Frank McCourt : "Les usages et abus d’internet qui sapent nos démocraties me préoccupent profondément"
La diffusion continue et accélérée des innovations technologiques appelle à une amplification de la recherche académique afin de mieux comprendre, anticiper et agir face à leurs impacts sur les sociétés contemporaines. Pour soutenir l’engagement de sa communauté scientifique dans l’étude, le décryptage et la clarification des grands enjeux de bien commun qui se jouent autour d’internet et des réseaux sociaux, Sciences Po a annoncé, le 21 juin, la signature d’une convention de partenariat avec le projet « Liberty » lancé par le McCourt Institute. Sciences Po devient ainsi partenaire fondateur, avec l’Université de Georgetown, de ce nouvel institut de recherche international créé par l’entrepreneur Frank McCourt et dédié à la thématique « Tech For Common Good ». Entretien.
Propos recueillis par Nour Eid, Amandine Hess et Maïna Marjany
Vous êtes un magnat de l’immobilier, qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour la technologie et ses effets sur la vie civique ?
Nous constatons aujourd’hui que la technologie a des effets négatifs sur la démocratie et notre système économique. Je fais plus spécifiquement référence à l’effet perturbateur des réseaux sociaux sur la société, ainsi qu’au capitalisme de surveillance qui extrait de la valeur à partir de nos données. D’après moi, c’est extrêmement malsain.
Selon vous, quels sont les principaux risques d’internet de nos jours ? Et concrètement, que peut-on faire ?
Internet en lui-même n’est pas le problème. C’est son usage qui pose question. L’objectif de notre projet « Liberty » et de la création de l’Institut est de développer non seulement un nouveau protocole, mais aussi une nouvelle architecture civique, qui transformeraient l’usage d’internet afin qu’au lieu d’extraire de la valeur, il en crée pour la société. Il s’agirait de rendre la propriété et le contrôle des données aux individus, au lieu de voir nos données extraites et accumulées par quelques grandes plateformes.
Cela consisterait à intégrer des valeurs et principes dans la technologie elle-même pour que les experts de la technologie comprennent les objectifs d’internet fixés par la société. Pour finir, ce protocole redirigerait les bénéfices économiques afin que nous soyons indemnisés pour notre participation, en tant qu’utilisateurs et fournisseurs de données, au lieu de fournir gratuitement des données exploitées sans notre permission.
Pensez-vous que ce soit possible dans notre économie actuelle ? Les Gafam, entre autres, ne vont-ils pas tout tenter pour empêcher une telle évolution ?
J’imagine que, comme pour toute transformation sociétale ou économique, chacune des parties prenantes va essayer de protéger sa position. Mais c’est à nous tous, collectivement, de dire que ça suffit. La structure actuelle ne fonctionne pas et la réglementation seule ne suffira pas. Nous dépensons énormément de temps et d’argent à essayer d’éteindre des incendies et à régler les problèmes créés par l’architecture actuelle d’internet. Nous devons prendre le mal à la racine au lieu de passer notre temps à en traiter les symptômes. La question n’est pas de savoir si les Gafam vont tenter de nous arrêter. La question est : allons- nous, en tant que membres de la société, insister afin de bâtir un nouveau modèle pour internet ?
Êtes-vous inquiet pour le futur de la démocratie ?
Je n’ai pas de boule de cristal, donc impossible de prédire l’avenir. Toutefois, je suis profondément préoccupé par les usages et les abus d’internet. Je pense que la structure actuelle de la technologie sape profondément nos démocraties. Nous en avons des preuves tout autour de nous. Je suis particulièrement préoccupé par cette question depuis 10 ans, époque à laquelle nous avons contribué au lancement d’une nouvelle école de politiques publiques à l’Université de Georgetown, à Washington D.C.
Quand nous avons fondé la McCourt School of Public Policy, en octobre 2013, les activités du gouvernement américain étaient à l’arrêt. L’ironie n’a échappé à personne. Huit ans plus tard, en janvier, nous avons eu une insurrection au Capitole. C’est un signe évident de dysfonctionnement gouvernemental. En quelques années, la situation s’est détériorée à grande vitesse. Nous devons passer à l’action. Tirer la sonnette d’alarme, c’est bien, mais nous devons faire plus pour éteindre l’incendie.
Quels sont les principaux objectifs de l’Institut, qui fait partie du projet « Liberty » ?
Ce projet a pour objectif de créer une nouvelle architecture civique pour le monde numérique avec l’intérêt général en tête. Une partie de notre travail consiste à développer un nouveau protocole « open source ». Une autre partie est axée sur l’élaboration d’un cadre de gouvernance pour cette nouvelle génération de l’internet. Ce projet repose sur un partenariat entre Sciences Po et Georgetown, deux universités au sein desquelles l’éthique occupe une place majeure et qui ont déjà travaillé ensemble avec succès par le passé.
Une grande partie du problème aujourd’hui relève du fait que nos institutions ne sont pas conçues pour le monde numérique actuel. Nous devons donc les repenser. De plus, la gouvernance numérique est critiquable. Quand le web 2.0 a été créé, nous avons sauté une étape. Nous n’avons pas défini nos attentes. Je pense que ses inventeurs ont pensé qu’il serait utilisé de manière constructive pour bénéficier à la société. Ça a été le cas, dans une certaine mesure. Mais c’est également cette structure qui sape la société à cause de la désinformation et de l’érosion de la confiance en général.
Nous devons donner un cadre à la prochaine génération technologique, le web 3.0, afin d’articuler nos idéaux, nos valeurs et nos principes. À l’image des constitutions mises en place en France et aux États-Unis lorsqu’ils ont fondé leurs démocraties. Aussi, l’Institut est une avancée importante pour poser la question de la gouvernance, qui est fondamentale. Nous ne devrions pas avoir les Big Techs qui détruisent d’un côté, et les politiques, fonctionnaires et élus qui tentent d’arranger les choses de l’autre. Ça n’a aucun sens. Nous devons nous assurer que les politiques comprennent comment la technologie fonctionne et comment elle peut être utilisée pour le bien commun. Et nous avons besoin que les technologues conçoivent des technologies pour le bien commun.
Parmi toutes les universités françaises et européennes, pourquoi choisir Sciences Po pour réaliser votre projet en partenariat avec Georgetown University ?
S’il y a bien un domaine dans lequel Georgetown dispose d’un haut niveau d’expertise, c’est celui de la gouvernance, des politiques publiques et de la fonction publique. Le choix était donc évident. Mais nous voulions aussi avoir une institution européenne, car l’Europe est plus avancée que les États-Unis sur la confidentialité des données. Sciences Po a émergé comme un choix très clair. Sa relation avec Georgetown est ancienne (ils ont débuté leur collaboration il y a un siècle), elle a une place prédominante en Europe et sa feuille de route est très proche de celle de Georgetown. La notion de l’intérêt général est prédominante pour les deux universités. Enfin et surtout, nous avons, en tant que famille et en tant qu’entreprise, des investissements significatifs en France.
Concrètement, qu’attendez-vous de Sciences Po dans ce projet ?
Nous nous trouvons actuellement à un moment critique : les individus se rendent comptent des dégâts causés par internet. En même temps, c’est un moment merveilleux, une nouvelle génération technologique est en train d’émerger. Ensemble, Sciences Po et Georgetown ont l’occasion de nous aider à définir une meilleure orientation pour l’avenir de la technologie et, surtout, de la société. L’Institut jouera un rôle clé dans le lancement d’un dialogue inédit entre les spécialistes des nouvelles sciences sociales et des nouvelles technologies. Alors que la technologie est aujourd’hui source d’instabilité et de perte de confiance, utilisons-la pour résoudre des problèmes à grande échelle.
Avez-vous toujours été francophile ? Est-ce votre éducation qui vous a attiré vers la culture française ou votre intérêt pour la France s’est-il développé plus tard ?
Nos deux pays partagent des racines idéologiques et des fondations très similaires. Tous deux sont des démocraties occidentales. Bien évidemment, il y a aussi des différences ; votre nourriture est bien meilleure que la nôtre, par exemple [Rires, NDLR]! Mais nous avons de nombreux points communs et beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Globalement nous partageons des avis similaires sur l’égalité entre les êtres humains, la dignité humaine, la liberté, la fraternité, l’humanité ou l’intérêt général. Je suis particulièrement frappé par le cadeau extraordinaire que nous avons reçu de votre pays : la Statue de la Liberté. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, mon père avait atterri à Marseille et mené sa division à travers les Vosges, jusqu’en Allemagne. Puis il a ramené ses troupes à Marseille et aux États-Unis avec succès.
J’ai donc un lien familial ancien avec la France, mais je n’ai compris que récemment cette connexion profonde, en parcourant, avec mes frères et sœurs, un album conservé par ma mère. J’ai pu voir de vieilles cartes qui identifiaient le site où se trouvaient les troupes américaines. C’est incroyable, parce que j’avais déjà visité ce site avec Jacques-Henri Eyraud [ancien président de l’Olympique de Marseille, NDLR] et nous avions envisagé d’y implanter un centre d’entraînement pour l’OM, sans savoir qu’il s’agissait de cette aire de rassemblement des troupes américaines. Je suis donc profondément attaché à Marseille et cette connexion grandit de jour en jour.
Vous avez d’abord acheté le club de base-ball des Dodgers de Los Angeles, puis l’OM. Qu’est-ce qui fait de vous un amateur de sport ?
J’ai grandi dans une famille de sept enfants et le sport a occupé une grande partie de ma vie en grandissant. Mon grand-père était propriétaire d’une équipe sportive, les Boston Braves, à la fin des années 1940. J’ai eu le privilège de servir les Dodgers de Los Angeles.
Honnêtement, je ne cherchais pas à investir ou à acheter un autre club, mais quand l’opportunité d’être impliqué avec l’OM s’est présentée, je l’ai vue comme une chance unique. L’OM est un club iconique et il est profondément lié à la ville de Marseille. Je pense que l’avenir de l’OM est radieux, car beaucoup de merveilleuses choses se passent dans la cité phocéenne, qui va de l’avant, qui regarde vers le futur. Au-delà de la dimension sportive et compétitive, la gestion d’un club comme l’OM ou les Dodgers est une expérience privilégiée, car nous pouvons faire tellement pour les communautés. C’est une plateforme puissante pour un changement positif.
Dans le n° 23 d’Émile, nous consacrons un grand dossier à la place du sport dans notre société. Quelles différences constatez-vous entre l’approche sportive américaine et française ? Les Américains sont-ils plus enthousiastes et impliqués que les Français ?
Avant de vous parler des différences, laissez-moi aborder d’abord les similitudes. Le sport et les institutions sportives – les clubs, notamment – jouent un rôle important dans la fabrique de nos sociétés, que ce soit en France ou aux États-Unis. Le sport est une manière de communiquer et de socialiser indépendamment de l’âge, de l’ethnicité, de la religion ou de l’origine.
Concernant les différences, j’ai eu l’occasion de mieux comprendre le système européen. Aux États-Unis, les ligues sont fermées, il n’y a donc pas de promotion et de relégation, alors qu’en Europe, elles sont ouvertes. C’est drôle à observer, car aux États-Unis, dans une société hautement capitaliste, le sport est finalement un peu socialiste, dans le sens où il y a un partage des revenus important. Inversement, en Europe, c’est plutôt un système méritocratique : il y a les nantis et les démunis. En revanche, le sport est plus commercial aux États-Unis. Il existe une sorte de pureté du sport en Europe. Je pense que celle-ci doit être préservée, car elle est bénéfique pour la société et pour nous tous. C’est un ciment pour les communautés, particulièrement à Marseille.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.