France-Turquie : peut-on sortir de l'impasse?
Après plusieurs semaines de tensions diplomatiques entre Paris et Ankara, le 26 octobre dernier, le Président turc a officiellement franchi une nouvelle étape en appelant ses compatriotes à cesser d'acheter des produits français. Une prise de position qui faisait suite aux propos d'Emmanuel Macron sur le risque de séparatisme islamique et sur le droit de caricaturer le prophète Mahomet, après l'assassinat de Samuel Paty. Ce contentieux est venu s'ajouter à une longue liste de désaccords entre le Président français et son homologue turc, qu’il s’agisse des tensions en Méditerranée, des affrontements dans le Haut-Karabakh ou encore du conflit en Libye. Frédéric Encel, maître de conférences à Sciences Po et spécialiste du Moyen-Orient, analyse pour Émile les points de tensions entre les deux pays.
Est-ce que ce boycott clairement exprimé par Recep Tayyip Erdogan est le signe qu'un nouveau pallier a été franchi ?
Oui car une telle mesure, illégale en droit international, constitue clairement une marque de glaciation des rapports entre États, et c’est encore plus vrai entre États officiellement alliés. Je devrais dire de la part d’un État, car en l’espèce seul le chef d’État turc a insulté son homologue français et appelé à un boycott. Quel sera le prochain pallier si M. Erdogan décide de poursuivre l’escalade, sinon la fermeture de l’ambassade et l’expulsion des ressortissants français ?
Cela dit, sa détestation de la France dépasse de loin la personne d’Emmanuel Macron ou telle caricature. Elle se cristallise plutôt sur des réalités lourdes telles les Lumières (comme modèle de… Atatürk !), la laïcité, la liberté de conscience et d’expression, le rejet du négationnisme du génocide arménien, ou encore des alliances de Paris avec certains États arabes (Émirats arabes unis).
Selon certains observateurs, il s’agit pour le Président turc de vilipender un ennemi extérieur pour susciter une vague de nationalisme dans son pays qui serait de nature à le conforter ? Est-ce aussi votre avis ?
Certes, et c’est une pratique récurrente connue depuis la haute Antiquité. Mais, d’une part, ce n’est pas parce qu’elle s’inscrit sur des « temps longs » braudéliens qu’elle est légitime, d’autre part, elle risque en l’occurrence de s’avérer dangereuse à double titre : d’abord pour la paix en Méditerranée orientale, si d’aventure M. Erdogan décidait de susciter des incidents entre navires de guerre dans les eaux territoriales grecques ou cypriotes ; ensuite pour son propre pouvoir si ses outrances devaient coûter cher à une économie turque déjà mal en point, notamment en termes de rétorsions européennes. En outre, après plusieurs scrutins parfaitement démocratiques qui ont vu son parti triompher dès 2002, il s’est lancé au début des années 2010 dans une dérive autoritaire et répressive à l’intérieur et expansionniste à l’extérieur, qui l’isolent sans cesse davantage.
Des appels à ne plus acheter de produits français se sont multipliés depuis le 23 octobre. Ils ont été relayés dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Ce mouvement de boycott, qui part initialement des réseaux sociaux, ne risque-t-il pas de s’étendre et de toucher de nombreux autres pays du monde musulman ?
Non, et je l’affirme depuis le commencement de la crise. En premier lieu, ces appels et manifestations ne sont pas si nombreux que cela ; je rappelle que le monde musulman, c’est 57 États et un milliard et demi de personnes. Or, comme à l’époque des premières caricatures de Charlie Hebdo, seules quelques manifestations de faible ampleur ont eu lieu, notamment au Bangladesh, organisées le plus souvent par des groupes islamistes eux-mêmes ! Parfois, comme au Qatar, de hauts responsables encouragent ce type de démonstrations de force afin de gêner le pouvoir en place, et de réorienter sa politique sur des points sans le moindre rapport. Enfin, dans certains cas, comme en Iran, les manifestants sont les familles des Bassidjis (Gardiens de la Révolution, pilier des durs du régime), payées pour défiler dans la rue… Cette instrumentalisation à usage interne ne doit pas nous fourvoyer sur l’ampleur du phénomène, grossi soit par naïveté ou méconnaissance du monde musulman, soit à dessin par des « idiots-utiles » (Lénine) de l’islamisme…
Existe-t-il des précédents d’appels au boycott de produits français ? Selon vous ces mesures seront-elles suivies et quelles pourraient être les sanctions ou répercussions pour la Turquie ?
Non, et surtout pas de la part d’un État allié ; cela relève du jamais-vu ! Si un authentique boycott était officiellement appliqué, c’est toute l’Union européenne (UE) – dont dépend une grande partie de l’économie turque – qui prendrait des sanctions à l’encontre d’Ankara ; je vous laisse deviner le désastre au regard du volume d’échanges (et des aides au titre de la politique de proximité pour ce membre du Conseil de l’Europe) – entre l’UE et la Turquie, de loin primordial pour ce pays…
Mais plus fondamentalement, cela pose la question de l’OTAN ; un État souverain peut parfaitement décider de quitter une alliance si elle ne lui convient plus, mais pas y demeurer en profitant de ses avantages financiers et/ou militaires afin de les employer contre d’autres alliés (Kurdes), voire contre des membres-mêmes de ladite alliance ! Or, pendant le mandat présidentiel américain, il n’y a plus eu de pilote dans l’avion OTAN, et le président turc en a profité allègrement, trouvant tout de même face à lui un tandem Macron/Le Drian déterminé à défendre les eaux territoriales grecques. Aussi la chute de Donald Trump au profit de Joe Biden a-t-elle été très fraîchement accueillie dans le palais aux mille pièces érigées par et pour M. Erdogan…