Bénédicte Robert : "Cette crise met en exergue la capacité d’adaptation et d’innovation des professeurs"
La réouverture progressive des écoles est prévue à partir du 11 mai. D'ici là, comment s'organisent les académies afin d'assurer la continuité pédagogique pour tous ? Quels dispositifs sont mis en place pour garder le lien avec les élèves les plus fragiles ? Quels atouts et quelles faiblesses de notre modèle d’éducation cette crise révèle-t-elle ? Après un premier zoom sur l'Académie de Versailles avec Charline Avenel, la rédaction d’Émile s'est entretenue avec Bénédicte Robert (promo 02), rectrice d’une académie nettement plus rurale, celle de Poitiers.
Quelles mesures ont été mises en place au sein de l’académie de Poitiers pour assurer la continuité pédagogique à distance ?
Il faut tout d’abord saluer la capacité d’adaptation des professeurs et de toute la communauté éducative qui se sont immédiatement saisis de l’ensemble des ressources et des outils, déjà existants ou développés, pour mettre en place la continuité pédagogique.
Aussi, afin d’accompagner les directeurs d’écoles, les chefs d’établissement et leurs équipes dans l’organisation de cet enseignement à distance, les corps d’inspection, la délégation académique au numérique éducatif (Dane) et le centre académique recherche-développement, innovation et expérimentation (Cardie) ont conçu des guides pratiques et ressources en ligne. Ils ont aussi accompagné quotidiennement par téléphone et classes virtuelles les enseignants. Cet accompagnement était indispensable pour rassurer, communiquer et répondre aux interrogations des professeurs.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées au sein de votre académie dans la mise en place des directives gouvernementales?
Une majorité de professeurs se sont appuyés sur des outils déjà existants et auxquels les familles étaient habituées : environnements numériques de travail (ENT), blogs, sites d’école ou de circonscription et messagerie électronique. Au fur et à mesure du confinement, les enseignants se sont appuyés sur la plateforme du CNED et notamment sur son offre de « classes virtuelles », ils sont aujourd’hui 25% à le faire.
L'ENT a subi quelques difficultés au début, en raison de l'afflux massif d'utilisateurs et d'usages non encore régulés (+400% de connexions la première semaine !) Mais, la situation s'est nettement améliorée et les équipes continuent les travaux d'optimisation chaque fois que des ralentissements ou des ruptures de service sont détectés. Des solutions pour réguler le trafic ont souvent été mises en place, comme des plages horaires privilégiées.
Il faut rappeler que l’ENT a une grande qualité : il assure la protection des données personnelles. La France est le seul pays au monde à offrir ce type de garantie aux élèves.
Quelles solutions proposez-vous aux familles ne disposant pas d’équipement numérique ou de connexion internet ?
En partenariat avec les collectivités territoriales, un système de prêt d’équipement numérique — essentiellement des tablettes — a été organisé dans les écoles, collèges et lycées pour les familles, peu ou non dotées en équipement numérique mais bénéficiant toutefois d’une connexion internet.
Certains établissements ont organisé des permanences pour permettre aux familles, ne disposant pas de solution numérique, de récupérer les documents pédagogiques. Les familles peuvent ainsi récupérer une enveloppe par élève avec tous les cours imprimés. À titre d’exemple, la mise en place d’un service de « Drive » pour que les familles privées de connexion internet puissent échanger des documents avec les enseignants : les parents d'élèves déposent une fois par semaine les devoirs des élèves dans les enveloppes, et les enveloppes sont accrochées sur la grille de l'établissement. Les réponses des élèves sont ensuite scannées et envoyées aux enseignants.
Les écoles, notamment en milieu rural, ont mis en place des collectes de documents dans les commerces des communes (épiceries, boulangeries, etc.) pour permettre aux familles de récupérer les documents pédagogiques, pour limiter les déplacements des familles, dans le respect des règles sanitaires en vigueur.
Concernant le partenariat entre l’Éducation nationale et La Poste, il est encore trop tôt pour tirer un bilan, le service venant tout juste de démarrer. Toutefois, nous avons identifié un peu plus de 6 000 élèves concernés par le dispositif dans notre académie. Des informations et conseils ont été diffusés aux directeurs d’écoles pour utiliser ce service gratuit.
5 à 8% des élèves sont « perdus » par leur professeur : injoignables, il est impossible d’assurer la continuité pédagogique. Quelles solutions existe-t-il pour réinsérer ces élèves dans la boucle pédagogique avant la fin du confinement ?
Pour l’académie de Poitiers, cela représente 4 % des élèves, donc un peu en dessous de la moyenne nationale. L’important est de rassurer, de proposer, pour ces élèves fragiles, une consolidation des apprentissages, des activités qui leur donnent confiance et qui leur permettent de progresser et, surtout, de s’en rendre compte.
Si le lien est difficile à maintenir, il convient tout de même de privilégier des temps de dialogue avec l’élève et sa famille, en mobilisant tous les canaux de communication nécessaires : l’appel téléphonique et les SMS demeurent des outils efficaces pour maintenir le lien avec les familles. On peut aussi s’appuyer sur les élèves qui, pendant cette période, ont fait preuve de beaucoup d’initiatives, via les réseaux sociaux, pour rester en contact avec leurs camarades : cela permet aux enseignants, n’ayant de nouvelles de tel ou tel élève de pouvoir prendre des nouvelles et rétablir le contact.
L’enseignement professionnel manuel peut-il réellement s’organiser dans ces conditions ? Comment les élèves et étudiants de telles filières peuvent-ils être amenés à valider des compétences qui requièrent une présence ?
L’enseignement professionnel vise à développer le geste professionnel, qui nécessite d’être pratiqué, mais plus largement des compétences professionnelles, qui peuvent utilement être approfondies dans la période actuelle. Le « Lire, écrire, dire » reste un incontournable à développer pour l’ensemble des apprentissages notamment ceux professionnels.
Des « tutoriels » proposés par les branches professionnelles ou élaborées par les équipes pédagogiques permettent d’engager cette démarche ainsi que la mise en situation professionnelle virtuelle dans certaines spécialités.
Au retour des élèves, il sera néanmoins nécessaire de consolider ces compétences, par des séances pédagogiques ciblées et personnalisées avec la nécessité de s’interroger, en équipe, sur l’organisation temporelle des apprentissages.
Les modalités de passage des examens nationaux ont été rendues publiques le 3 avril. Les professionnels de l’enseignement au sein de votre académie sont-ils satisfaits des annonces faites par le gouvernement ?
Les élèves concernés par des examens cette année ont été satisfaits : ils étaient très inquiets de devoir passer leur examen dans le contexte sanitaire incertain que nous connaissons, mais inquiets aussi de ne potentiellement pas pouvoir avoir leur brevet ou baccalauréat. À ce titre, le maintien de l’oral de français en classe de première est important, il contribue au rite de l’examen du baccalauréat, et ses modalités d’organisation — après le 26 juin, petits effectifs — le rendent compatibles avec les incertitudes de la crise sanitaire.
Le contrôle continu valorise le travail des enseignants et des élèves fait tout au long de l’année. Les éventuels écarts de notation entre établissements ou professeurs seront harmonisées par des commissions académiques, selon des pratiques déjà très rodées.
Un accompagnement pour l’orientation post-brevet et post-bac est-il proposé aux élèves ? Les conseillers d’orientation restent-ils joignables, par exemple ?
Le calendrier d’affectation a été jusqu’à présent maintenu. Il est vrai que le dialogue indispensable avec les familles est compliqué par le confinement. Toutefois l’ensemble des personnels est fortement mobilisé : directeurs d’école pour l’affectation en 6e et les professeurs principaux dans le second degré, avec en appui les psychologues de l’Éducation nationale (PsyEn).
On est vigilant à ce que le confinement n’ait pas un impact sur des demandes de redoublement accru, ou d’orientation moins ambitieuse.
Quelles sont, selon vous, les faiblesses révélées par cette situation de crise ?
Il y a des difficultés inhérentes à la situation actuelle. L’enseignement à distance est fondamentalement différent de l’enseignement en présentiel : les enseignants ont plus de difficulté à déterminer le degré de compréhension des élèves. La difficulté de la gestion de la classe a été remplacée par la difficulté à maintenir la curiosité et l’assiduité de l’élève. Et puis enfin, on avance moins vite dans l’enseignement à distance : la charge de travail initialement donnée par les professeurs était parfois excessive, il a fallu la réguler.
Et puis il y a les difficultés que la situation a révélé : la moindre agilité des outils techniques — notamment ENT — par rapport à des outils des GAFAM, la faiblesse de l’équipement informatique de type bureautique dans les familles, mais aussi chez certains personnels, l’illectronisme important dans les familles, la réalité des zones blanches… Ce sont 6000 élèves sur 28 000 pour qui nous avons fait une demande d’envoi de documents par La Poste, traduisant l’impact de cette faiblesse structurelle du numérique dans une académie rurale (avec une forte présence Gilets jaunes à l’hiver 2018-2019).
Et, au contraire, quelles sont les forces du dispositif pédagogique actuel révélées par la crise ?
Cette période a permis de mettre en valeur quatre atouts sur lesquels nous devons capitaliser :
1. Le numérique éducatif a été « déconfiné » : en une semaine, l’ensemble des professeurs a basculé dans l’enseignement à distance. Chacun s’est rassuré sur ses compétences, a pris confiance, a testé, s’est amélioré, et finalement tous les professeurs vont garder quelque chose de cette période pour le retour à l’enseignement en présentiel.
2. Enfin des collectifs de travail ! Talon d’Achille du système éducatif français, le travail collectif a acquis ses lettres de noblesse.
3. Des relations école-famille réinventées : les parents ont découvert le « travail » de l’école, qui n’est pas qu’un lieu de socialisation, et encore moins une garderie. Les professeurs ont une véritable expertise, et leur engagement est réel.
4. L’ENT a prouvé son utilité et constitue un excellent compromis pour permettre le travail à distance, tout en sécurisant les données.
Voyez-vous au sein de cette crise, de nouvelles opportunités se dessiner ?
L’enseignement à distance ne pourra jamais remplacer l’enseignement en classe. Néanmoins, cette crise met en exergue, la capacité d’adaptation et d’innovation des professeurs : diverses initiatives personnelles ou collectives permettent ainsi aux élèves de continuer leurs apprentissages et d’accompagner les familles dans le suivi de leurs enfants. La relation professeurs-élèves, professeurs-familles est (re)placée au cœur du service public d’éducation.
Pour tout cela, je tiens vivement à remercier les professeurs et l’ensemble de la communauté éducative.