Polarisation des jeunes : quand la politique touche à l’intime

Polarisation des jeunes : quand la politique touche à l’intime

Depuis plus d’un an, la multiplication des crises politiques en France et à l’étranger a renforcé le risque de confrontation dans la sphère privée. Extrême droite, guerre à Gaza, antisémitisme… Les sujets de discorde sont nombreux, au point qu’au sein des familles, certains préfèrent couper les ponts. Quitte à fragiliser le débat ?

Par Louis Chahuneau

Manifestation à Toulouse le 11 novembre 2023. (Crédits : Agence DyF / Shutterstock)

La politique a toujours eu une place à la table familiale, sorte de « démocratie miniature où se teste le pluralisme des opinions », selon la politologue Anne Muxel. Les relations amicales, soumises à un « contrat affinitaire », sont par nature plus fragiles. Cette année, l’intensité des débats politiques a parfois fait voler en éclats cette sphère privée. « Avant, je pensais naïvement que les liens étaient trop forts pour se détériorer par rapport à la politique. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est un sujet trop brûlant et trop passionnel pour préserver les relations », constate Thierry, militant politique de 30 ans.

Petit dernier d’une fratrie de gauche, Thierry dévorait déjà les livres d’Éric Zemmour durant ses années de lycée : « Je suis zemmouriste (sic) depuis l’adolescence », résume-t-il. Après un passage en école de journalisme, Thierry se réoriente vers la politique et travaille pour Nicolas Dupont-Aignan, avant de rejoindre Reconquête!, le parti d’Éric Zemmour, à sa création en 2021. « Mes amis et ma fratrie savaient que j’étais de droite, mais le jour où j’ai rejoint Reconquête!, j’ai franchi la ligne rouge. Mes amis m’ont fait savoir qu’ils ne pouvaient plus me côtoyer. Pour mes frères et sœurs, c’est devenu insupportable. Mes parents ont essayé de faire le pont entre nous, mais les tensions étaient devenues trop fortes, on a préféré s’éloigner pour le moment », explique-t-il par téléphone.

La brouille la plus douloureuse a sûrement été celle avec sa meilleure amie, une littéraire à l’engagement féministe prononcé : « Le jour où j’ai évoqué mon engagement avec Zemmour, elle m’a dit que ce n’était plus possible de poursuivre son amitié avec un militant d’extrême droite. Ça a été une surprise pour moi, je savais qu’elle désapprouverait, mais pas de là à couper les ponts… » Malgré ces ruptures brutales, Thierry estime aujourd’hui se sentir plus en phase avec ses idées : « J’ai compris que j’étais bien dans ma peau, heureux dans mes choix, quitte à ne fréquenter que des gens de mon avis. Quand je rencontre quelqu’un, je précise tout de suite mon bord politique, afin de dissiper tout doute. »

Ce sentiment de trahison, Keitou Abedour, étudiante de 19 ans, l’a ressenti lorsqu’un ami proche du lycée s’est lui aussi rapproché de l’extrême droite. Tous deux sont issus de l’immigration maghrébine. Au lycée, elle milite pour la cause ouïghoure, cette minorité musulmane opprimée en Chine. À l’époque, rien à signaler. La fracture entre les deux amis se réveille après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, puis la guerre à Gaza. « Je clamais haut et fort que j’étais pro-palestinienne, de gauche, et je voyais que ça le dérangeait, raconte la jeune femme. On a commencé à se disputer quand j’ai participé aux manifestations de soutien à la Palestine. On en parlait, je nuançais mes propos. Je trouvais un peu bête de rompre une amitié pour de la politique, je pensais pouvoir passer au-delà de ça… », soupire-t-elle. 

« Un jour, il a répondu à une de mes stories Instagram sur la Palestine et m’a qualifiée de “pro-terroriste”. »
— Keitou Abedour, militante pour le NFP

Paris, le 23 juin 2024. (Crédits : Éric Bery / Shutterstock)

Le sujet brûlant de la guerre au Proche-Orient avait déjà tendu leur relation, l’irruption des législatives anticipées a été le coup de grâce. « Il a commencé à fréquenter des jeunes d’extrême droite, à partager des publications du Rassemblement national sur les réseaux sociaux. Moi, en parallèle, j’étais toujours très investie et je tractais pour le NFP [le Nouveau Front populaire, NDLR]. Un jour, il a répondu à une de mes stories Instagram sur la Palestine et m’a qualifiée de “pro-terroriste”. Il m’a dit que j’étais aveugle, que je vivais dans un monde utopique et que j’étais très mal placée pour voter à gauche parce que mes parents gagnent plutôt bien leur vie. Les attaques personnelles m’ont profondément énervée, le fait qu’on doute du fait que je puisse avoir mes propres idées politiques aussi. Je me suis rendu compte que ce n’était plus possible, que je ne voulais plus le côtoyer. »

La dissolution de l’Assemblée nationale, prononcée en juin dernier par Emmanuel Macron, est venue peser sur une classe politique déjà très divisée au sujet de la guerre à Gaza. Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, la tension est encore montée d’un cran. « La polarisation affective que l’on observe sur la politique se traduit aussi dans l’ensemble de la société, qui est soumise à davantage de radicalité politique, sous-tendue par des affects forts que sont la colère, l’exaspération, ou l’indignation », analyse Anne Muxel, politologue, directrice déléguée du Cevipof et auteure de Toi, moi et la politique (Seuil, 2008).

D’après une étude du Cevipof publiée fin août dernier, 45 % des Français se déclarant de confession juive, 42 % de ceux se déclarant de confession musulmane et 43 % des catholiques pratiquants ont eu des discussions conflictuelles au cours de la campagne des législatives, contre 26 % de ceux qui se déclarent sans religion. Quant aux jeunes, les résultats électoraux montrent qu’ils sont plus tentés par les partis extrêmes porteurs d’une vision conflictuelle de la chose politique. « Les jeunes générations qui entrent en politique dans ce contexte n’ont pas forcément connu d’autres conjonctures. Elles sont entraînées dans cette extrémisation des débats, sur la question du féminisme, de l’écologie ou de la guerre à Gaza. Ce sont des sujets qui les interpellent très fortement », constate Anne Muxel.

« Pour eux, je suis devenu une personne radioactive »

Le conflit à Gaza est certainement le bouleversement géopolitique qui a le plus clivé la population française ces derniers mois. Par sa violence, d’une part, mais aussi par l’antisémitisme qu’il a réveillé dans la population française. Selon une note du renseignement territorial, sur les six premiers mois de l’année 2024, les actes antisémites ont bondi de près de 200 % par rapport à l’année précédente. 

Chez les Juifs de France, ce traumatisme a laissé de profondes cicatrices : « Les Juifs de gauche se sont retrouvés pris en étau entre les antisémites à gauche et les racistes chez les Juifs. Il y a eu une telle détresse, une telle solitude… Et en plus, on nous a demandé de venir expliquer pourquoi notre cœur saignait, comme si ce n’était pas assez évident », raconte Jonas Pardo, directeur de l’association Boussole antiraciste et fondateur du collectif Golem, qui se définit comme le « mouvement des Juifs et Juives de gauche contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne ». La formation, qui regroupe aujourd’hui près de 200 militants, est née lors de la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre 2023, où la présence d’élus du Rassemblement national avait fortement divisé le cortège. Figure de l’antinazisme, l’avocat et historien Serge Klarsfeld a notamment révélé, en juin dernier, qu’il voterait pour le Rassemblement national aux législatives en cas de duel avec la gauche. 

Parmi les Juifs de gauche, les discussions dans la sphère privée ont parfois viré au pugilat : « Après le 7 octobre, j’ai perdu beaucoup de mes relations, des gens qui sont sortis de ma vie. Il y a eu beaucoup de non-dits ou au contraire de rumeurs qui sont remontées à mes oreilles : je serais un soutien de Netanyahou, j’ai beau affirmer le contraire, ça ne change rien. Il y a cette idée que ceux qui parlent d’antisémitisme font le jeu de Netanyahou. Pour eux, je suis devenu une personne radioactive », explique Jonas Pardo qui dénonce un effet de « camps retranchés ». « On a eu, d’un côté, Gérald Darmanin qui interdisait les manifestations de soutien à la Palestine [pour risque de troubles à l’ordre public, NDLR], et de l’autre, Jean-Luc Mélenchon qui affirmait que ceux qui avaient marché contre l’antisémitisme soutenaient les massacres à Gaza. C’est devenu du grand n’importe quoi. Il y a une immense responsabilité des politiques, qui sont dans une stratégie de l’agitation, ce qui a eu des conséquences catastrophiques dans les relations entre les gens. » 

« Il faut revaloriser les qualités de l’écoute »

Militante pro-palestinienne, Keitou Abedour admet que la nuance a totalement disparu du débat public : « À l’origine, je me considère comme très ouverte à la discussion, mais je constate que la nuance a disparu. Quand je discute avec une personne qui n’est pas du même avis que moi, j’ai l’impression qu’on n’a pas accès aux mêmes données. » Pour Thierry, engagé auprès du parti Reconquête!, cet effet de « camps retranchés » serait générationnel : « Quand je parle aux plus anciens qui font de la politique, ils me disent qu’ils ont des amis dans tous les camps. Notre génération est beaucoup plus sectaire, il n’y a plus de brassage. C’est un peu à l’image de notre société où deux camps se font face mais ne se parlent plus. »

« Quand je parle aux plus anciens qui font de la politique, ils me disent qu’ils ont des amis dans tous les camps. Notre génération est beaucoup plus sectaire. »
— Thierry, militant pour Reconquête !

Dans son cabinet des Yvelines, la psychologue Catherine Grangeard constate également que les sujets politiques ont particulièrement affecté ses jeunes patients ces derniers mois. « Les sujets d’affrontement deviennent de plus en plus nombreux. Sur les divans, les gens parlent de tout ce qui fait leur existence. Le monde pénètre dans le cabinet et pour ma part, je trouve que c’est important de lui accorder beaucoup de place », explique-t-elle. La thérapeute constate également que le respect des opinions contraires est de moins en moins évident : « Il faut revaloriser les qualités de l’écoute, mais ça demande de s’oublier un peu soi-même. Lorsqu’on ne s’écoute plus, on se bagarre à travers des slogans, mais on ne pense plus. »

Manifestation à Metz. (Crédits : Jean-Marc Richard / Shutterstock)

Lors des élections législatives, beaucoup de débats se sont concentrés sur la place accordée à l’extrême droite dans le pays. À ceux qui considèrent que le Rassemblement national s’est normalisé et bénéficie d’une place légitimée par les urnes, d’autres répondent par la citation de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » Quitte à faire une croix sur certaines relations.

Renier une amitié au prétexte d’une opposition politique est-il forcément une mauvaise chose ? À ce sujet, les avis divergent. « Pour moi, cela fait partie du sens de la vie », estime Catherine Grangeard. De son côté, la politologue Anne Muxel y voit plutôt des signes inquiétants : « Je fais partie des gens qui sont préoccupés par l’extrémisation des opinions à laquelle on assiste, car derrière cela se profilent le rejet de l’autre, l’ostracisation, et ça ne peut que déboucher sur des systèmes autoritaires où les droits de ceux qui ne pensent pas comme soi peuvent être bafoués. La démocratie suppose, au contraire, le pluralisme, l’intérêt porté à la différence, le compromis et la nuance. C’est peut-être pour cela que c’est un des régimes les plus exigeants qui soient. »

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



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