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Euro 2020 : Variations autour du ballon rond

La France a quitté l’Euro 2020, mais la pensée de nos plus férus amateurs y résonne encore. Christian Larger (promo 76) et Olivier Corbobesse sont respectivement auteurs d’un Petit dico du foot et d’une Histoire racontée par le football, dans lesquels ballon rond et enjeux de société se taclent et s’entremêlent. Avec leur aide, nous vous proposons cette courte université d’été : que nous dit le football de l’Histoire, de la sociologie, du droit constitutionnel, de l’économie et des sciences politiques ? Entre Guerre du football de 1969 et Qatar-strophe 2022 à venir, découvrez le foot comme vous ne l’aviez jamais suivi…

Propos recueillis par Camille Ibos

Match France-Allemagne, le 15 juin 2021 (Crédits : Vitalii Vitleo / Shutterstock)

On compte aujourd’hui plus de deux millions de licenciés à la Fédération française de football et près de 4000 clubs professionnels dans le monde selon la FIFA. Entre tous les sports, comment expliquer la formidable popularité du foot ?

Christian Larger : À l’origine, le football est né dans les écoles publiques anglaises, auprès des classes populaires, dans la volonté d’enseigner la discipline et le courage. Ce jeu très simple, dont les règles sont accessibles à tous, des tous petits aux plus anciens, peut se jouer partout : il suffit de deux t-shirts pour marquer les cages et d’un ballon de fortune ! C’est un jeu collectif, symbole de fête avec les copains et les copines, qui a peu d’exigences physiques et qui croise toute une palette d’émotions : joie, frustration, fierté, euphorie… Finalement, à égalité avec le rap, le football est un ascenseur social dans les quartiers défavorisés, où de nombreuses familles souhaitent cela pour leurs enfants.

Olivier Corbobesse : C’est peut-être aussi parce qu’on n’en a jamais fait le tour, et qu’aucune certitude n’est acquise, que le football continue de fasciner ! Ne serait-il pas justement populaire en raison de sa complexité, masquée par une apparente simplicité ? Amusez-vous à demander à des amateurs de football chevronnés de vous dire comment se placer sur une touche défensive, ou encore la signification exacte du sigle « UEFA ». Vous serez surpris de voir que très peu peuvent répondre à ces questions…

Comment avez-vous été atteints du virus foot au point d’écrire dessus ?

C.L. : Quand j’étais enfant, je jouais au football dans la cour de récréation, mais ma dernière expérience de goal a été proprement désastreuse. Pendant longtemps, j’ai considéré que ce sport n’avait aucun intérêt, jusqu’à ce que tout s’inverse grâce à mes proches, mes gendres et mes petits-fils qui en sont fous — et bien plus doués que moi ! Quant au Petit dico du foot, l’idée en est née lors d’une partie… de golf avec mon co-auteur, Jean-Eudes. 

O.C. : Comme des millions d’enfants, j’ai aussi tapé le ballon avec des amis dans le parc qui jouxtait l’appartement familial. Les Coupes d’Europe ont, de même, participé à l’inoculation du virus : elles ont été les meilleurs professeurs de géographie, surtout à une période où les rencontres contre les équipes du bloc de l’Est avaient ceci de fascinant qu’elles constituaient un des rares accès à un monde méconnu.

Olivier Corbobesse, vous venez de publier une Histoire racontée par le football : en quoi le monde serait-il différent si ce sport n’était pas ?

O.C. : Il lui manquerait un miroir, certes plus ou moins déformant. Le football porte des enjeux de mémoire considérables, par les blasons, les noms des clubs, les couleurs des équipes… On peut par exemple retracer toute la mémoire de la décolonisation à travers le nom des stades africains : Léopold-Sédar-Senghor au Sénégal, Félix-Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire ou le Stade du 5-juillet-1962 en Algérie. Mais une nouveauté des dernières années, c’est que le football tend de plus en plus à se positionner comme un acteur à part entière et non comme un simple miroir : on a vu l’implication de supporters ultras dans la guerre en ex-Yougoslavie ou dans le conflit russo-ukrainien. En 1969, quatre jours de guerre ont opposé le Honduras et El Salvador à la suite de matchs qualificatifs pour la Coupe du Monde à venir, et en septembre 2008, la première visite d’un président turc en Arménie indépendante a également eu lieu à l’occasion d’un match de qualification !

Allons voir du côté de la sociologie. Quel serait en un mot le rôle joué par le ballon rond dans notre société : celui d’un vecteur d’intégration ou d’un exutoire ?

C.L. : Le foot est avant tout un milieu de passionnés et une palette de tous les engouements, de tous les exploits et de tous les excès. Cela explique également le mépris dont il peut faire l’objet : il y a ceux qui adorent le foot et ceux qui le subissent, à force de voir la télé monopolisée les soirs de matchs ! Mais aujourd’hui, le foot est avant tout un sport convivial, accessible et populaire, qui permet le brassage des couches sociales, de l’employé le plus modeste au P-D.G. qui partagent cette même passion. Dans les clubs amateurs — et il y a 18 000 clubs en France ! —, des gens de très haute éducation jouent avec des personnes d’origines plus populaire, en cet instrument de socialisation qui permet d’insuffler esprit d’équipe et courage. Dans le Dico, nous avons aussi une entrée « Hymne » : connaissez-vous d’autres occasions que les matchs de l’Équipe de France, lors desquels la Marseillaise serait à ce point chantée et articulée sans mâcher les mots ? Cependant, les valeurs négatives et les troubles de comportements sont aussi légions : houliganisme, arbitres conspués, homophobie, insultes… Le foot est source de dérives multiples et d’injustices criantes.

Vous consacrez respectivement un livre entier et une entrée de votre dictionnaire à la question du football féminin. Après la dernière Coupe du Monde, est-ce désormais aussi un « sport de fille » ?

O.C. : Il est intéressant d’observer qu’il existe, à gauche, deux conceptions antinomiques du ballon rond. Là où l’approche marxiste y voit un nouvel opium du peuple, qui détourne celui-ci de ses aspirations légitimes, d’autres le considèrent au contraire comme un formidable vecteur d’émancipation, non seulement des peuples opprimés mais aussi des femmes. Or, vous parlez à juste titre d’un « retour en grâce » ; on oublie souvent qu’il y a eu, juste après la Première Guerre mondiale, un premier âge d’or du foot féminin. Quant au Mondial 2019, plusieurs facteurs ont contribué à son relatif succès : les progrès de la sélection française, les bons résultats de l’Olympique lyonnais, la médiatisation croissante, la mobilisation d’acteurs institutionnels… Mais tout est histoire de perspective : au Canada, le soccer est depuis des décennies un sport majoritairement féminin. 

C.L. : Plus de deux millions de jeunes américaines pratiquent égalemet le football, ou soccer. Ce n’est pas un hasard : en 1972, une loi fédérale, dite Title IX, a poussé les universités à respecter la parité dans le sport, notamment en proposant des bourses qui ont incité les familles défavorisées à envoyer leurs filles dans des écoles proposant des cursus sport-études. Les États-Unis ont ensuite, en 1991 et 1999, remporté deux Coupes du Monde féminines qui ont eu un effet d’entraînement dans de nombreux autres pays. Il était temps, puisque jusqu’en 1950, le foot féminin était presque inexistant en Europe, et même interdit en Allemagne et en Angleterre où on le considérait dangereux. Finalement, aujourd’hui, selon une étude d’Odoxa qui date de 2019, 85% des Français ont une bonne image du foot féminin — contre 59% pour le foot masculin —, de par son fair-play et sa qualité de jeu qui font qu’il gagne désormais ses lettres de noblesse. Les moyens sont encore immensément différents mais les petits gestes comptent, de sorte que nous avons décidé, dans notre Dico, de favoriser les joueuses féminines pour illustrer les gestes très techniques.

Parlons d’économie : le football représenterait 400 milliards d’euros au niveau mondial, soit plus que le PIB de la Norvège. Le football est-il un acteur de développement ou une incitation à la fraude ?

O.C : Un peu tout à la fois ! Dans une optique économique puriste mâtinée de provocation, on pourrait affirmer que le football a réalisé le rêve des organisations syndicales puisque ce sont les salariés — en l’occurrence les joueurs — qui captent une grande partie de la valeur ajoutée. Ce discours reste bien sûr difficilement acceptable et des régulations s’imposent : fiscalité redistributive, limitation salariale, supervision d’acteurs tels que les agents… De leur côté, les collectivités territoriales ont depuis longtemps ciblé leurs financements vers le développement de la pratique féminine ou vers la sécurité des installations.

C.L. : Le foot est un moteur économique indéniable, mais j’estime, à l’heure actuelle, qu’il a besoin d’une transformation profonde de son modèle. Il ne libère pas les pays émergents de la misère, de la corruption et de l’injustice : on pourrait penser qu’au Brésil, l’économie du foot ruisselle de manière bienveillante, mais dans la pratique, elle accroît les inégalités au lieu de les corriger. On observe de nombreux scandales et des affaires de corruption, sans parler de la très forte dépendance vis-à-vis des fonds d’investissement et de l’inflation incroyable des rémunérations des joueurs et des droits télévisés, qui font des joueurs des actifs financiers que l’on vend. De nombreux clubs vivant également au-dessus de leur moyen, il est pour moi urgent de prendre du recul et de tout reconstruire sur des fondamentaux solides et éthiques, là où la financiarisation du sport en occulte actuellement toutes les formidables valeurs.

Terminons par une question orientée science politique : pouvez-vous nous citer un fait politique ou géopolitique que seul un passionné de football est susceptible de connaître ?

O.C. : Probablement l’autonomie des Îles Féroé. Cet archipel situé en mer du Nord dépend du Danemark, mais tout amateur de foot digne de ce nom sait qu’il a une sélection affiliée à la FIFA !

C.L. : Ce serait l’utilisation du foot comme une arme de soft power, afin de renforcer l’influence politique d’un pays en plein doute et de gommer ce qu’il y a de désastreux dans son image. Pour prendre l’exemple du Qatar, il est assez incroyable que la 22ème Coupe du Monde ait pu être attribuée à un pays de deux millions d’habitants dont seulement 10% de nationaux, qui néglige les droits de l’Homme de matière éhontée et qui n’a aucune tradition footballistique. Repoussée à l’hiver caniculaire, cette Coupe du Monde va être jouée dans des stades surdimensionnés qu’il faudra donc climatiser, en ce que j’appellerai une Qatar-strophe climatique à venir.

Pour finir, quelle anecdote pourra-t-on ajouter aux annales (ou à un prochain Dico du foot) après cet Euro ?

O.C. : De nombreux Français ont pu découvrir la Brigade des Carpates lors du match contre la Hongrie à Budapest. Souvent vêtus de noir, parfois torse nu, ces supporters magyars portent un nom sans équivoque, qui fait référence à la nostalgie de la grande Hongrie, amputée des deux tiers de son territoire en 1920 suite au traité de Trianon. Là encore, le football nous dit beaucoup sur les tensions que peuvent entretenir mémoire et Histoire…

C.L. : Notre éditeur voudrait faire du Dico un ouvrage récurrent, à re-paraître tous les deux-trois ans et qui sera régulièrement mis à jour en fonction des nouveaux mots et usages du foot. La prochaine définition que nous y ajouterons sera clairement la « croqueta », un geste technique qui consiste à faire passer le ballon rapidement d’un pied à l’autre en avançant, ce qui permet de mystifier l’adversaire. Après avoir passé des heures et des heures à étudier notre sujet et à revoir des matchs pour en saisir les expressions, je n’en reviens pas que nous soyons passés à côté de ce mot-là, surtout quand c’est une spécialité de Kylian Mbappé…


Co-auteur du Petit dico du foot (Cent Mille Milliards, préfacé par Bernard Pivot) avec Jean-Eudes Bolot et Francis Macard à l’illustration, Christian Larger est diplômé de la rue Saint-Guillaume (promo 76). Longtemps maître de conférences à Sciences Po en parallèle d’une carrière dans la communication, le marketing et le management, il est depuis 2013 président de Be Good Consulting.


Olivier Corbobesse est éducateur certifié de football et intervenant à l’Université Toulouse 1 Capitole. L’Histoire racontée par le football (Marie B.) est son quatrième ouvrage, après Culture Générale Football Club (2018, Chistera), Histoire du football à Saint-Pierre et Miquelon, et Le football au féminin en 60 questions (2019, Marie B.).