Didier Morfoisse : Quel rôle pour la médiation dans une France fracturée ?

Didier Morfoisse : Quel rôle pour la médiation dans une France fracturée ?

Remous sociétaux, différends dans l’entreprise, antagonismes familiaux… L’affrontement est omniprésent dans chaque sphère de l’existence. Et s’il existait d’autres solutions pour résoudre les conflits ? Émile est allé à la rencontre de Didier Morfoisse (promo 80), président de l’Association nationale des médiateurs (ANM). Il nous fait découvrir le fonctionnement de ce mode de gestion des dissensions et livre son ressenti sur le Grand Débat national issu du mouvement des « gilets jaunes », dont il a animé plusieurs réunions publiques.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Pierre Miller

 
Didier Morfoisse (Crédits : DR)

Didier Morfoisse (Crédits : DR)

 

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la médiation ?

C’est un mode de résolution à l’amiable des conflits. Cela ne correspond peut-être pas à la culture française, où l’on a envie de commencer par l’affrontement, même si on sait qu’in fine, un accord devra être trouvé. C’est un outil très pratiqué en Europe du Nord, dans le monde germanique et anglo-saxon, en Suisse et au Québec. La médiation est encore peu répandue en France, mais elle progresse ces dernières années. Dans cette façon d’aborder différemment les conflits, on ne dit pas le droit. On travaille d’abord sur les racines du différend, puis on cherche des solutions créatives, on essaie certains dispositifs et on regarde si cela fonctionne avec le cadre légal.

« Dans cette façon d’aborder les conflits, on ne dit pas le droit. On essaie certains dispositifs et on regarde si cela fonctionne avec le cadre légal. »

Pourquoi avoir choisi cette profession après une carrière déjà bien remplie ?

Pendant plus de 35 ans, j’ai été directeur des ressources humaines dans des contextes difficiles. J’ai dû accompagner la mutation de l’industrie française, ce qui signifie notamment des fermetures et des restructurations. J’ai travaillé en usine, dans le bâtiment, dans des banques, avec différentes nationalités, des Allemands, des Américains… Quand vous faites des RH pendant tant d’années et dans des contextes difficiles, vous vous demandez si en matière de gestion de conflit, il n’y aurait pas d’autres solutions que l’affrontement. J’ai alors commencé à envisager les modes de résolution à l’amiable et je suis arrivé progressivement sur le chemin de la médiation. Je me suis formé auprès d’un avocat et, de fil en aiguille, je suis devenu président de l’Association nationale des médiateurs.

Quel est le processus lors d’une médiation ?

Il est très structuré. Il est en acier. La première étape est la plus difficile. Il s’agit de faire asseoir les gens autour de la table. Il faut arriver à identifier les parties prenantes et ce n’est pas forcément facile. Quand vous les avez réunies, dans 80 % des cas, le conflit est résolu. 

Après avoir défini les parties prenantes, il faut les convaincre de participer. C’est entre autres pour cela que la médiation est totalement confidentielle. Nous ne faisons pas de rapport à qui que ce soit, même quand le dirigeant de l’entreprise qui nous emploie le demande. C’est une condition essentielle pour que les parties aient confiance et puissent formuler clairement leurs difficultés.

Il faut ensuite explorer les racines du conflit. On travaille sur les ressentis et on invite les « médiés » [parties prenantes de la médiation, NDLR] à décrire la situation telle qu’elle est. On leur demande de ne pas commenter ce que dit l’autre. Le ressenti, qu’il soit juste ou faux, est là pour être entendu par l’autre. 

Je peux vous donner un exemple de médiation familiale entre un frère et une sœur sur un héritage. Les sommes en jeu étaient énormes et lorsqu’on a commencé le processus, ils revenaient sur des problèmes remontant à près de 70 ans. En l’occurrence, « tu as cassé ma poupée et maman n’a rien dit. » « Elle m’a accusé de l’avoir fait. » Bien sûr, en tant que médiateur, vous ne bougez pas et vous écoutez. Là, ça peut paraître léger, mais nous avons des discussions bien plus dures qui émergent, je pense notamment aux interventions que l’on peut être amené à faire en entreprise pour du harcèlement moral ou sexuel. 

L’étape suivante consiste à comprendre quel est le besoin réel dans le conflit. Nous devons faire comprendre aux médiés que la médiation peut soulever des problématiques sur lesquelles ils seront toujours en désaccord, mais cela ne signifie pas que l’on ne peut pas avancer sur d’autres sujets, sinon on reste bloqué. 

À partir de ce moment-là, il y a un point de bascule difficile pour le médiateur, car il doit s’empêcher de proposer une solution. C’est difficile, parce que nous avons souvent été formés pour résoudre les problèmes et faire avancer les choses. Ici, il faut prendre du recul pour aider les parties prenantes à trouver elles-mêmes des solutions. 

« Il faut prendre du recul pour aider les parties prenantes à trouver elles-mêmes des solutions. »

Faut-il choisir un médiateur spécialisé ?

La vérité est un peu entre les deux. Vous n’avez pas forcément besoin d’un médiateur qui connaît spécifiquement la matière du conflit, sauf dans des situations extrêmement techniques, je pense par exemple au BTP. Dans de tels cas, il est fréquent de faire la médiation à deux : un médiateur qui possède une approche généraliste va s’associer avec quelqu’un de plus spécialisé. 

Pourriez-vous nous présenter rapidement les missions de l’ANM ?

Aujourd’hui, la médiation n’est pas une profession réglementée en France. Il incombe donc aux associations de prouver le sérieux des médiateurs et de mettre, face aux Français, des personnes bien formées. Il existe une dizaine de moyennes et grandes structures de médiation sur l’ensemble du territoire. L’ANM est la plus ancienne de ces associations, elle a été créée en 1993. Nous sommes issus d’une association indépendante alors que d’autres peuvent s’adosser à des ordres professionnels ou se concentrer sur les structures publiques ou privées. Il n’y a pas de hiérarchie et l’ANM accueille des gens de diverses formations et avec des parcours professionnels variés. Aujourd’hui, l’ANM possède entre 900 et 1 000 adhérents annuels et une cinquantaine de groupements de médiateurs ont fait le choix d’adhérer à notre organisation.

L’ANM possède deux fonctions distinctes. La première est une fonction syndicale visant à accompagner et former les adhérents. Dans ce contexte, nous sommes également un porte-parole auprès des pouvoirs publics sur l’ensemble des thématiques associées à la profession. Notre deuxième fonction est d’être un centre de médiation opérationnel. Nous mettons en relation les Français avec des médiateurs de qualité, qui leur correspondent et exercent dans leur région. 

Nous intervenons dans tous les champs de la médiation, qu’elle soit de nature judiciaire, commerciale, pénale, familiale, conventionnelle, etc.

L’ANM a été particulièrement impliquée dans le cadre du Grand Débat. Comment cette participation s’est-elle organisée ?

Quand nous avons observé la naissance du mouvement des « gilets jaunes », nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose. Nous avons eu des discussions en interne, certains médiateurs pensaient que nous n’avions rien à faire là-dedans, que leur métier n’était pas d’animer des débats et qu’il y avait un risque de manipulation. C’étaient des objections sérieuses, mais nous étions plusieurs à penser qu’il n’y avait pas de personnes mieux formées que les médiateurs pour animer de tels débats entre les différentes composantes d’une France fracturée. 

J’ai finalement formulé une offre de service auprès de la ministre Emmanuelle Wargon, qui était en charge du Grand Débat. Le gouvernement a saisi cette main tendue et nous sommes la structure associative qui a fait le plus de réunions d’initiatives locales. Nous en avons animé plus de 200, à l’initiative d’élus, de « gilets jaunes » sur les ronds-points ou encore dans des centres de détention.

J’ai personnellement animé plusieurs des réunions en région parisienne, dans l’Est et dans le Nord. C’était très émouvant. Les gens avaient peu d’illusions sur l’après. Ils savaient bien que ce n’étaient pas les cahiers de doléances de 1789, mais ils avaient besoin qu’on les écoute. 

« Le Grand Débat était très émouvant. Les gens avaient peu d’illusions sur l’après. Ils savaient bien que ce n’étaient pas les cahiers de doléances de 1789, mais ils avaient besoin qu’on les écoute. »

Le dialogue entre les différentes parties était-il plus difficile que dans les cas de médiations « classiques » ?

Finalement, je dirais qu’il était plus facile. Pourtant, ce n’était pas évident. Vous demandez à des gens qui ne se connaissent pas de travailler ensemble sur l’avenir du pays. Alors oui, il y a eu quelques insultes, mais dans l’ensemble, les gens se sont parlé et écouté. 

Nous sommes arrivés avec une méthodologie fixée par le gouvernement. Nous avons pris le parti de considérer que ce kit méthodologique n’était qu’indicatif. Nous pensions que les gens allaient le rejeter. Or, ils l’ont tous adopté ! Même dans les réunions de ronds-points et de « gilets jaunes ».

Les élus se tenaient à leur place. Ils étaient à l’écart et écoutaient. Ce n’était pas une réunion entre le maire et ses administrés, mais une réunion d’écoute sur les problèmes fondamentaux de la France aujourd’hui. Il y avait des gens extrêmement modestes qui n’avaient jamais parlé. Ce n’est pas vrai qu’il n’y avait que des diplômés de l’enseignement supérieur. 

Quelle suite a été donnée à ces réunions ?

Nous avons fait un travail quantitatif et qualitatif à partir de l’ensemble de ces réunions. Nous avons réalisé des synthèses, nous avons fait de l’appropriation avec les citoyens et nous avons été audités par les garants du Grand Débat, dont Pascal Perrineau. Les garants nous ont demandé ce que nous pensions du futur des consultations et, pour ma part, le Grand Débat devrait être une initiative régulière de démocratie participative. Cependant, il ne faut surtout pas créer un corps institutionnel. Il faut de l’indépendance afin que les gens aient confiance dans ces moments difficiles. Ce qui m’a frappé, c’est la lucidité des citoyens. Ils ne s’attendaient pas à des miracles. Ils voulaient parler. Je crois que c’était une très belle expérience qui nous a permis de dire que les médiateurs peuvent intervenir dans le débat public. Les Français ont découvert quelque chose et y ont pris goût.

Après le Grand Débat, un autre défi est venu bousculer l’univers de la médiation, celui de la crise sanitaire. Comment amène-t-on les gens à se parler et à régler leurs conflits lorsqu’on ne peut plus se rencontrer ?

La médiation, comme beaucoup d’autres domaines, s’est mise au distanciel. Certains médiateurs étaient déjà habitués au numérique et aux conférences en ligne, d’autres ont dû s’y mettre, tandis qu’une petite partie refuse le distanciel. Pour ma part, je pense que l’on peut faire une partie de la médiation en visio, mais pas l’intégralité du processus, car on perd en proximité. En présentiel, on peut proposer des apartés pendant une séance et demander à ce que l’un des médiés sorte de la salle. C’est beaucoup plus compliqué en distanciel. Se pose aussi la question de la confidentialité. Certains médiateurs ou médiés peuvent enregistrer la session sans demander l’autorisation des parties prenantes. C’est un problème qui existe aussi en présentiel si une personne allume son téléphone dans sa poche sans le dire, mais c’est tout de même plus difficile à contrôler à distance.

Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 21 d’Émile.

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