Élection présidentielle : les primaires ont-elles encore un avenir ?
À l’approche de la présidentielle de 2022, la question de l’organisation d’élections primaires est revenue sur le devant de la scène. Qualifiée par certains de « machine à perdre », perçue par d’autres comme la façon la plus démocratique de désigner le candidat d’un parti, voire d’un camp politique, la primaire fait débat. Les politologues Laurence Morel et Pascal Perrineau reviennent sur l’histoire récente de ce scrutin et nous livrent leur analyse.
Par Laurence Morel et Pascal Perrineau
Des élections primaires sont organisées de plus en plus souvent et dans de nombreux pays, répondant à une demande de démocratie directe, aux côtés des référendums, des initiatives populaires, du droit de pétition ou de la révocation populaire¹.
Alors que le référendum d’initiative populaire et le droit de pétition ont du mal à décoller en France et que la révocation populaire n’y est pas sérieusement envisagée, les primaires ont pu sembler avoir réussi leur percée dans le paysage politique hexagonal pour l’élection présidentielle.
1995 : le coup d’envoi
Si les premières initiatives pour instaurer un système de primaires à la française ont émané de la droite, avec une proposition de loi de Charles Pasqua, en 1994, c’est le Parti socialiste qui a organisé la première primaire présidentielle en 1995, restreinte à l’électorat des adhérents, avant d’élargir progressivement son « sélectorat »³ à partir de 2007, tandis que la droite et le centre ne tiendront finalement leur première primaire qu’en 2017. Tous ont introduit peu à peu ce système de sélection des candidats pour surmonter leurs difficultés à dégager un candidat « naturel » (selon l’expression très prisée dans notre pays) ou commun, au détriment de l’unité du parti et des chances de victoire.
L’élection traumatisante de 2002, à la fois pour les socialistes (qui n’ont pas eu de candidat au second tour) et pour la droite classique (dont le candidat a réalisé un score très faible lors du premier tour et a dû affronter Jean-Marie Le Pen au second), renforcera la cause des primaires, même si la droite préférera s’engager dans un processus d’unification partisane et n’adoptera la primaire – après l’expérience réussie des socialistes, en 2012, et le combat fratricide entre François Fillon et Jean-François Copé pour le contrôle de l’UMP, en novembre 2012 – qu’en vertu d’une sorte de « mimétisme institutionnel » typique des situations de crise⁴. Et tous s’interrogent aujourd’hui sur l’opportunité de maintenir ce système et sous quelle forme, éventuellement corrigée après la victoire en 2017 d’un candidat, Emmanuel Macron, qui n’était pas issu d’une primaire.
Pour l’instant, dans le cadre de la préparation de l’élection présidentielle d’avril 2022, seules deux forces ont retenu la solution des primaires : ouvertes pour les écologistes, fermées pour Les Républicains. Les autres familles politiques semblent préférer les stratégies d’auto-nomination ou de soutien d’organismes partisans composés de professionnels de la politique. Par exemple, le Parti socialiste, qui avait introduit la culture de la primaire ouverte, choisit cette fois-ci un vote des adhérents, sans véritable campagne interne et qui pourrait s’apparenter à un processus d’acclamation en faveur d’Anne Hidalgo. Marine Le Pen s’est auto-proclamée candidate très tôt, le 16 janvier 2020, et Jean-Luc Mélenchon a fait de même le 8 novembre 2020, en conditionnant celle-ci au parrainage de 150 000 signatures à recueillir sur le web.
Ainsi, l’idée même de primaires pour choisir les candidats à l’élection présidentielle, qui n’avait cessé de progresser au cours du dernier quart de siècle (1995, 2002, 2007, 2012, 2017), semble marquer le pas. Présentes à gauche lors des trois dernières élections présidentielles, pratiquées également par la droite et le centre en 2017, les primaires ouvertes ou semi-ouvertes ont probablement atteint aujourd’hui un moment crucial de leur existence : soit elles sont abandonnées avant d’être totalement entrées dans les mœurs, soit elles perdurent et un retour en arrière sera difficile. De même que les Français n’accepteraient pas de ne plus élire eux-mêmes leur président, ils n’accepteraient pas de ne plus choisir les candidats à cette fonction si des primaires leur en avaient donné l’habitude. Disparition ou institutionnalisation, telles sont a priori les deux voies entre lesquelles choisir aujourd’hui.
Tous les regards braqués sur 2022
La question importante est celle de la nécessité ou non de recourir aux primaires pour certains partis ou forces politiques qui n’ont pas encore de candidat désigné. La réponse dépend étroitement de l’existence de candidats déjà déclarés ou « probables », et de l’état des forces qui en découlent.
Ainsi y a-t-il actuellement quatre « gros » candidats, même si deux dominent nettement dans les sondages : trois déclarés, à savoir Marine Le Pen (RN), Jean-Luc Mélenchon (LFI), Xavier Bertrand et un probable candidat, l’actuel président de la République, Emmanuel Macron (LREM). Plus récemment, sans qu’il se soit déclaré, s’est ajoutée la possibilité d’une candidature d’Éric Zemmour. Bien entendu, rien n’est jamais complètement sûr et ce cadre pourrait subir des variations. Par exemple, un candidat « météore » peut surgir et tenter de s’imposer (cf. Éric Zemmour) ou Xavier Bertrand pourrait être obligé de céder la place à un autre candidat de droite et du centre. Mais ce cadre apparaît relativement consolidé et, surtout, il est celui à partir duquel les partis doivent dès aujourd’hui construire leurs anticipations et prendre des décisions qui ne peuvent être indéfiniment reportées.
De cette configuration, il résulte clairement qu’aucun candidat de la gauche, qui compte au moins cinq composantes (PS, EELV, PRG, LFI et PCF), ou du camp conservateur, dominé par LR, ne peut espérer figurer au second tour s’il y a une pluralité de candidatures dans son camp. La condition pour espérer franchir le seuil du second tour est l’existence d’un candidat unique.
Une première possibilité serait qu’un « candidat naturel » s’impose dans chaque camp. C’est notamment ce que certains espèrent à droite. Cela est néanmoins hautement improbable. On peut, à la rigueur, encore imaginer un « candidat naturel » d’un parti, même si ce type d’homo politicus se fait de plus en plus rare, ce dont la primaire témoigne, mais à quoi elle contribue également. Une supériorité sans équivoque d’un candidat dans les sondages ou une victoire éclatante aux élections régionales ne suffisent pas à conférer une telle onction. Et ce qui est difficile au niveau d’un parti paraît presque impossible au niveau d’une coalition, où la culture de rassemblement est nécessairement plus faible. Ainsi voit-on mal EELV s’incliner devant un candidat socialiste placé en tête par les sondages ou, inversement, le PS se ranger derrière un candidat écologiste. Cela est un peu différent quand existe, comme à droite, un parti hégémonique (LR) : on peut concevoir que les petits partis alliés se résignent à un « candidat naturel » de ce parti ou entrant, comme l’ont fait Valérie Pécresse et Xavier Bertrand, dans la primaire fermée organisée par ce parti.
S’il apparaît difficile que les partis de chaque camp s’entendent sur un « candidat naturel » adoubé au vu de son résultat aux régionales ou dans les sondages, il est encore plus difficile, pour les mêmes raisons, qu’ils se mettent d’accord sur un candidat qui ne bénéficierait pas de ce statut.
Pourtant, compte tenu des difficultés que l’on vient d’énoncer, l’élection primaire, quoi qu’on puisse penser de ses vertus ou de ses défauts, est le moyen le plus plausible de parvenir à une unicité de candidature dans chaque camp. Précisons que la tenue d’une primaire de coalition, qu’il serait peut-être plus juste de qualifier de « multipartisane » (dans la mesure où elle ne saurait préfigurer totalement un accord de gouvernement), n’empêche pas que des primaires partisanes puissent avoir lieu auparavant pour dégager un candidat unique du parti. C’est par exemple ce qu’a fait EELV, en septembre dernier, en choisissant Yannick Jadot.
Remarquons au passage que l’histoire des primaires françaises est celle d’une évolution de la primaire partisane vers la primaire de coalition (voir encadré ci-dessous).
Le mythe de la « machine à perdre »
Le fait qu’aucune des deux primaires tenues pour l’élection présidentielle de 2017 n’a dégagé le candidat gagnant à l’élection a été interprété de façon erronée comme la démonstration d’une faible efficacité électorale des primaires et a même nourri la thèse selon laquelle elles seraient une « machine à perdre ».
Si François Fillon a perdu cette élection, ce n’est pas à cause de la primaire, parce que celle-ci n’aurait pas dégagé le « bon candidat ». On ne peut évidemment affirmer que François Fillon aurait gagné sans les démêlés judiciaires dont il a été l’objet – il est même possible qu’il n’ait pas été le meilleur candidat pour gagner – mais il ne fait aucun doute que cette mésaventure l’a fortement pénalisé. Le fait qu’il ait manqué de très peu la qualification au second tour, malgré ses déboires, indique plutôt qu’il n’était pas le « mauvais candidat ». On a certes pu accuser la primaire d’« effet cliquet », autrement dit d’avoir empêché de lui substituer un autre candidat, mais il aurait fallu simplement prévoir la possibilité de renvoyer le candidat dans certaines circonstances.
En l’occurrence, la primaire de la droite et du centre de 2016 a plutôt été victime d’un accident de parcours totalement imprévisible. Et même si cet accident n’avait pas eu lieu et si, dans ces conditions, François Fillon n’avait quand même pas gagné, cela ne signifierait pas que la primaire est une machine à perdre, dès lors qu’il aurait recueilli un bon score. La primaire accroît les chances de désigner le meilleur candidat possible, elle ne saurait amener la victoire sur un plateau. Elle peut difficilement faire gagner le candidat d’un camp très minoritaire, même si elle accroît ses chances. Et elle ne garantit pas non plus la victoire aux forces politiques qui peuvent prétendre gagner l’élection si toutes y recourent (il n’y a qu’un gagnant)⁵.
Aux États-Unis, les démocrates ne disent pas que la primaire est une machine à perdre quand les républicains l’emportent, et inversement. Et il faudrait peut-être en finir avec cette habitude de la classe politique française de ne soutenir un procédé, surtout démocratique, que quand il permet de gagner (on pourrait parler ici aussi du référendum).
La recommandation d’une primaire de coalition, à gauche comme à droite, et le modèle que devrait selon nous recouvrir une primaire ou un système de départage des candidatures, sont étroitement liés au cadre politique, institutionnel et conjoncturel actuel. Autrement dit, nous ne prétendons pas qu’il puisse s’agir d’une solution pérenne, valable pour toutes les élections présidentielles à venir. Si l’évolution des organisations partisanes semble offrir un avenir prometteur aux primaires, il pourrait suffire d’une modification du cadre institutionnel pour rendre celles-ci caduques. On pense, par exemple, à une réforme des conditions de candidature à l’élection présidentielle ou du mode d’élection du chef de l’État. On a souvent remarqué, à juste titre, que la primaire de coalition n’a pas été autre chose, pendant longtemps, que le premier tour de l’élection présidentielle⁶.
Mais ce système semble avoir trouvé ses limites avec la tripartition, voire la quadripartition de la vie politique, qui a empêché, lors de la dernière élection présidentielle, l’émergence de deux vainqueurs nets du premier tour et conduit à l’élection d’un président doté d’une base électorale ayant pu sembler étroite (si l’on se réfère à ce premier tour).
Une révision des conditions d’accès au second tour, sur le modèle des législatives, pourrait ainsi être envisagée. Ou même, pourquoi pas, l’ajout d’un tour préalable, qui serait en fait un pré-premier tour, une sorte de primaire américaine organisée par l’État, mais qui sélectionnerait non pas deux candidats, comme en Californie, mais quatre. L’avantage d’une telle solution serait de réinstitutionnaliser la primaire en la faisant redevenir l’un des tours de l’élection présidentielle, et de délester les partis de ce problème devenu lancinant : faire ou ne pas faire la primaire…
Cet article a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.
1. Les Primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l’élection présidentielle, L. Morel et P. Perrineau, notes de la Fondation pour l’innovation politique, août 2021. 2. La Question du référendum, Laurence Morel (Presses de Sciences Po, 2019). 3. Nous employons ce terme, traduit de l’anglais selectorate, pour désigner le groupe d’électeurs retenu pour participer à l’élection au sein d’une primaire. 4. « La primaire à l’UMP : genèse et enjeux », Florence Haegel, Pouvoirs no 154, septembre 2015. Pour une analyse des causes de l’introduction des primaires à gauche et à droite, lire Les Primaires : de l’engouement au désenchantement ?, Rémi Lefebvre (La Documentation française, 2020) ; Les Lois de la primaire. Celles d’hier, celles de demain, François Bazin, Fondation pour l’innovation politique, juin 2015 ; Pour une primaire à la française, O. Duhamel et O. Ferrand, Terranova, 2008. 5. Sur la responsabilité de la primaire dans l’échec de Benoît Hamon et de François Fillon, voir « Cap sur la présidentielle, cap sur les primaires ? », E. Bréhier et S. Roy, www.jean-jaures.org, septembre 2020. 6. Voir, par exemple, op. cit., O. Duhamel et O. Ferrand et op. cit., O. Duhamel.
De la primaire partisane à la primaire de coalition en France
1995 : Primaire du Parti socialiste (deux candidats)
2006 : Primaire du Parti socialiste (trois candidats)
2011 : Primaire du Parti socialiste (cinq candidats) + Parti radical de gauche (un candidat)
2016 : Primaire de la droite et du centre (six candidats Les Républicains, un Parti chrétien démocrate, le Centre national des indépendants et paysans participant à la primaire, mais sans candidat).
2017 : Primaire de la Belle Alliance populaire (quatre candidats Parti socialiste, un Parti écologiste, un Parti radical de gauche, un Front démocrate).