Confinement : quels défis pour l'éducation ?
La réouverture progressive des écoles est prévue à partir du 11 mai. D'ici là, comment s'organisent les académies afin d'assurer la continuité pédagogique pour tous ? Quels dispositifs sont mis en place pour garder le lien avec les élèves les plus fragiles ? Quels atouts et quelles faiblesses de notre modèle d’éducation cette crise révèle-t-elle ? La rédaction d’Émile s'est entretenue avec Charline Avenel (promo 99), rectrice de l'Académie de Versailles.
Des dispositifs spécifiques ont-ils été mis en place au sein de l’académie de Versailles pour assurer la continuité pédagogique à distance ?
Nous avons dû, en un temps record, assurer la continuité pédagogique pour les 1 173 000 élèves que composent notre académie (10 % des élèves de France). Cela s’est traduit par une prise en main très rapide des outils proposés au niveau national par le Cned, par la mobilisation des ENT. Je suis impressionnée par le virage qui a été pris en quelques jours par les enseignants (par exemple, avec la création de 1700 blogs à l’école primaire). Nous les avons particulièrement accompagnés, avec des équipes « volantes » de formateurs, de l’accompagnement pédagogique, de la mise en partage de bonne pratiques (par exemple avec la personnalisation de la lecture en CP par des appels quotidiens des enseignants à chaque élève). Je fais également confiance à nos enseignants, dont les initiatives fourmillent, y compris sur des matières plus difficiles à appréhender. Je pense par exemple à un enseignant de Prosny (92) qui a déplacé son atelier d’ébénisterie dans son salon pour faire cours à distance à ses élèves et continuer à travailler les gestes professionnels.
J’ai aussi souhaité mettre en œuvre des actions ciblées, que ce soit dans la distribution massive d’outils numériques en lien avec des collectivités locales ou entreprises pour réduire la fracture numérique, pour cibler des élèves plus fragiles (par exemple, les élèves en situation de handicap avec des contenus dédiés), ou encore dans la production de contenus nouveaux. Nous avons monté une opération « vendredi du numérique » avec IBM et Cisco, particulièrement pour les jeunes de la voie professionnelle. Yann Algan et Cyril Delhay, enseignants à Sciences Po, sont en train de préparer une master class, l’un sur l’économie, l’autre sur l’oral, qui seront largement diffusées. Des étudiants viennent aussi en soutien d’élèves (clin d’œil à deux élèves admises à Sciences Po que je suis et qui m’ont proposé leur aide (Sandra et Lydie Louni). Nous prévoyons aussi, pour la rentrée, un projet autour de l’éducation artistique et culturelle, qui permettra aux élèves de créer et diffuser leurs créations (chorégraphie, écriture, théâtre…), de s’évader et de garder une trace de ce printemps 2020.
Nous avons inventé l’école autrement. Et de fait, l’école sera dans les prochains mois autrement.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées au sein de votre académie dans la mise en place des directives gouvernementales ?
Cette continuité pédagogique nous a mis face à un quadruple défi. Le défi de la distance, qui nous oblige à démultiplier nos efforts pour rester en contact avec tous les élèves, sans en laisser aucun sur le bord de la route. Le défi du numérique pour les enseignants comme pour les élèves, aussi bien du point de vue des outils que des usages. Le défi des fragilités de nos élèves qui révèle les fractures de notre société. Et enfin, le défi de la durée, qui suppose que l’enseignement à distance ne soit pas seulement une consolidation des acquis, mais permette aussi de découvrir de nouvelles notions.
Quelles solutions proposez-vous aux familles ne disposant pas d’équipement numérique et/ou de connexion internet ?
Ces familles ont tout de suite eu ma priorité. On ne peut pas concevoir l’enseignement à distance si on ne peut pas proposer une solution pour accrocher ces familles au dispositif. Notre action se joue à trois niveaux.
D’abord, un travail gigantesque a été réalisé avec les collectivités territoriales et, aujourd’hui, avec des associations et entreprises. En collège, plus de 3000 tablettes ont été distribuées par les Conseils départementaux, en plus du redéploiement du matériel des classes mobiles. En lycée, la région Île-de-France avait fait un effort considérable à la rentrée scolaire en déployant le lycée numérique, nous avons accéléré la distribution de tablettes dans la semaine qui a précédé le confinement.
Ensuite, au-delà du numérique, le matériel le plus rudimentaire manque parfois dans les familles, particulièrement pour les plus petits : des crayons, des feuilles, de la pâte à modeler, des livres, des jeux éducatifs… Nous avons proposé, localement, des « kits de secours pédagogique » pour ces élèves. C’est ce qui a été fait pour les élèves logés dans des hôtels sociaux à Poissy ou bien pour les familles des Mureaux.
Enfin, le partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale et La Poste vient compléter le dispositif. Il permet aux enseignants d’envoyer leurs documents par voie numérique, La Poste se charge ensuite de les imprimer et de les distribuer, limitant ainsi les déplacements des familles. Ce partenariat nous permet d’accrocher encore plus d’élèves à la continuité pédagogique.
5 à 8% des élèves sont « perdus » par leur professeur : injoignables, il est impossible d’assurer la continuité pédagogique. Des mesures sont-elles mises en place pour garder un contact avec ces élèves ?
Nous avons effectivement des élèves plus fragiles. Nous avons souhaité qu’ils soient tous contactés par téléphone, et ce de façon régulière, pour garder le lien avec eux. Lorsque ni l’élève ni sa famille ne répond, malgré de multiples tentatives, nos personnels, les CPE, les enseignants, engagent un travail de fourmi, en passant par les camarades de l’élève, ou par les associations qui viennent en aide à ces familles par ailleurs. Nous faisons tout notre possible pour garder ces élèves avec nous.
Le lien est indispensable pour ces élèves particulièrement. Parce qu’ils ont besoin d’être stimulés régulièrement. Et nos enseignants sont très impliqués dans cela. Je pense notamment à une enseignante de Corbeil, dans l’Essonne, qui appelle chacun de ses élèves pour les faire lire pendant 10 à 30 minutes chaque jour.
L’enseignement professionnel manuel peut-il réellement s’organiser dans ces conditions ? Comment les élèves et étudiants de telles filières peuvent-ils être amenés à valider des compétences qui requièrent une présence ?
L’enseignement professionnel est sûrement le plus difficile à mettre en place à distance. Mais c’est sans compter sur l’ingéniosité de nos enseignants. Comment enseigner la cuisine et le service en salle à distance ? En organisant des challenges « Cuisine à la maison » et « Resto à la maison » vous répondra l’école hôtelière de Versailles, où les élèves publient leurs réalisations en photos et vidéos sur les réseaux sociaux. Ces approches pédagogiques sont essentielles car elles permettent de continuer à travailler les gestes professionnels, malgré cette période de confinement.
Les modalités de passage des examens nationaux ont été rendues publiques le 3 avril. Les professionnels de l’enseignement au sein de votre académie sont-ils satisfaits des annonces faites par le gouvernement ?
Le ministre a très largement consulté avant de prendre sa décision : les organisations syndicales, les représentants des parents d’élèves, les élus lycéens. Il était essentiel de s’appuyer sur ces avis pour construire un baccalauréat sous une forme inédite, tout en en maintenant sa qualité et ses conditions d’équité. La prise en compte des notes du contrôle continu, associée à la présence d’un jury d’examen départemental va permettre cela, tout en valorisant l’engagement des élèves à distance pendant cette période particulière.
Un accompagnement pour l’orientation post-brevet et post-bac est-il proposé aux élèves ? Les conseillers d’orientation restent-ils joignables, par exemple ?
C’est aujourd’hui un point de préoccupation important, et ce aux différents niveaux. Par exemple entre la 3ème et la seconde, notamment pour orienter les élèves vers les voies qui les feront réussir, par exemple dans la voie professionnelle. Je suis en train de travailler sur ce point, de réactiver des dispositifs tels que « la mallette des parents de l’orientation ». Évidemment, vers l’enseignement supérieur. À ce stade, Parcoursup a vu son nombre de vœux confirmés augmenter et je ne suis pas inquiète. Mais nous devrons redoubler d’efforts dans la personnalisation de l’accompagnement pour finaliser la procédure.
Quelles sont selon vous les faiblesses révélées par cette situation de crise ?
Il y a quelques années de cela, il nous aurait paru inimaginable de nous retrouver dans une situation où tous les élèves et tous les enseignants de France se retrouveraient à leur domicile pendant plusieurs semaines, nous amenant à assurer l’enseignement à distance. Alors forcément, face à cette situation inédite, tout n’est pas parfait. Surtout, comme toute situation de crise, cette période fait ressortir encore plus fortement les difficultés que nous rencontrons au quotidien. Les publics fragiles, nous les connaissions déjà. Nous faisons beaucoup pour eux en ce moment, mais il nous faudra encore être innovants et déterminés lorsque viendra le temps du retour à l’école.
Au-delà des enseignements à distance, la situation nous met en questionnement sur nos modalités de travail, comme dans toutes les entreprises de France et du monde. L’académie de Versailles, ce sont 90 000 personnels ! Des milliers de recrutements, d’actes de gestion, et c’est sans doute sur ce point que les défis sont les plus importants.
Mais nous sommes en train de faire des bonds colossaux : nous réinventons l’école et nous transformons nos organisations.
Et, au contraire, quelles sont les forces du dispositif pédagogique actuel révélées par la crise ?
Pour réussir la continuité pédagogique, il fallait deux choses essentielles : l’accompagnement académique au plus près du terrain, et la mobilisation des enseignants. Celle-ci est sans faille. Je suis fière de leur engagement, de leur capacité à s’adapter, et également de leur sens de l’intérêt général. Car nous assurons également une forme « d’effort de guerre » : accueil de 2500 enfants de personnels soignants chaque semaine, mise à disposition de 80 médecins et 180 infirmières scolaires, réquisitions de bâtiments scolaires pour des publics fragiles.
Voyez-vous au sein de cette crise, de nouvelles opportunités se dessiner ?
Cette période peut devenir un véritable accélérateur sur les sujets liés au numérique. Les administrations, les établissements et les enseignants découvrent de nouvelles approches qui vont pouvoir se traduire, à l’avenir, dans le quotidien. De nouvelles formes pédagogiques vont ainsi voir le jour, avec l’enseignant au centre.
Le regard sur l’enseignant risque d’ailleurs d’évoluer. Chaque parent fait aujourd’hui l’expérience de la classe à la maison et voit bien à quel point enseigner est un métier, et un métier complexe. Le lien école/famille a de grandes chances d’être totalement renouvelé à l’issue de cette période que nous traversons. J’espère que nous attirerons de nouveaux profils vers les métiers de l’enseignement pour ceux qui sont en quête de sens et avec des métiers qui seront mieux valorisés.
Dans son allocution du 13 avril, Emmanuel Macron a annoncé une possible réouverture des écoles le 11 mai. Vous êtes-vous concertée avec le ministre de l'Éducation nationale pour en évoquer les modalités dans votre académie ?
Nous y travaillons avec le Ministre, les collègues recteurs et les différentes parties prenantes, à la fois au niveau national et académique. La reprise se fera progressivement en travaillant spécifiquement sur les conditions sanitaires, pédagogiques et psychologiques. L’ensemble de ces sujets font l’objet d’un dialogue.