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Anne Sinclair : récit d'un destin collectif

En cette période de confinement, la rédaction d’Émile a décidé de vous faire découvrir les plus récentes sorties littéraires. Nous débutons cette rubrique avec la journaliste Anne Sinclair qui a accepté de nous parler de la crise que nous traversons et des inquiétudes qu'elle suscite, mais également de son livre, publié le 18 mars dernier La Rafle des notables : le récit d'un épisode de l'Occupation au cours duquel son grand-père paternel fut arrêté et enfermé. Le 12 décembre 1941, les Allemands arrêtent 743 Juifs français, parmi lesquels des chefs d'entreprise, des avocats, des écrivains et des magistrats, et les enferment dans le camp de Compiègne. À la faveur de cette enquête familiale et historique, Anne Sinclair reconstitue le destin tragique de ces prisonniers…

Anne Sinclair (Crédits: FRANÇOIS PAGA/GRASSET)

Dans La rafle des notables, ouvrage que vous venez de publier aux Éditions Grasset, vous revenez sur un épisode méconnu du grand public. Pourquoi avoir voulu écrire sur cette période de l’occupation ?

Dernier livre d’Anne Sinclair, La rafle des notables est paru en mars 2020 chez Grasset.

C’est moins la période de l’Occupation sur laquelle je voulais revenir (car les ouvrages consacrés à celle-ci sont légion et plus qualifiés que moi), qu’un épisode qui me semblait en effet méconnu. Non pas des spécialistes de l’histoire de la France occupée, mais du grand public.

Je ne suis ni historienne ni chercheuse. J’ai mené une sorte d’enquête familiale, puisque mon grand-père paternel a été pris dans cette rafle des Notables, qui s’est élargie pour moi, bien au-delà de l’histoire familiale. Et en creusant la documentation sur cette rafle, pour moi inédite, et sur ce camp de Compiègne-Royallieu que je ne connaissais que de nom, je me suis aperçue que nombreux étaient ceux qui, comme moi, n’en avaient jamais entendu parler.

Ce livre n’existerait pas sans les travaux de Serge Klarsfeld et les publications qu’il a voulues éditées par le Mémorial de la Shoah et auxquelles je fais référence tout au long du livre : journaux des internés de Compiègne, ceux qui ont survécu, ceux qui sont revenus des camps, ou ceux qui sont morts et qui ont jeté, par la fenêtre du train qui les emmenait, des petits bouts de papier… Je n’ai pas fait de travail scientifique, mais je me suis vue comme une sorte de relais d’une histoire que j’ai voulu faire connaître au plus grand nombre.

L’enquête familiale sur le destin de votre grand-père devient peu à peu une enquête historique sur la tragédie de Compiègne. Qu’avez-vous appris de ces recherches et de ces témoignages ?

J’ai d’abord découvert que cette rafle des Notables de décembre 1941 fut la troisième en termes de chronologie (après celles de mai 1941 puis d’août 1941), et donc, six mois avant la rafle du Vel d’Hiv (juillet 1942) connue de tous. Et qu’elle fut la première qui fournit un « contingent » de Juifs de France aux camps d’extermination (Auschwitz principalement). Très peu d’entre eux revinrent.

Ensuite, ce qui m’a frappée, c’est le ciblage par les nazis, des « notables », on dirait aujourd’hui des « élites ». Autrement dit, des bourgeois assimilés depuis des décennies voire des siècles en France, et donc une population qu’ils ont voulue homogène de « juifs influents » selon leur formule.

Parmi eux se trouvaient des intellectuels, des magistrats, des médecins, des écrivains, des scientifiques, des chefs d’entreprise. Le frère de Léon Blum, René Blum, directeur de ballets, le mari de Colette, Maurice Goudeket, des magistrats, présidents de Cour d’appel, des sénateurs comme l’avocat Pierre Masse, qui fut une des grandes figures du camp, des historiens comme Georges Wellers, et quantité d’anonymes. Mon grand-père était commerçant de dentelles en gros, rien de notable, et je ne sais pas pourquoi il se trouva dans cette liste. Ils furent 743 raflés ce 12 décembre 1941. Et pour arriver au chiffre de 1000 que s’était fixée la Gestapo, ils ajoutèrent 300 juifs étrangers déjà internés à Drancy qui avaient du judaïsme et des persécutions une approche bien différente de celle des 743 autres qui se considéraient avant tout comme Français.

Plaque commémorative apposée place de l'École-Militaire, dans le 7ème arrondissement de Paris (Crédits: Wikimedia Commons / Mu)

Enfin, que ce camp juif de Compiègne fut un lieu de souffrances mémorable : c’était un camp nazi à 70 kilomètres de Paris, où régnaient l’élimination par la faim, le froid, la maladie, la saleté, les conditions terribles d’un hiver à -20°. Beaucoup y sont morts de faim (ou ont perdu 20 à 30 kilogrammes en 3 mois), ont eu les pieds gelés à rester debout des heures dans la neige, sont morts de dysenterie, etc… Sans la solidarité des autres camps de prisonniers qui existaient dans ce périmètre de Compiègne (notamment le camp des communistes et celui des Russes, un peu mieux lotis) avec cette sinistre partie, appelée « camp des Juifs » (que les Allemands voulaient être encore pire que les autres), les morts à Compiègne (une cinquantaine) auraient été encore plus nombreux avant même la déportation du reste des détenus en mars 1942.

Dans votre livre 21 rue La Boétie, vous reveniez sur l’histoire de votre grand-père maternel, Paul Rosenberg, célèbre marchand d’art. Aujourd’hui, vous vous attachez au versant paternel de votre famille, à travers la figure de Léonce Schwartz votre grand-père paternel. Est-ce la volonté de vous réapproprier votre propre histoire familiale et de lui rendre hommage ?

Ce n’est en rien délibéré et d’ailleurs les deux livres ne se ressemblent pas. 21 rue La Boétie, fut l’histoire d’un grand galeriste, précurseur en art moderne, dont l’histoire personnelle croisa la route de la grande Histoire collective : la guerre, la fuite, la spoliation, la transformation de sa galerie en officine antisémite de la Gestapo. J’avais des documents, je voulais retracer ce destin et rendre hommage au personnage que fut Paul Rosenberg.

Sur mon grand-père paternel, Léonce Schwartz, je n’avais rien ou presque, quelques photos, un dessin, pas de lettres, rien dans la mémoire familiale. Je ne l’ai pas connu, car s’il a été sauvé par ma grand-mère de la déportation, il est mort des suites de cet internement (dans son lit, pas dans une chambre à gaz, ce qui est plus chanceux que beaucoup de ses compagnons), à la fin de la guerre, juste après que mon père est revenu de la France Libre.

C’est donc une saga familiale dans le premier livre, et un destin collectif dans le second où Léonce passe comme une ombre et un témoin invisible du récit.

Il est vrai toutefois, qu’à un certain âge on a envie de recoller les morceaux de vie qui font une identité. Donc si les livres sont très différents, la quête peut-être est à la base assez similaire.

La rafle des notables a été écrit dans un contexte où l'antisémitisme, l'extrémisme, le populisme connaissent des développements inquiétants en Europe. Au-delà de votre histoire familiale, ce témoignage sur l’occupation et la Shoah, n’est-ce pas aussi un devoir de mémoire, utile et salutaire ?

Devoir de mémoire, envie de redonner vie à des êtres tragiquement disparus, je ne sais. Les temps heureusement ne sont pas comparables. Et si la résurgence des pulsions populistes et antisémites est très préoccupante, j’espère que les garde-fous édifiés par l’histoire protégeront les peuples d’Europe ou d’ailleurs, d’une catastrophe qui est de plus en plus, pour moi, inatteignable à la seule raison.

Il reste, qu’on voit de plus en plus à l’œuvre des mécanismes de boucs émissaires, de discriminations, à l’heure où l’Europe affronte des crises violentes : crise économique avec pauvreté et chômage, crise migratoire avec les réfugiés, crise du climat. On peut craindre bien sûr que la crise du COVID-19 ne débouche aussi sur des graves tensions dans les pays touchés. Et bien entendu, les réseaux sociaux amplifient tous ces phénomènes. Que se serait-il passé s’ils avaient existé dans les années 30 ? Enfin, il n’est que de voir de grandes démocraties, être atteintes par le populisme, l’irrationnel, le refus de la science, du savoir. Et ce sont des dangers contre lesquels il faut être vigilant.

Utile, salutaire, un livre comme La Rafle des notables ? Peut-être, je ne sais pas. Je raconte, c’est tout.

Le premier ministre, Édouard Philippe, a récemment expliqué que la crise actuelle allait « révéler ce que l’humanité a de plus beau et aussi ce qu’elle a de plus sombre ». Quel regard portez-vous sur la crise sans précédent que nous traversons ? À titre personnel, quels enseignements tirez-vous de cette période de confinement ?

Les périodes de l’histoire sont en effet nombreuses qui ont ce triste avantage de révéler les faces belles ou vilaines de l’humanité. On lit plein de discours sur cette crise sanitaire, économique, sociétale. Chacun livre sa réflexion, plus ou moins pertinente sur son propre confinement, ou enfile des poncifs plus ou moins creux. La vie, la mort, les jeunes, les vieux, l’inégalité, la solitude, la solidarité, la résistance (un mot qui me semble, en l’occurrence, plus juste que celui de guerre) le-monde-qui-ne-sera-plus-comme-avant… Je ne sais pas. Personne ne sait, les savants non plus.

Il faut être humble, laisser se dérouler les événements, tenter de les vivre, les penser au plus près ensuite. Je suis comme tout le monde, je vis cette crise avec sidération, crainte pour mes proches, pessimisme ou optimisme  pour l’avenir selon les jours. Il y a des moments où se taire est plus décent que de parler partout et tout le temps.