Royaume-Uni : la communauté française face au Brexit
Le Royaume-Uni est l’un des pays qui accueillent le plus d’expatriés français. Avant le Brexit, on estimait à environ 300 000 le nombre de citoyens hexagonaux installés outre-Manche, dont une grande majorité à Londres. Ce divorce avec l’Union européenne a-t-il bouleversé leur quotidien ? Émile est allé à la rencontre de plusieurs alumni de Sciences Po vivant dans la capitale britannique.
Par Mélissa Chemam (promo 05), correspondante au Royaume-Uni
Lisa Fraser réside au Royaume-Uni depuis six ans et travaille pour le gouvernement britannique. Française et diplômée de Sciences Po, elle est venue ici par amour de la culture. « Et parce que je trouvais difficile de m’habituer à la mentalité française », nous confie-t-elle. Quand le vote en faveur du Brexit a été annoncé, elle est cependant passée par des phases d’anxiété. Elle a dû demander son settled status, le nouveau permis donnant le droit de rester au Royaume-Uni après le Brexit, désormais obligatoire pour tous les Européens. « J’ai attendu d’avoir passé le cap des cinq ans ; ensuite, j’ai suivi la procédure mise en place par le gouvernement britannique et tout s’est déroulé sans anicroche. » Elle explique avoir bénéficié de beaucoup de soutien, de la part d’associations, de paroisses, d’amis.
« Mes angoisses se sont calmées quand j’ai obtenu le settled status, assure-t-elle. J’ai réalisé qu’il n’était pas en mon pouvoir de changer les choses, alors j’ai arrêté d’y prêter attention. Je crois sincèrement que mon amour du pays et ma motivation sans faille me permettront de réussir les procédures à venir. Dès mon arrivée ici, je souhaitais obtenir le statut de permanent residency, puis la nationalité ; je n’ai pas changé de but. Au final, ma vie quotidienne est la même avec le Brexit. »
Pour elle, l’absence d’accord, pour le moment, entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ne change rien à sa profession, puisqu’elle travaille pour le Parlement britannique. « Mes collègues sont très respectueux, et attentifs à ma situation. Mon employeur a mis à disposition un conseil juridique ; ça me rassure de savoir que je pourrais en bénéficier, mais je n’en ai pas eu besoin jusqu’à présent. » Le Brexit change tout de même certains de ses choix de vie, « pour m’assurer que je peux cocher les bonnes cases administratives, notamment. Par exemple : je ne prends pas de sous-location, mais je passe par une agence immobilière, pour être sûre qu’elle me fournira toutes les attestations nécessaires en temps voulu ».
Comme beaucoup de Français et même de Britanniques, elle se pose des questions sur le coût de la vie et notamment l’accès à la nourriture, aux médicaments et aux soins après le 1er janvier 2021. « Mais je suis plutôt pragmatique : ma vie est ici ; m’angoisser ne servirait à rien. Je ferai comme tout le monde et j’improviserai si la question se présente. »
Depuis, elle a également appris à « comprendre, respecter et parfois partager le point de vue des Brexiters ». Elle a cheminé vers plus d’empathie. « Je vois les opportunités que le départ de l’UE peut nous offrir. Surtout, je pense qu’il est sain de vouloir faire au mieux avec la réalité dont nous héritons. » Lisa restera donc au Royaume-Uni, sans l’ombre d’un doute. « Je suis culturellement plus en phase avec la mentalité britannique, plus dynamique et entrepreneuriale. Je me sentirais comme une étrangère en France après tant d’années. »
Le grand chassé-croisé
Selon l’ambassade de France à Londres, plus de 140 000 ressortissants français ont effectué leur demande de statut de résident permanent au Royaume-Uni. Plus du double aurait vécu dans le pays avant le référendum, un chiffre difficile à évaluer, car nombre d’entre eux n’étaient pas enregistrés auprès du consulat. À part les chercheurs et universitaires, ils vivent pour la plupart à Londres et travaillent majoritairement dans le commerce, la banque et la finance, ou le conseil.
D’autres sont entrepreneurs ou chefs d’entreprises, et selon une étude menée en 2019 par le think tank Cercle d’outre-Manche (CoM), 42 % d’entre eux chercheraient à relocaliser leur activité dans un pays de l’Union européenne, du fait de l’effondrement de la livre et des incertitudes économiques. Et de nombreux Français résidant au Royaume-Uni ont repoussé leurs démarches administratives, les jugeant pesantes ou « humiliantes ». Nicolas Hatton, fondateur de l’association Les 3 Millions, basée à Bristol, représentant l’ensemble des Européens en Grande-Bretagne, encourage vivement les ressortissants à s’organiser. « Si vous avez vécu ici pendant plus de cinq ans, vous avez le droit au settled status ou au pre-settled status, explique-t-il. Nos droits vont changer, mais sans le statut, les Français et les Européens risquent d’avoir des problèmes pour circuler entre le Royaume-Uni et le reste de l’Europe, pour trouver un emploi, un appartement, etc. »
Cela n’empêche pas les jeunes diplômés de Sciences Po de continuer à s’installer en Angleterre, comme Nina Tiquet, diplômée en 2017 du master en sécurité internationale de l’École d’affaires internationales (PSIA) de Sciences Po. Après avoir travaillé pour le ministère français de la Défense, elle est venue à Londres en janvier 2018, a bénéficié de la période de transition et a travaillé pour une start-up britannique. Elle est donc arrivée près de deux après le référendum sur le Brexit. La jeune femme ne s’en cache pas : elle apprécie ici la flexibilité du marché du travail et la mentalité « plus ouverte et plus internationale ». Elle sait qu’elle va rester à Londres pour l’instant. « J’ai obtenu le settled status l’an dernier. C’est passé comme une lettre à la poste ! J’ai rempli ma déclaration en ligne et deux semaines plus tard, j’avais la confirmation ».
Nina est donc tout sauf découragée. Sa sœur vit également à Londres, avec son mari français et leur fils de quelques mois et ils n’ont eu aucun problème. Mais elle conserve un fort penchant europhile et déplore toujours le choix qui a mené au Brexit. « Le référendum m’a déçue, oui, je regrette profondément cette situation. Ce qui m’a attirée, à Londres, c’est son côté cosmopolite et les possibilités de rencontrer des personnes de tous horizons. »
Depuis, Nina a vu partir beaucoup de Français. « J’ai senti que j’allais dans le sens inverse. Certains m’ont dit qu’ils pensaient que Londres ne serait bientôt plus ce qu’elle était, que l’économie allait s’effondrer, etc. Elle reste toutefois optimiste. Mon quotidien ne devrait pas changer, mais je sais que beaucoup de réglementations auront un impact sur le commerce et selon moi, les moins avantagés seront les plus touchés. Mon cercle personnel et professionnel reste vraiment anti-Brexit, je ne croise pas de partisans du “Leave” ici à Londres. Pour nous, le Brexit a brisé l’Europe et risque maintenant de briser le Royaume-Uni, c’est triste. »
Une vie après le Brexit
Cette situation n’est pas toujours une source d’inquiétude. D’ailleurs, nombreux sont les Français de la City qui considèrent le Brexit positivement. Et pour Julien Artero, consultant, diplômé de Sciences Po en 2003 et installé à Londres de 2005 à 2010 puis depuis 2014, c’est la vie internationale et la plateforme entrepreneuriale qu’offre la capitale britannique qui comptent. « En 2018, j’ai décidé de devenir entrepreneur et j’ai lancé mon cabinet en janvier 2019. L’impact du Brexit sur mon activité est pour le moment inexistant. Rien n’est réglementé. Si j’ai besoin d’opérer en Europe, je peux toujours créer une autre entité. Donc le Brexit n’a rien changé pour moi. »
Sur le plan personnel, il ne se sent pas plus affecté, car il n’a pas de famille au Royaume-Uni, et n’a pas encore demandé son settled status. « Je n’ai jamais paniqué, et pour moi, rien n’a changé. J’entends bien sûr des blagues sur les Français, mais cela a toujours existé. Pour moi, le Brexit, c’est un mot dont parlent les journaux, créant une distorsion, pas vraiment une réalité. Avec le temps, je suis devenu plutôt pro-Brexit. Après tout, c’est aux Britanniques de décider de leur avenir. Je vais rester ici parce que c’est là que je peux le mieux m’occuper de mon entreprise de conseil. »
Il en va de même pour Arnaud Vaissié, président-directeur général d’International SOS. Il confirme que le Brexit ne changera rien à ses activités, du fait du caractère global de son secteur. S’il respecte le choix des Britanniques, il espère malgré tout que le gouvernement actuel trouvera un compromis avec l’UE. Pour lui, le Brexit doit se faire et ne pas provoquer trop de tumultes : « Dans cette époque d’incertitudes, nous n’avons pas besoin de plus de division. »
Ce reportage, réalisé en octobre 2020, a été publiée dans le n° 20 du magazine Émile.