Divisions, reconstruction : les démocrates en pleine introspection

Divisions, reconstruction : les démocrates en pleine introspection

La défaite de Kamala Harris à l’élection présidentielle des États-Unis pousse le parti démocrate à s’interroger sur son positionnement politique et idéologique.

Par Ismaël El Bou-Cottereau

Milwaukee, Wisconsin USA - 15 juillet 2024 : Des manifestants anti-républicains, anti-Donald Trump et pro-Palestine ont défilé dans les rues de Milwaukee, Wisconsin près du Forum Fiserv pendant le RNC (Crédit : Aaron of L.A. Photography / Shutterstock)

Un soir glacial de février, New York. Une quarantaine de militants démocrates se réunissent au dixième étage de la Brooklyn Law School dans une pièce à la moquette fleurie démodée, éclairée par une lumière artificielle. Ils sont là pour la présentation des candidats au poste de public advocate (1) de la ville et un débat sur l’avenir du parti. Des tracts de campagne vert vif et des cartes de visite passent de main en main. « Nous avons perdu en novembre, et nous avons perdu largement. Nous devons nous mobiliser », dit un responsable de la branche new-yorkaise du parti.

Les candidats défilent. « Je suis socialiste, mais n’ayez pas peur », lance Theo Chino, franco-américain. Il parle de la gratuité des soins et de l’université avant de citer Lénine – au risque d’effrayer son assemblée. Un modéré veut ouvrir le parti au centre. Un autre, libéral au sens américain du terme, insiste sur l’avortement et les droits des personnes trans. Puis vient Marty Dolan – costume impeccable, lunettes, cheveux gris. Ancien banquier de Wall Street, il a échoué à détrôner Alexandria Ocasio-Cortez lors d’une primaire démocrate pour le Congrès, se posant en adversaire de l’aile gauche du parti. Interrogé sur sa manière de contrer les politiques migratoires de Donald Trump, il répond : « La loi doit s’appliquer partout, pour tout le monde. » Murmures dans la salle. Soutiendrait-il Trump, ce président honni ? « Les New-Yorkais ne comprendront pas pourquoi nous donnons de l’argent à des gens qui arrivent illégalement du Venezuela et non pour financer nos transports », ajoute-t-il.

« Où sont les démocrates quand Trump veut détruire la démocratie ? Ils ne ripostent pas ! »
— Amy, militante

Une procession révélatrice des fractures d’un parti affaibli, encore sonné par la victoire d’un Donald Trump qui multiplie les initiatives illibérales depuis son retour à la Maison Blanche. « Où sont les démocrates quand Trump veut détruire la démocratie ? Ils ne ripostent pas ! », se désole Amy, une militante.

Ken Martin, le nouveau chef de file du parti, peine à dessiner une stratégie. « Le parti n’a pas besoin de changer ses politiques. Il doit modifier la manière dont il diffuse son message, mais pas l’essence de ce qu’il représente », a-t-il déclaré en substance à des journalistes du New York Times. Un déni de réalité ? 57 % des votants ont une mauvaise opinion du parti démocrate (2), et les Américains sont plus nombreux à s’identifier aux Républicains qu’aux Démocrates. L’adhésion aux républicains progresse ainsi particulièrement chez les Hispaniques (+9 points depuis 2021), les ménages à faibles revenus (+5), les non-diplômés (+5) et les Afro-Américains (+5) (3). Même à New York, bastion démocrate, Trump a recueilli 30 % des voix lors de la dernière élection, soit une hausse de sept points par rapport à 2020. Dans certaines parties du Queens et du Bronx, des quartiers plus pauvres à forte population noire et latino, il a réalisé des gains significatifs (4).

Dans la foulée de la défaite de Kamala Harris, beaucoup d’experts se sont livrés à des autopsies politiques de cet échec. « Lutter contre le racisme et le sexisme reste essentiel, surtout dans les années à venir, mais cela ne suffira pas. Il s’agit aussi de proposer un programme centré sur l’émancipation matérielle des classes populaires », explique l’économiste Lucas Chancel (5), s’appuyant sur des travaux démontrant que la défense de mesures économiques est plus efficace pour mobiliser les électeurs que « les appels abstraits aux valeurs » post-matérialistes.

« Lutter contre le racisme et le sexisme reste essentiel, mais cela ne suffira pas. Il s’agit aussi de proposer un programme centré sur l’émancipation matérielle des classes populaires »
— Lucas Chancel, économiste

Pourtant, Joe Biden a mené une politique de relance de l’économie et de hausse des bas salaires, saluée par Bernie Sanders, socialiste revendiqué. Mais, comme le souligne la chercheuse Laurence Nardon, « les électeurs ont perçu cette politique d’investissements fédéraux massifs comme une politique dispendieuse (...) lui préférant le mythe de l’individu autonome, de l’entrepreneur qui n’a pas besoin de l’aide de l’État. »

Marty Dolan, présent à la soirée démocrate à Brooklyn, plaide pour un retour aux fondamentaux du New Deal de Roosevelt, soluble dans le récit américain du self made man : « Il a transformé la société américaine en instaurant la Sécurité sociale, l’assurance chômage et des régulations bancaires, tout en développant des infrastructures et des emplois. Son approche visait à offrir des opportunités plutôt qu’à encourager la dépendance, » dit-il au téléphone. 

D’autres (7) ont reproché aux démocrates de ne plus parler un langage clair en épousant une novlangue militante néo-progressiste ou appelant à ne plus financer la police. Ce discours identitaire, déployé dans les franges radicales de la gauche, a conduit Jamie, ancien vétéran, à se détourner des démocrates en faveur de Donald Trump, en 2024. « Quand les démocrates font campagne, on voit bien leur stratégie : ils jouent sur le fait que, si vous êtes une minorité,  si vous êtes noir comme moi, vous devez voter pour eux. Mais au final, qu’obtient-on en échange de ce vote ? L’économie s’améliore-t-elle ? Est-ce que des solutions sont trouvées contre l’immigration illégale ? Ils sont tellement occupés à faire de la politique identitaire qu’ils ont oublié les travailleurs, ceux qui bossent, qui élèvent des gamins, qui ne peuvent pas se payer une baby-sitter », justifie-t-il lors d’une rencontre dans un café à Harlem. Aux démocrates, Jamie oppose la figure d’un Donald Trump plus unitaire, capable de rendre l’Amérique plus puissante : « Avec lui, c’est “oubliez les sous-groupes, les minorités ; nous sommes un pays qu’il faut remettre sur les rails.” On envoie de l’argent à des pays étrangers et on oublie les Américains qui ont du mal à payer leurs factures. Moi, je ne sais même pas si je vais pouvoir rester vivre à Harlem à cause de la hausse des prix. Trump va arrêter ça. »

« Les démocrates, écrivaient-ils, doivent se regarder en face et analyser dans quelle mesure leurs propres échecs ont contribué à la montée des tendances les plus toxiques de la droite politique. »
— John B. Judis et Ruy Teixeira, politologues

Même chez ceux qui sont restés fidèles aux démocrates et qui dénoncent les tendances fascisantes de Trump, le malaise est palpable. Prenez Mark Lilla : intellectuel aux lunettes rondes, francophile, homme de centre gauche et universaliste, professeur d’histoire des idées à Columbia. Dès 2016, dans un ouvrage intitulé The Once and Future Liberal (8) , il déplorait cette partie de la gauche qui aurait sombré dans un discours réduisant la politique à la défense d’une identité. Dans son viseur, en outre, les politiques néolibérales de Reagan et la dérégulation économique de Clinton, responsables d’une division de la société américaine – des critiques bien peu évoquées lors de la réception de son essai. « Si je devais l’écrire aujourd’hui, je ne changerais pas une page, dit-il à Émile. Plus encore, j’insisterais sur le fait que perdre des élections nous empêche d’aider tous les groupes auxquels les identitaires tiennent. Je suis pour un changement radical : nous devons arrêter de parler d’identité. » Les récents propos d’élus démocrates comme la sénatrice Amy Klobuchar, appelant le parti à réorienter son discours sur des questions économiques et matérielles, sont à ses yeux encourageants mais pas encore suffisants. Il prône notamment des positions plus fermes sur la lutte contre l’immigration illégale tout en étant pessimiste sur l’avenir d’un parti « encore associé aux élites culturelles des campus et de Hollywood ».

Un an presque jour pour jour avant la réélection de Donald Trump, les politologues John B. Judis et Ruy Teixeira, tels des oracles, alertaient dans un livre (9) sur les risques de l’affaiblissement structurel du Parti démocrate à cause d’un oubli des idées économiques de Roosevelt et « d’une radicalisation culturelle ». « Les démocrates, écrivaient-ils, doivent se regarder en face et analyser dans quelle mesure leurs propres échecs ont contribué à la montée des tendances les plus toxiques de la droite politique. » Les apparatchiks du parti les ont-ils seulement lus ?


Notes

(1) Poste électif à l’échelle municipale avec un rôle d’intermédiaire entre les habitants et l’administration. Le public advocate peut notamment présenter des législations.

(2) Selon un sondage de Quinnipiac University paru en janvier 2025.

(3) « GOP Holds Edge in Party Affiliation for Third Straight Year », JONES, By Jeffrey M., Gallup.com

(4) « Explore how nearly every NYC neighborhood shifted towards Trump in 2024 », Shin, Sujin, Explore How Nearly Every NYC Neighborhood Shifted Towards Trump In 2024, 9 novembre 2022

(5) Lucas Chancel, économiste : « Face au rouleau compresseur trumpiste, les démocrates n’ont d’autre choix que de repenser leur projet », Le Monde.fr. 23 janvier 2025.

(6) « Élection de Donald Trump : “Le parti démocrate a ses responsabilités dans l’échec cuisant qui vient de lui être imposé” », Laurence Nardon, Le Monde.fr, 7 novembre 2024.

(7) « Common sense », Julie Roginsky, blog Salty Politics with Julie Roginsky, 2024, et « The Left and Woke », The Dispatch, Yascha Mounk, 21 janvier 2025.

(8) Traduit en français sous le titre La Gauche identitaire.

(9) Where Have All the Democrats Gone ? : The Soul of the Party in the Age of Extremes. [s.l.] : Henry Holt and Company, Ruy Teixeira et John B. Judis, 2023.



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