypé se révèle souvent à l’arrivée d’un enfant. Le congé maternité est encore considéré comme un drame ou une “trahison” ! De l’autre côté, un homme qui souhaite prendre la totalité de son congé paternité peut être mal perçu. Eux aussi subissent des injonctions à ne pas compter leurs heures, à être ceux qui ramènent le plus d’argent…
Mais les femmes doivent en plus affronter des freins intérieurs, hérités de l’éducation et de la socialisation genrées qu’elles ont reçues, les enjoignant à être sage, bonne élève, vertueuse, modeste, perfectionniste, dépendante du regard et de la validation d’autrui pour croire en leur valeur… Si cette attitude est valorisée à l’école, elle est pénalisante une fois dans le monde du travail, qui répond à d’autres dynamiques de promotion. L’affirmation de soi y a parfois plus de poids que la méritocratie. Je les incite donc à être plus prétentieuses, plus égoïstes, plus “emmerdeuses” même, pour se décomplexer, s’affranchir du regard des autres, s’affirmer, obtenir plus, ne plus s’excuser et revendiquer leurs réussites : elles le méritent !
Dans votre livre, vous veillez à fournir des conseils aux jeunes actives pour éviter dès le début d’une carrière les obstacles qui freinent la progression des femmes dans le monde du travail. Quels sont ces principaux obstacles ?
D’abord, le fait de se dire que l’on n’est pas encore assez légitime pour demander plus. Mais que perd-on à demander ? Pas grand-chose, bien au contraire : vous montrez que vous croyez en votre valeur et que vous êtes motivée. Il faut sortir de cette vision très limitante selon laquelle chaque demande serait une faveur accordée. En entreprise, tout fonctionne selon l’offre et la demande, il faut se placer dans ce rapport de réciprocité et sortir du schéma scolaire d’élève à maître. Et puis, il y a l’auto-censure : quand une femme juge qu’elle n’a pas toutes les compétences nécessaires pour postuler, elle anticipe à la place du recruteur.
Je conseille aussi aux jeunes actives de ne plus se responsabiliser pour les autres, mais, en revanche, de ne pas les laisser penser à leur place. À cause de présupposés stéréotypés, on ne propose pas à des femmes plus de responsabilités, on suppose qu’elles veulent des enfants, qu’elles ne seront pas candidates à l’expatriation à cause de leur conjoint, ou qu’elles seront moins investies une fois mères. Reprenez toujours la main sur votre storytelling. Ce sont aussi les non-dits qui freinent la carrière des femmes. Il faut déjà formuler ses ambitions pour obtenir gain de cause !
Vous accordez également une grande place au « syndrome de l’imposteur » qui affecte sensiblement plus de femmes que d’hommes. Comment l’expliquez-vous ? Quels moyens peuvent aider à le surmonter ?
Le syndrome de l’imposteur revient à expliquer notre parcours en privilégiant toujours les hypothèses les plus négatives. “Je dois ma place à un malentendu ou à la chance”, “Je ne suis pas vraiment qualifiée”, “Je ne mérite pas ce poste”... C’est de l’auto-dénigrement permanent. Les femmes sont arrivées il y a seulement quelques décennies sur le marché du travail tel qu’il est formaté aujourd’hui. Plus on grimpe dans la hiérarchie, moins elles sont nombreuses. Sans modèle, en ultra-minorité, il est bien plus facile de se dire qu’il y a eu erreur et que vous n’êtes pas à votre place.
Beaucoup de femmes sont aussi trop perfectionnistes, trop vertueuses, trop scrupuleuses : elles ne se considèrent légitimes qu’après plusieurs années à leur poste, elles déclinent les compliments qu’on leur fait en disant que “c’était un travail d’équipe”… Cette propension à se minimiser est typique des personnes qui ont peur d’être accusée, de décevoir et d’être “découverte”. Mais il n’y a rien à découvrir : tout le monde travaille en apprenant au fil de l’eau, personne ne coche toutes les cases. C’est ignorer que des milliers de personnes se sur-vendent en permanence !
Pour surmonter le syndrome de l’imposteur, je conseille de revenir à des notions objectives et factuelles : quels sont vos résultats, quels bénéfices et accomplissements avez-vous apportés… Dans mon livre, j’encourage à tenir un “workbook”, une sorte de carnet de carrière, avec, pour chaque expérience professionnelle, des bilans et enseignements. Cela aide à reprendre confiance en soi et mettre à distance cette petite voix négative. Apprenez à parler de vous de la même façon dont vous parleriez d’un ami : en général, on est bien plus valorisant avec les autres ! Surtout, comprendre que bien travailler signifie apprendre, progresser, et non pas être parfait dès le début. Et puis, il faut se déresponsabiliser vis-à-vis des autres. Si un recruteur fait une erreur en vous recrutant, ce sera son problème, pas le vôtre !
Imposer son autorité au travail relève parfois d’un véritable défi tant les stéréotypes à l’égard des femmes sont nombreux dans certains secteurs. Comment faire pour s’imposer sans pour autant sombrer dans le control freak ?
Il est vrai qu’on caricature très rapidement les femmes qui accèdent à une forme de pouvoir : elles sont autoritaires, hystériques, écrasantes… C’est dire si une femme à responsabilités reste encore une figure transgressive et peu tolérée. Je conseille aux femmes de ne surtout pas chercher à plaire ou attendre que les autres daignent reconnaître leur autorité. Vous avez été nommée à ce poste, vous n’avez pas besoin de l’approbation de chacun. Ceux qui rejettent votre autorité ne respectent pas cette décision : c’est leur problème. Chercher à être appréciée est un piège qui ne vous apportera rien mais vous fera perdre votre temps et votre efficacité. Vous devez rester droite dans vos bottes et ne pas vous gêner pour les recadrer. Si l’on vous coupe la parole, que l’on s’approprie vos résultats ou que l’on vous dénigre, intervenez et replacez les limites car c’est votre légitimité qu’on piétine. L’assertivité s’avère être dans ce genre de situations une arme et un bouclier très précieux. L’important n’est pas d’être aimée, mais respectée. Et le respect s’impose par le travail et les résultats, non pas par la popularité. N’ayez pas peur de déplaire, tant que vous faites votre travail.
Vous abordez également l’un des plus gros défis auxquels les femmes sont confrontées dans leur carrière : la conciliation vie privée/ vie professionnelle. Quelles sont les grands principes pour trouver un équilibre entre les deux ?
Il faut commencer par arrêter de penser la conciliation comme un enjeu de performance, mais d’égalité. Lorsqu’on demande à une femme comment elle fait pour “tout faire”, on suppose qu’il est normal qu’elle fasse tout toute seule. Comme si on lui avait accordé de travailler, mais à condition de se débrouiller pour ne pas manquer à ses devoirs de femme au foyer.
On a injecté dans le sujet de la conciliation de l’affect. Mais faire les lessives, les devoirs, la cuisine, les trajets, ce n’est pas une question d’amour ni de bonheur, mais une question très rationnelle d’organisation et de gestion du temps. En faire une question d’amour culpabilise les femmes et maintient un non-partage des charges domestiques et parentales. Je les enjoins à refuser d’être la wonder woman qui arrange tout le monde sauf elle, refuser cette logique de performance qui est source de souffrance et pousse au burn out. Il ne s’agit pas forcément de faire 50/50, mais, déjà, de parler et se concerter ouvertement sur la répartition des tâches domestiques et familiales au sein du couple.
Cela reste un sujet tabou. Souvent, les hommes ne réalisent pas tout ce qu’ils ne font pas, car les femmes font en silence ou arrivent avec des solutions pré-établies. Il faut être deux à penser la conciliation, à chercher et trouver les solutions. Plus on répartit en gros bloc, plus ça fonctionne. Chacun peut prendre en charge des “ministères” (“alimentation”, “ménage”, “administratif”, “linge”...), ou bien des pièces de la maison. Si l’un des deux ne fait rien, ça se remarque très vite !
Quelles (nouvelles) politiques les entreprises pourraient-elles mettre en place afin de limiter les discriminations entre les hommes et les femmes ?
Je crois aux quotas : le changement ne vient jamais seul. S’y opposer revient à dire qu’il n’y aurait pas assez de femmes aussi compétentes que les hommes. Aujourd’hui, les quotas ne concernent qu’une minorité, il faudrait élargir leur application à plus grande échelle. Je pense que l’entreprise a une vraie responsabilité pour instaurer plus d’égalité : en étant plus transparente sur le processus de promotion et de rémunération, plutôt que de faire de la progression de salaire une affaire de lobbying et de rhétorique. En incitant aussi les pères à prendre la totalité de leur congé paternité, afin de déstigmatiser le congé maternité et les femmes avec. Mais aussi en créant plus de programmes de mentoring pour donner confiance aux talents féminins. Il est hypocrite de considérer l’égalité comme “un problème de femmes” : il s’agit de notre société et, on le sait aujourd’hui, celle-ci a besoin de la mixité pour avancer.