Après Sciences Po et l’ENA, la bière !

Après Sciences Po et l’ENA, la bière !

Alors que le déconfinement est progressivement mis en place, il reste toujours impossible pour les Français d’aller s’abreuver de saveurs houblonnées sur les terrasses ensoleillées : un crève-cœur pour une population qui, chaque année, consomme près de 30 litres de bières par habitant. Si Sciences Po ne propose pas encore de formation de brasseur de bière, cela n’a pas empêché ces trois camarades de la promo 2011 de se lancer dans cette aventure. Émile est parti à la rencontre de ces trois alumni, qui, après être passés par les bancs de la rue Saint-Guillaume et même ceux de l’ENA, ont décidé de lancer leur propre brasserie, 100% Made in France.


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Benoît Fleuret 

Français ayant grandi en Belgique, Benoît a intégré Sciences Po après une scolarisation dans le système belge et une prépa. Il fait son collège universitaire à Dijon, où il va rencontrer Cédric et Veselin, et une troisième année en Hongrie. Après un master en Affaires européennes, il s’est dirigé vers le secteur de la musique avant d’entamer un second master, en communication digitale au CELSA de la Sorbonne. Il a ensuite travaillé au sein d’une agence de communication digitale, avant de rejoindre à plein temps la brasserie L’Instant.

Veselin Penchev

De nationalité bulgare, Veselin a intégré Sciences Po à Dijon après son bac, et fait sa troisième année en Serbie. Après un master à l’École des Affaires internationales (PSIA), il a intégré le cycle international long de l’ENA, où il a retrouvé Cédric. Il a ensuite rejoint une entreprise de chèques déjeuner, une expérience professionnelle qui lui a notamment donné l’opportunité de retourner en Bulgarie pour travailler. Depuis 10 mois, il travaille chez Openclassrooms, une start-up d’éducation en ligne. Il est le seul des trois co-fondateurs à avoir gardé un emploi à temps plein

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Cédric Brottier

Après son collège universitaire à Dijon, sa troisième année en Pologne et son master d’Affaires publiques, Cédric a passé les concours administratifs avec succès, en rejoignant les rangs de l’ENA à la sortie de Sciences Po. Il intègre par la suite la Cour des Comptes, qu’il a désormais quittée pour se consacrer à plein temps au projet de la brasserie L’Instant.


De la rue Saint-Guillaume au brassage de bière

Comme un nombre croissant de CSP+, nos trois comparses ont décidé de quitter des métiers dans lesquels ils avaient de plus en plus de mal à trouver un sens. De plus en plus de cadres délaissent en effet bureaux et openspaces pour s’engager dans l’apprentissage de métiers plus manuels. « C’est d’abord une histoire humaine, c’est la volonté de quitter des métiers qui ne nous permettaient pas de nous épanouir », explique Cédric. « Un syndrome dont on parle beaucoup ces dernières années, où on a l’impression de faire des "métiers à la con", où on se pose la question de l’utilité sociale qu’on peut avoir, avec des rémunérations un peu décalés par rapport au service qu’on rend à la société. ». Cette expression de « métiers à la con », traduite de l’anglais « bullshit jobs », est née sous la plume de l’anthropologue David Graeber. Elle désigne des emplois dont les tâches sont superficielles, vides de sens voire jugées comme inutiles. Pour se libérer de ces « métiers à la con », des travailleurs décident ainsi de tout quitter pour des emplois manuels plus concrets, plus matériels, avec une finalité palpable : « Le choix de quitter mon job n’a pas été difficile, le travail que je faisais était trop immatériel. Alors que là, je commence avec quelque chose d’informe, et à la fin j’ai une bière. C’est le fruit de mon travail », conclut Benoît.

Benoît, Cédric et Veselin en pleine séance de brassage.

Benoît, Cédric et Veselin en pleine séance de brassage.

Pour se lancer dans une aventure plus manuelle, plus concrète, Cédric, Veselin et Benoît se sont retrouvés autour d’une passion qui leur est commune depuis leur rencontre à Sciences Po : la bière. Une passion somme toute cohérente avec leur parcours : « Benoît a grandi à Bruxelles, il a baigné dans la bière comme un bordelais baignerait dans le vin ! », s’amuse Cédric. Leur scolarité sur le campus de Dijon et leur troisième année en Pologne, Hongrie et Serbie leur ont également permis d’en apprendre plus sur les us et coutumes liés à la consommation de la boisson houblonnée : « Avec notre expérience en Europe orientale, on a aussi vu un autre aspect de la bière, une consommation en plus grande quantité, davantage grand public, avec un ancrage plus fort dans la culture nationale par rapport à la France. ». Ce qui n’est pas peu dire, puisque la Pologne, la Hongrie et la Serbie ont une population qui consomme respectivement 90, 60 et 60 litres de bière par an et par habitant, soit deux à trois fois plus qu’en France ! C’est donc bien armés que les trois alumni se sont lancés dans une aventure qu’ils ne regrettent pas : « La bière c’est devenu l’étincelle vers un projet qui ouvrait la voie pour donner enfin du sens à notre carrière.

La route sinueuse de l’entrepreneuriat

C’est en 2014 que les trois jeunes diplômés commencent à brasser en amateur. Au début de leur aventure, les conditions de brassage étaient évidemment plutôt spartiates : « Ça a commencé dans la cuisine de Benoît dans le XVème arrondissement, et on a poursuivi dans les caves d’amis qui nous prêtaient de l’espace, dans le garage chez mes parents, la salle de bain de ma sœur, c’était un peu n’importe quoi », nous raconte Cédric. Mais la motivation était là, et les brasseurs en herbe s’exercent « tous les week-ends, où on pouvait et comme on pouvait ». Sans même savoir que ce qui était alors un loisir allait devenir le projet d’entreprise qui allait changer leur vie du tout au tout, l’objectif était alors simplement de créer une bière qui soit bonne, à leur image, et surtout confectionnée par leurs soins. Pendant cette période qui a duré trois ans, de 2014 à 2017, Benoît et Cédric en ont profité pour passer un diplôme d’étudiant-entrepreneur, via le dispositif d’État Pépite.

Après de nombreuses tentatives d’élaboration de recettes, de dégustation en compagnie de brasseurs professionnels et de cavistes, les trois amis se lancent dans le brassage professionnel et décident de fonder leur société, L’Instant, en 2017. La première année est particulièrement éprouvante : « On a passé l’année 2017 à brasser, et sachant qu’on avait gardé nos jobs à côté donc c’était extrêmement épuisant : on y passait les week-ends, les jours fériés, les vacances… », se remémore Cédric. L’aventure professionnelle a commencé sur de petites unités de brassage dans une ferme à Moissy Cramayel, afin de voir si leurs produits pouvaient plaire à la clientèle : « Cette première année était vraiment un test, pour découvrir le marché. Dès qu’on avait une dizaine de clients, on n’arrivait plus à suivre, on était dépassé. », précise Veselin.

Néanmoins, les efforts et les sacrifices ne furent pas vains, puisque le succès fût au rendez-vous. Benoît et Cédric prennent la décision de quitter leurs emplois pour se consacrer entièrement à cette nouvelle aventure entrepreneuriale : « En 2018 on s’est rendu compte qu’on n’était plus capable de fournir la quantité nécessaire, avec nos emplois en parallèle et notre petit matériel. C’est l’année où tout a basculé : Benoît a quitté son job, moi aussi, et on a rejoint la société à plein temps en avril 2018 », raconte Cédric. Veselin, quant à lui, continue de travailler en parallèle, dans une dynamique collective : cela permettait de « conserver une certaine sécurité, de contribuer au compte courant de la société pour se développer plus vite ou faire des investissements importants », précise-t-il. Ils louent alors les installations de collègues brasseurs et, petit à petit, la production croît. Ils passent de 35 hectolitres en 2017, à 300 en 2018 et 700 en 2019. À titre de comparaison, la production moyenne au sein des brasseries artisanales est de 2000 hectolitres, et on estime qu’il en faut 300 pour pouvoir faire vivre une personne.

En 2019, Cédric, Benoît et Veselin ont produit 700 hectolitres de bière artisanale.

En 2019, Cédric, Benoît et Veselin ont produit 700 hectolitres de bière artisanale.

Aujourd’hui, ils sont épanouis et ne regrettent pas leur choix. « Le plus difficile a été le côté financier », indique Benoît. « Mais même avec le recul, je ne regrette vraiment pas. Les journées sont longues et difficiles, mais c’est vraiment plus satisfaisant. ». Leur situation d’entrepreneurs-brasseurs les pousse à faire preuve d’une polyvalence de tout instant, une situation qui semble plaire à Cédric : « Hormis le côté plus matériel de création d’un produit fini, on crée aussi une société. Ça veut dire qu’on enchaîne dans une journée une dizaine de métiers : compta, finances, RH, marketing, commercial, et naturellement la partie conception de recettes, etc. Nous avons ainsi plein de cordes à notre arc et pour rien au monde je ne reviendrais en arrière ».

Sciences Po : des clés pour avancer dans tous les domaines

Si l’enseignement à Sciences Po semble bien éloigné du secteur de la brasserie artisanale, Cédric, Benoît et Veselin en retirent pourtant de nombreux enseignements et compétences qu’ils ont mobilisés tout au long de leur aventure : « C’est très en phase finalement avec notre scolarité à Sciences Po, qui nous a donné les clés pour comprendre et avancer dans tous les domaines, sans devenir expert dans un domaine en particulier. Quand on crée une boite, il faut avancer dans tous les domaines, relativement vite et bien », explique Cédric. La formation qu’ils ont reçu rue Saint-Guillaume les singularise donc de leurs collègues et concurrents : « C’est une petite différence qu’on a avec nos collègues du monde de la brasserie : le côté "savoir apprendre" nous aide beaucoup. Quand on doit lire je-ne-sais-quel document administratif pour voir comment un système fonctionne, quand on doit se débrouiller pour mettre en place un réseau commercial et un suivi commercial, ce sont des choses qu’on n’avait pas fait avant et la formation de Sciences Po nous permet de faire ça plus rapidement et d’avoir une hauteur de vue », complète Benoît.

De la bière nomade

Afin de pouvoir changer d’échelle et satisfaire la demande pour leurs bières, les trois brasseurs se sont mis à louer des installations auprès de plusieurs collègues. Ce mode de production, nommé « gypsy » dans le milieu, se répand de plus en plus et permet de commencer une activité de brasseur sans avoir à débourser d’importantes sommes pour du matériel, sans garantie de succès par la suite : « Il n’y a en fait pas beaucoup de barrières à l’entrée sur le marché de la brasserie, sauf les investissements pour acquérir du matériel », explique Cédric. « En louant des installations, n’importe qui peut venir faire sa propre bière et la vendre. Après, il faut qu’elle soit bonne et trouve son public ». Ce mode de production « gypsy » leur permet également de se former et d’échanger de bonnes pratiques avec leurs collègues brasseurs.

Cette période réussit aux jeunes entrepreneurs, qui voient le fruit de leur travail être récompensé à plusieurs reprises. Ainsi, les jeunes brasseurs ont reçu plusieurs médailles d’or lors de différents concours de bière auxquels ils ont participé en 2019 : « Nous avons obtenu des médailles dans des catégories plutôt disputées, notamment la "Inda Pale Ale", des catégories de bières très houblonnées, fruitées et amères, qui sont vraiment le style qui a relancé la bière artisanale. La concurrence était donc élevée mais nous avons obtenu dans cette catégorie une médaille d’or au France Bière Challenge et au concours du Musée de la brasserie », raconte Benoît. Ces récompenses leur permettent ainsi d’accéder à de nouveaux clients : « Un prospect de l’époque qui était jury dans un concours avait trouvé notre bière fantastique sans savoir que c’était la nôtre, c’est devenu un client par la suite ».

Et enfin, poser ses cuves

Néanmoins, le succès qu’a rencontré leurs bières produites en « gypsy » n’est pas le bout du chemin pour Veselin, Cédric et Benoît. Dès le départ, ces derniers avaient l’ambition de s’installer, et d’ouvrir leur propre brasserie, une étape indispensable à un développement plus important. Cette installation en propre leur permettrait également d’accueillir à leur tour des collègues « nomades ».

Après l’acquisition en novembre 2019 d’un local à Pontault-Combault (77) pour reprendre toute la production chez eux, ils ont lancé le 7 mai une campagne de crowdfunding qui durera jusqu’au 7 juin sur la plateforme Ulule. Les fonds leur permettront notamment de financer leur matériel de production et l’ouverture d’un bar au sein de leur propre brasserie. Principe de la plateforme Ulule, les jeunes entrepreneurs proposent de nombreuses contreparties en échange de ces dons : « des bouteilles de bières disponibles à vie, chaque année, à la brasserie pour les contributeurs. On propose aussi des brassins personnalisés, où le contributeur pourra venir avec nous brasser selon les recettes qu’on invente ensemble », détaille Benoît. « Il y également des invitations à des soirées dégustation, des verres, des bouteilles de bières… Ou encore un pack “premium” avec la possibilité de faire une bière en co-branding avec L’Instant. À chaque palier, on a également prévu de faire des réductions sur les premières commandes de nos clients bars et restaurants. La période est difficile pour eux qui ont dû fermer et ne sont toujours pas réouverts, alors nous aimerions les aider un peu et partager ce succès avec nos clients. »

Les trois cofondateurs et Florian, le commercial de L’Instant, ont lancé une campagne de crowdfunding pour financer leur propre matériel.

Les trois cofondateurs et Florian, le commercial de L’Instant, ont lancé une campagne de crowdfunding pour financer leur propre matériel.

Survivre à la crise du Covid-19

Secteur particulièrement touché par la crise, le marché de la bière est en proie à de grandes difficultés depuis le début des mesures de confinement. En effet, une grande partie de la bière produite est écoulée dans les bars, les cafés, restaurants et festivals. Autant de lieux de convivialité qui ont dû fermer dans le but de freiner la diffusion de l’épidémie de Covid-19.

Le délégué général de Brasseurs de France a par ailleurs récemment souligné que la période était particulièrement critique : la fin de l’hiver correspond au moment où la trésorerie des brasseurs est au plus bas, puisqu’ils passent tout l’hiver à produire pour l’été, la bière étant majoritairement consommée en période estivale.

« Cette crise créée une réelle inquiétude. Tant que les bars restent fermés, la moitié du stock qui était conditionné à destination de ces bars ne trouve pas de débouchés. » précise Cédric. Ainsi, ce sont des millions de litres de bières non consommées qui vont devoir être détruits à cause du confinement. Une difficulté supplémentaire existe pour les brasseries artisanales comme L’Instant : leur production se conserve moins longtemps. « On travaille avec des levures naturelles, sans pasteurisation et sans filtration, on est donc sur des produits qui ont une durée de conservation moins longue », explique Cédric.

Pour une jeune entreprise, comment survivre à une telle crise ? Benoît, Cédric et Veselin ne sont pas prêts à laisser couler leur brasserie, ils ont donc tout remis à plat pour envisager différemment la suite. « On est sur un changement de modèle. Comme les autres brasseries, nous étions auparavant à la recherche de plus de volume, avec potentiellement des grossistes entre nous et le consommateur. Aujourd’hui, on vise moins de production, principalement en bouteille, avec une meilleure marge parce qu’on se passe des grossistes pour aller directement vers le consommateur », confie Cédric. Une reconnexion avec le consommateur qui s’intègre, selon les brasseurs, à la dynamique du crowdfunfing : « Le crowdfunding n’est pas qu’une opération de financement pour nous. C’est également l’opportunité de se remettre en contact avec l’intégralité des gens pour qui le fait que nos bières soient produites en Île-de-France, à côté de chez eux, par des gens qu’ils peuvent identifier est important », précise Cédric. « Cela ne veut pas dire non plus qu’on arrête de travailler avec les professionnels. Il y a des bars qui font de la vente à emporter, des cavistes qui restent ouverts… Mais effectivement on a un modèle plus large en termes de type de consommateurs. », complète Benoît.



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