Ilham Younes, penser l'Orient autrement

Ilham Younes, penser l'Orient autrement

C’est une personnalité résolument engagée qu’Émile a rencontré : Ilham Younes, diplômée de Sciences Po en 2013, est attachée culturelle à la représentation diplomatique de la Palestine auprès de l’UNESCO depuis 2015. Cette prise de fonction, en pleine crise syrienne, l’a amenée à prendre conscience de l’aspect cardinal des questions relatives au patrimoine. Une réflexion qui aboutit, en 2018, à la création de l’Observatoire Patrimoine d’Orient, réunissant chercheurs et experts pour penser l’Orient autrement et informer sur la richesse de son patrimoine.

Propos recueillis par Florian Darras et Maïna Marjany

Pourriez-vous revenir sur les grandes étapes de votre parcours ?

Ilham Younes (DR)

Ilham Younes (DR)

De nationalité franco-jordanienne et d’origine franco-palestinienne, j’ai grandi à Lille dans le Nord de la France. J’ai toujours voulu intégrer Sciences Po. Après mon bac, j’ai donc tenté le concours commun des IEP, mais je ne l’ai pas eu.

J’ai ensuite entamé une licence de droit à l’Université Lille 2 et, en deuxième année, j’ai rejoint le cursus droit/sciences politiques. Puis je me suis présentée à la procédure d’admission en master de Sciences Po. Après les épreuves écrites et l’entretien oral, j’ai eu la grande chance d’intégrer l’école. Sciences Po représentait pour moi l’institution de l’excellence, du débat intellectuel, on nous y enseigne un savoir-faire et un savoir-être, notamment une ouverture sur le monde et une certaine curiosité.

J’ai donc intégré, en 2011, le master Affaires européennes, dans la section « L’Europe et le monde », où je me suis spécialisée dans les relations euro-méditerranéennes, en faisant notamment un travail de recherche approfondi sur les relations entre l’Europe et la rive sud de la Méditerranée.

Je me suis également engagée dans plusieurs associations, notamment Sciences Po Monde Arabe, avec laquelle nous organisions de nombreux évènements. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une conférence organisée en 2012 que j’ai rencontré mon futur employeur ! Nous avions invité Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, pour traiter de l’entrée de la Palestine au sein d’organisations internationales. Juste après ma diplomation, j’ai eu la chance de participer à la Conférence générale de l’UNESCO, et j’ai tout de suite eu un coup de cœur pour l’organisation : le champ d’action, notamment dans le domaine de la culture et du patrimoine, le fait que ce soit une structure réellement multiculturelle, etc. Mais, sur le moment, il n’y avait pas de poste disponible.

J’ai donc travaillé pendant deux ans dans le domaine de la recherche (à l’IRIS puis pour le site d’information Les clés du Moyen-Orient), avant d’être rappelée en 2015 pour intégrer la représentation diplomatique de la Palestine auprès de l’UNESCO en tant qu’attachée culturelle. Je suis arrivée dans un contexte particulier, celui de la multiplication de graves atteintes envers des sites culturels, parfois millénaires, notamment en Syrie. Souvenez-vous, c’est en 2015 que Daech s’empare du célèbre site de Palmyre.

Cette période m’a profondément marquée, et m’a fait prendre conscience de l’importance de la préservation du patrimoine. C’est également à cette époque que la communauté internationale s’est éveillée et sensibilisée à cette cause. En février 2015, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 2199, qui condamne les destructions du patrimoine culturel en Iraq et en Syrie, et interdit le commerce des biens culturels en provenance de ces pays. Des mesures sont alors prises à l’encontre des pilleurs, nombreux dans cette période de conflit.


Qu’entendez-vous exactement par « patrimoine » ?

Le terme « patrimoine culturel » désigne l’ensemble des productions qui contiennent l’empreinte de l’homme, et qui ont un impact direct ou indirect sur la structure des sociétés. Il s’agit à la fois du patrimoine matériel (monuments, peintures, armes, instruments de musique, monnaies, épaves de navire, ruines sous la mer, etc.) et immatériel (rituels, traditions orales, recettes de cuisine, arts du spectacle, etc.). On parle également de patrimoine naturel pour des sites naturels ayant des aspects culturels.


Est-ce pour cette raison que vous fondez, quelques années plus tard, l’Observatoire Patrimoine d’Orient ?

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En réalité, il existe deux raisons motrices à la création de cet observatoire. La première est plutôt liée à mon histoire personnelle, puisque mon père est Palestinien. Dans les années 1980, il a fondé la première librairie centrée sur l’Orient dans le Nord de la France (L’Olivier à Lille, NDLR). Il organisait également de nombreux événements pour promouvoir la culture et les échanges intellectuels. Il a pris sa retraite en 2018, et personne n’a été en mesure de la reprendre. Cela m’a peinée, et je voulais qu’il reste quelque chose de cette librairie. L’idée était donc de transposer un peu de l’effervescence culturelle que l’on pouvait y trouver vers un autre support.

La seconde raison est, comme je l’expliquais précédemment, d’avantage rattachée à mon parcours professionnel, et à mes fonctions à l’UNESCO. J’ai pu constater que le patrimoine a un rôle majeur à jouer dans les situations de conflits et de post-conflits, car il constitue un lien fort entre les communautés. C’est ainsi que j’ai souhaité m’investir, à mon niveau, dans la préservation du patrimoine.

Quelles sont les missions de Patrimoine d’Orient ?

Vieille ville de Sanaa (Crédits : Shutterstock)

Vieille ville de Sanaa (Crédits : Shutterstock)

C’est un observatoire qui réunit des jeunes chercheurs basés en Europe et des acteurs de terrain qui œuvrent à la protection du patrimoine de l’Orient arabe (cf encadré ci-dessous). Notre ambition est de créer du lien entre les communautés, en valorisant l’histoire et la culture de cette région. Nous publions chaque semaine sur notre site internet de courts articles qui présentent divers éléments du patrimoine immatériel, vivant ou naturel des pays que l’on traite. En utilisant ce format, notre objectif est de toucher un public le plus large possible et de le sensibiliser à la richesse des patrimoines d’Orient. Par exemple, nous avons d’ores et déjà publié des dossiers sur l’Irak, la Syrie, l’Égypte… Et là, avec un article sur la vieille ville de Sanaa, nous débutons tout juste un dossier sur le Yémen.

En parallèle, nous proposons également des articles de recherche approfondis qui auront tendance à toucher un public déjà averti. Nous publions aussi des portraits d’acteurs qui font l’actualité du patrimoine sur le terrain. J’ai eu l’occasion d’en rencontrer un certain nombre en 2019 à Tunis lors d’un forum international dédié aux jeunes professionnels du patrimoine dans le monde arabe. Plusieurs d’entre eux ont rejoint l’Observatoire. Je pense qu’il est nécessaire de mettre en valeur le travail de ces jeunes architectes, urbanistes, chercheurs ou archéologues, qui sont très impliqués, mais dont le travail n’est malheureusement pas suffisamment reconnu ou valorisé. Pourtant, ce sont eux qui représentent l’avenir de la préservation et de la transmission du patrimoine. En écrivant leur portrait, cela nous permet de mieux comprendre ce qu’est le quotidien d’un acteur du patrimoine en situation de conflits armés.

Enfin, nous travaillons sur une publication annuelle contenant des articles exclusifs. Ce projet se fera certainement en partenariat avec l’UNESCO, puisque nous avons la grande chance d’avoir le soutien de Mechtild Rössler, Directrice du Centre du patrimoine mondial. Au-delà de la publication d’articles de qualité, l’idée serait aussi d’éditer un bel objet, qui s’inspirerait de la culture des pays que nous traitons.


L’Orient arabe, c’est quoi ?

Au sein de l’observatoire, nous utilisons le terme « Orient arabe » plutôt que celui de Moyen-Orient ou de Proche Orient. Cela correspond à la région géographique comprenant toute l’Asie arabophone, à savoir les pays suivants : le Liban, la Palestine, la Jordanie, la Syrie, l’Irak, la péninsule arabique et l’Égypte. Nous nous concentrons sur cette zone puisqu’elle a été tout particulièrement affectée par les crises et les conflits ces dernières années. Cependant, notre objectif n’est pas de nous enfermer, bien au contraire. Ainsi, nous intégrons la Libye dans nos champs de recherche : bien qu’éloigné du Moyen-Orient arabe, c’est un pays dont le patrimoine culturel a été fortement affecté ces dernières années en raison des conflits. À titre d’exemple, il nous arrive également de publier sur nos réseaux sociaux des éléments esthétiques persans, qui constituent une inspiration pour toute l’Asie. Penser l’Orient à travers son patrimoine, c’est aussi comprendre le passage des peuples sur ces régions et les brassages culturels qui ont eu lieu. Dans cette perspective, nous sommes très heureux de pouvoir collaborer avec l’association Culture des origines, composée de chercheurs, d’archéologues et de paléontologues. Ils ont pour objectif de retracer les sources des patrimoines culturels, afin de montrer qu’ils sont le fruit de brassages et d’identités multiples, qui vont bien au-delà des frontières nationales. C’est un sujet fondamental à l’heure où le patrimoine est devenu un enjeu politique, de luttes nationales.


L’esthétique semble avoir un rôle important dans votre projet. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Patrimoine d’Orient est, entre autres, un projet esthétique. Il s’agit de promouvoir l’idée que le « beau » est fondamental et majeur. On appréhende trop souvent la région de l’Orient arabe à travers un prisme essentiellement politique, basé sur les crises et les conflits. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’occulter les réalités politiques de terrain, mais de développer un discours qui soit d’avantage culturel, porté vers le patrimoine, l’humain et les identités. L’idée est de démonter qu’il y a aussi du « beau ». Nous essayons de le refléter dans la charte graphique de Patrimoine d’Orient, sur notre site et dans notre future publication annuelle.

« Cette volonté de refléter le « beau », c’est aussi un moyen de lutter contre les extrémismes violents, qui ont ravagé la région ainsi que les sites du patrimoine mondial à Palmyre ou à Mossoul. »

Cette volonté de refléter le « beau », c’est aussi un moyen de lutter contre les extrémismes violents, qui ont ravagé la région ainsi que les sites du patrimoine mondial à Palmyre ou à Mossoul. Cela entre également en résonance avec un projet sur lequel je travaille depuis plusieurs années à l’UNESCO avec Elias Sanbar : un musée national d’art moderne et contemporain en Palestine. Ce projet de musée s’inspire fortement d’une initiative qui a été lancée en Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid par l’artiste Ernest Pignon-Ernest. L’idée était de rassembler des œuvres données par plusieurs artistes en solidarité contre le régime de l’Apartheid. Aujourd’hui les œuvres sont physiquement présentes entre les murs du Parlement au Cap. Ernest Pignon-Ernest nous accompagne sur ce projet de musée en Palestine et, pour le moment, les œuvres d’artistes solidaires que nous avons collectées sont entreposées à l’Institut du Monde Arabe.

La Grande Colonnade sur le site de Palmyre, Syrie, en 2010. (Crédits : WikiCommons / Bernard Gagnon)

La Grande Colonnade sur le site de Palmyre, Syrie, en 2010. (Crédits : WikiCommons / Bernard Gagnon)

Quelle est la relation entre Patrimoine d’Orient et Sciences Po ?

Les chercheurs et les rédacteurs de l’observatoire sont nombreux à être des étudiants ou des diplômés de Sciences Po. Ce sont souvent des profils qui ont suivi des cours de géopolitique et de relations internationales rue Saint-Guillaume. Comme ils souhaitent acquérir une connaissance plus approfondie des sociétés, du patrimoine et de l’humain, ils intègrent notre équipe. En revanche, pour l’instant, nous n’avons pas de liens institutionnels avec Sciences Po, mais je serais ravie de pouvoir collaborer plus étroitement avec l’école, qui a énormément compté dans mon parcours.

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