Enquête - Quelle Europe après le Brexit ?

Enquête - Quelle Europe après le Brexit ?

La victoire du « Leave », lors du référendum du 23 juin 2016, a constitué un véritable choc pour les membres de l’UE. Quatre ans plus tard, quelles sont les conséquences réelles du Brexit sur l’unité européenne ? Les velléités de rapprochement de l’Écosse et de l’Irlande du Nord avec Bruxelles menacent-elles l’équilibre interne du Royaume-Uni ? Émile a mené l’enquête et dresse les contours de l’Europe de demain.

Par Mélissa Chemam (promo 05), correspondante au Royaume-Uni

Bruxelles, Belgique -  31 janvier 2020. Un membre du personnel du Conseil de l'UE retire le drapeau britannique du bâtiment du Conseil européen le jour du Brexit. (Crédits : Shutterstock)

Bruxelles, Belgique - 31 janvier 2020. Un membre du personnel du Conseil de l'UE retire le drapeau britannique du bâtiment du Conseil européen le jour du Brexit. (Crédits : Shutterstock)

Négociations, recherche inefficace et parfois désespérée d’un accord, débats houleux, chaos administratif et calendrier ingérable… la proposition de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne semble tourner au cauchemar et plonge le pays tout entier dans une instabilité dont il se serait bien passé en pleine crise sanitaire. Les milieux économiques autant que la population semblent accepter le sort qui leur est réservé et continuent leurs activités, le plus souvent entre résignation et inquiétude du lendemain.

Florence Faucher, professeure à Sciences Po au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE), est spécialiste de la Grande-Bretagne. Selon elle, « l’après-Brexit est particulièrement difficile à gérer parce que les Britanniques ne savaient pas précisément ce qu’ils voulaient  »

Effet de contagion peu probable

De la démission du Premier ministre David Cameron, en juin 2016, à l’élection de Boris Johnson, en décembre 2019, les chances de trouver un compromis avec Bruxelles se sont réduites. « Ni Johnson ni David Davis, chargé des négociations avec l’UE, ne sont connus pour être des travailleurs acharnés, ajoute Florence Faucher. Et ils n’avaient pas prévu ce niveau de difficulté, de technicité. Ils ont préféré jouer la carte de l’engagement émotionnel pour l’identité nationale. Le gouvernement britannique actuel continue d’agir comme si l’Europe avait beaucoup plus à perdre que le Royaume-Uni. Mais ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que les Européens seraient si unis ».

Pour cette spécialiste de politique comparée, les négociations houleuses et pénibles ont renforcé l’unité intra-européenne. Un avis que partagent de nombreux autres analystes.  

« Le Brexit est devenu la pire publicité pour toute forme de sortie de l’UE », estime Colin Hay, professeur d’analyse politique à l’Université de Sheffield et à Sciences Po. « Le calvaire des négociations et la perspective d’une sortie sans accord, qui propagent une incertitude très élevée, ont rendu toute forme de contagion peu crédible. Cela ne veut pas dire que l’UE n’a aucun trouble interne  ; elle rencontre des problèmes avec plusieurs autres nations et voit émerger de plus en plus les différences nationales. Ce que n’a pas manqué de renforcer la crise du Covid-19… Mais le Brexit n’a absolument pas renforcé ces différences, au contraire »

« Le Brexit est devenu la pire publicité pour toute forme de sortie de l’UE »
— Colin Hay, professeur d'analyse politique à l'Université de Sheffield et à Sciences Po

Sur le plan économique, « les Européens ont plus à perdre qu’ils ne l’admettent, affirme Colin Hay. Par exemple, les industries françaises et italiennes du vin sont dépendantes de Londres pour leurs exportations internationales hors Europe, ce qui veut dire que les bouteilles passent physiquement par Londres, que des usines de stockage sont en Angleterre et que les flux financiers sont liés au Royaume-Uni ».   

Plusieurs autres membres de l’UE ont été affectés négativement par le Brexit, notamment Chypre et Malte, mais aussi les économies centre-européennes qui, de plus, doivent gérer la question des fortes migrations de leur population vers le Royaume-Uni – en particulier la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie. Une évolution qui affectera directement certaines industries britanniques, dont l’agriculture, qui risque de manquer de main-d’œuvre saisonnière abordable pour les récoltes de fruits et légumes. 

Excès de flexibilité à l’horizon

« Le gouvernement britannique a promis aux agriculteurs qu’il mettrait en place des permis de travail temporaires, mais rien n’est réglé, ajoute Colin Hay. Et les fermiers envisagent des afflux migratoires hors UE, ce qui engendrerait forcément des menaces sur les droits de ces travailleurs, déjà précaires ». Le Royaume-Uni est un exemple extrême de marché du travail flexible  ; la situation actuelle devrait entraîner un excès de flexibilité et une détérioration des conditions de travail. 

Pourtant, l’administration britannique ne peut se permettre le non-respect du droit international. C’est un jeu dangereux qui pourrait endommager sa réputation, or en matière de commerce, la réputation est absolument clé. « Le Brexit n’est in fine bénéfique pour personne, pas plus pour l’économie britannique que pour l’UE », estime Colin Hay. Il a déjà profondément affecté la livre sterling, qui s’est effondrée au niveau de l’euro. « Pour le Royaume-Uni, cette situation, et l’absence d’accord fin 2020 sont dramatiques », insiste-t-il.

Pour Florence Faucher, le constat est on ne peut plus clair : « Le Brexit, économiquement, s’est retourné contre le Royaume-Uni. On s’achemine désormais vers une catastrophe. »

« Le Brexit, économiquement, s’est retourné contre le Royaume-Uni. On s’achemine désormais vers une catastrophe. »
— Florence Faucher, professeure au CEE de Sciences Po

Que reste-t-il du royaume « uni » ?

Le calvaire du Brexit et ses conséquences pour le Royaume-Uni pourraient clairement dissuader d’autres nations qui auraient pu se laisser tenter par une sortie de l’UE. Et la crise du Covid est venue compliquer une situation déjà très complexe. « Si la Grande-Bretagne subit une seconde vague dévastatrice, les questions de santé seront très difficiles à gérer », précise Colin Hay. Mais c’est surtout l’unité nationale qui est maintenant menacée, car l’Écosse tout comme l’Irlande du Nord – deux des quatre nations qui composent le royaume – envisagent désormais leur avenir non plus avec l’Angleterre, mais dans le cadre de la construction européenne. Une séparation voire une dislocation du Royaume-Uni est donc envisageable, ce qui bien sûr a un effet repoussoir pour des membres comme l’Espagne ou la Belgique.

Pour l’Écosse, qui a voté majoritairement en faveur du maintien dans l’Union européenne, la situation n’est guère plus reluisante. Elle devra organiser un référendum pour statuer sur son indépendance avant de pouvoir demander une réintégration dans l’UE. Mais ce scénario comporte lui-même de nombreuses difficultés, en particulier sur la question du retour éventuel à l’euro. Quid de la dette britannique qui devra être séparée en deux dans cette hypothèse ?

En Irlande du Nord, la situation atteint des niveaux de difficulté plus importants encore. La frontière avec l’Irlande, extrêmement complexe, risque de devenir la plus surveillée d’Europe, en tant que limite occidentale de l’UE, alors même que les Irlandais du Nord et les Irlandais de la République d’Irlande dépendent grandement de leur interdépendance et de cette liberté de circulation. « La situation est insoluble si l’on veut conserver le Royaume-Uni, confirme Florence Faucher. La question de l’unité nationale du pays est devenue majeure et source d’opposition entre l’Angleterre et les trois autres nations. » 

Sur le plan juridique, pour Michael Dougan, professeur de droit européen à l’Université de Liverpool, « les conséquences du Brexit sont très lourdes. Et nous ne les verrons véritablement qu’après janvier 2021. Bien sûr, en apparence, seul le droit de vote aux élections européennes disparaît. Mais le Royaume-Uni va maintenant devoir compter avec des traités bilatéraux avec chaque pays, ce qui devrait changer beaucoup de choses ». Cela inclut la fin de la liberté de mouvement dans l’espace européen, la fin du droit aux soins de santé gratuits… De plus, il est encore difficile d’imaginer toutes les conséquences sur la vie quotidienne des Britanniques, mais « il semble évident qu’ils auront moins de choix en matière de produits, notamment alimentaires, et un accès plus limité à certains médicaments », ajoute Michael Dougan.

David Davis et Michel Barnier a Bruxelles en juin 2017. (Crédits : Shutterstock/Alexandros Michailidis)

David Davis et Michel Barnier a Bruxelles en juin 2017. (Crédits : Shutterstock/Alexandros Michailidis)

Un imbroglio politique

Au niveau constitutionnel, le gouvernement de Boris Johnson ne respecte pas son propre accord sur l’Irlande du Nord, ajoute Michael Dougan, et « il n’offre pas de solution viable ! » Une éventuelle intégration de l’Écosse dans l’UE aura des conséquences sur toute l’Union européenne, ajoute-t-il. « Cela pourrait créer une frontière ultra-rigide entre l’Écosse et l’Angleterre et de nombreux problèmes d’immigration entre l’UE et le Royaume-Uni se feront jour » .

Enfin, la perte des droits pour les citoyens européens vivant en Grande-Bretagne et les citoyens britanniques vivant dans l’UE des 27 – soit plus de cinq millions de personnes, un nombre supérieur à la population de certains États membres de l’Union européenne – reste une question prioritaire qui, à ce jour, n’a pas été résolue… 

« Il s’agit du plus grand acte de privation de droits civiques de l’histoire du continent, affirme le professeur Michael Dougan, et il était complètement prévisible et évitable. La campagne pour le retrait de l’UE a colporté un certain nombre de mensonges sur ce sujet et a même diabolisé la communauté européenne vivant en Grande-Bretagne, les accusant de “voler des emplois” et d’utiliser les services publics, provoquant des phénomènes de rejet important. Les Britanniques aussi ont perdu des droits, notamment celui de se déplacer librement dans 27 pays. Au final, personne n’en ressort gagnant ».

« La campagne pour le retrait de l’UE a colporté un certain nombre de mensonges et a même diabolisé la communauté européenne vivant en Grande-Bretagne, les accusant de “voler des emplois” et d’utiliser les services publics... »
— Michael Dougan, professeur de droit européen à l’Université de Liverpool

Selon le professeur Dougan, le Brexit menacerait d’une certaine façon les valeurs de l’Union européenne en lui offrant pour voisin « un pays dont le gouvernement s’allie avec des puissances non-européennes populistes et prônant une dérégulation sociale comme la Russie de Poutine et les États-Unis de Trump ».

Si beaucoup d’observateurs s’inquiètent de voir le Brexit propager des idées populistes, Olivier Cadic, sénateur en charge des Français de l’étranger et basé à Londres, ne voit lui « aucun lien entre les populismes centre-européens et le Brexit ». Il n’y a aucune raison sérieuse de craindre cette contagion et il considère que certains médias simplifient cette question. « Au contraire, je vois que le Brexit a fait naître une conscience européenne dans les lieux où elle existait peu, y compris dans certaines villes d’Angleterre », ajoute-t-il.

« Le Brexit a fait naître une conscience européenne dans les lieux où elle existait peu, y compris dans certaines villes d’Angleterre. »
— Olivier Cadic, sénateur en charge des Français de l'étranger, basé à Londres

« Même le Rassemblement national en France ne parle plus de se retirer de l’UE », ajoute Andrew Knapp, professeur émérite et ancien directeur des Études européennes à l’Université de Reading. « Si le Royaume-Uni réussissait en dehors de l’UE, la contagion pourrait effectivement se produire. Ma conviction, cependant, est que, depuis le Brexit, Londres est confrontée à une catastrophe économique et politique qui est visible de partout. Cela ne rend pas l’UE plus aimable en soi, mais cela fera probablement réfléchir à deux fois un membre avant d’envisager de partir ».

«  Depuis le Brexit, Londres est confrontée à une catastrophe économique et politique (...). Cela ne rend pas l’UE plus aimable en soi, mais cela fera probablement réfléchir à deux fois un membre avant d’envisager de partir. »
— Andrew Knapp, professeur émérite et ancien directeur des Études européennes à l’Université de Reading

En réaction, une valorisation de l’héritage européen

Pour ce qui est de l’idéal européen, « l’Europe à 27 ne ressort pas plus divisée avec le Brexit, insiste Colin Hay, mais elle doit se recentrer sur ses propres valeurs, les définir ou les redéfinir, et ce ne sera pas facile. Elle a passé tellement de temps à parler du Brexit, maintenant, il lui faut se regarder elle-même »

« Les Européens se sont vraiment montrés unis depuis le Brexit, ajoute Florence Fauchez. Nous n’avons pas vu de divisions ni de contagion, donc l’exemple britannique, pour l’instant, prouve que le retrait de l’Union n’est pas une bonne idée. En Italie, en Grèce, en Pologne, le Brexit a renforcé l’Europe. Le Covid-19 a été plus dangereux pour la cohésion européenne que le retrait des Britanniques ».  

Cependant, pour le professeur Andrew Knapp, « il est vrai que le Brexit reste un revers pour l’idéal européen parce qu’un grand État membre a décidé (à tort, à mon avis) que l’UE ne correspondait pas à son intérêt national. Certains Européens fervents, comme Macron, estiment que le Royaume-Uni a trop souvent agi comme un “frein” à l’intégration européenne, et que le Brexit créera de nouvelles opportunités pour plus d’approfondissement. Malheureusement, le Royaume-Uni n’a pas été le seul frein à l’intégration européenne et je vois peu d’appétit pour cet approfondissement dans des pays comme la Pologne ou l’Italie ».

Il estime, au contraire, que l’UE a besoin d’États membres pragmatiques comme l’était le Royaume-Uni, des États capables de tempérer les envolées d’idéalisme pour faire fonctionner l’ensemble dans la pratique. « Le fait que le Royaume-Uni ait été, la plupart du temps, un État membre utile permet d’expliquer pourquoi il y a eu un réel regret à Bruxelles, selon moi, en janvier dernier, de voir partir le personnel britannique des institutions européennes. Le départ du Royaume-Uni est aussi, malgré tout, une perte pour l’UE et une perte d’une certaine UE  ».

À l’inverse, pour Olivier Cadic, « le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne a clairement renforcé l’idéal européen. On ne voit l’importance de quelque chose que quand on le perd, et cela a soudé les autres pays dans la recherche d’une protection pour ce qu’ils ont construit ensemble  ».

En réaction, de nombreux hommes politiques, notamment en France et en Allemagne, ont souhaité valoriser l’héritage européen et blâmer le Royaume-Uni pour son manque de solidarité. Le président français Emmanuel Macron, tout comme l’ancien Premier ministre Alain Juppé, a largement joué sur ce registre. 

Pour Olivier Cadic, « le Brexit charrie des problèmes créés par des lobbyistes liés au groupe de presse de l’Australien Rupert Murdoch, qui a depuis longtemps déclaré la guerre à l’idée même d’une Union européenne. Aujourd’hui, ce qui est clair et ce que je regrette, c’est que le Royaume-Uni va perdre de son influence, l’anglais va être moins utilisé en Europe, en particulier dans les cercles institutionnels. Alors que l’UE est toujours là  ; elle résiste ».

Cette enquête, réalisée en octobre 2020, a été publiée dans le n° 20 du magazine Émile.



Royaume-Uni : la communauté française face au Brexit

Royaume-Uni : la communauté française face au Brexit

Sciences Ô, la voix ultramarine de Sciences Po

Sciences Ô, la voix ultramarine de Sciences Po