Fiction - Under the gun

Fiction - Under the gun

Vous avez toujours rêvé d’entrer dans la tête d’un joueur de poker ? Cette nouvelle au rythme vibrant vous immerge au beau milieu d’une partie électrique. Misez, retenez votre souffle, tentez de percer le jeu de vos adversaires. Sous la plume de Tom Verdier, écrivain et joueur de poker, laissez-vous entraîner… 

Crédits: Shutterstock.

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Cours de poker

Avant de vous lancer dans la lecture de cette nouvelle, nous proposons aux non-initiés une petite session de rattrapage pour connaître les règles de base.

Ce jeu de cartes possède de nombreuses variantes. La plus prisée est la Texas Hold’em. Le poker peut sembler simple, mais les stratégies et nuances sont infinies. Le principe consiste à utiliser les cartes qu’on a en main pour former des combinaisons avec l’aide des cartes retournées sur la table.  Le jeu se déroule toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. Voici le déroulement simplifié d’une partie : 

- Chaque joueur se voit distribuer deux cartes, qu’il ne montre à personne. Les joueurs misent chacun leur tour (petite blind, grosse blind en fonction de leur place à la table de jeu et des cartes qu’ils ont).

- Si le joueur jette ses cartes, il abandonne la partie. 

- S’il mise, les joueurs suivants peuvent jeter leurs cartes ou suivre et miser un montant équivalent.

- S’il relance, le joueur doit miser au moins deux fois le montant de la mise annoncée (grosse blind). Lorsqu’un joueur relance, l’ensemble des participants souhaitant rester dans la partie doit égaliser la mise ou relancer de nouveau. 

- Une fois que l’ensemble des mises est égalisé et que chacun a eu l’occasion de relancer ou de quitter la partie, le tour est terminé. Trois cartes sont retournées au centre de la table. Un nouveau tour d’enchères a alors lieu. Les modalités sont les mêmes que celles présentées précédemment. Les joueurs peuvent jeter leurs cartes, miser et cette fois, ils ont la possibilité de checker, c’est-à-dire attendre de voir ce que les autres joueurs vont faire.

- Une fois le tour terminé, une quatrième carte est retournée sur la table et les enchères recommencent selon les mêmes règles que pour le deuxième tour. Lorsque ce troisième tour est terminé, une cinquième carte est retournée sur la table. Il reste alors un ultime et quatrième tour d’enchères.

- Les dernières mises déposées, les joueurs restants révèlent leurs cartes et la meilleure combinaison remporte le pot constitué de l’accumulation des mises.


Encore trois sortants avant les places payées. Personne ne bouge. Partie en apnée. C’est le moment de voler les blinds. Je fais semblant de regarder mes cartes et je relance en mode agression. Plan simple et éprouvé. En face, ça baille presque en découvrant son jeu. Pile ce qu’il faut. Blind à 1 500-3 000…

– Relance 1 000.

Et boum ! Ça jette. Ça jette. Ça jette. Ça… hésite. Ça hésite longtemps. Merde, ça paie. Il n’a pourtant pas l’air emballé par ses cartes. Bon, pas grave. Je le décroche au flop. Re-merde, deux autres payeurs. Mais putain, ça fait 15 tours que les mecs jettent des paires de rois pour être sûrs d’arriver en table finale, je fais une relance et on est quatre dans le pot. Du calme. Je reste concentré. Ils sont là pour voir, c’est juste pour tromper l’ennui, je vais les dégager avec une bonne relance. Au flop, j’attaque. Au flop j’attaque. 

Flop. Une, deux, trois. Trois briques. Aucune carte au-dessus du sept, pas de tirage couleur, et « pan » pour les payeurs avec leurs as mal accompagnés. Ils n’ont rien. Je joue sur du velours… 34 000 et quelques au pot, allez.

– 35 000.

Vache, ça hésite dur. À tous les coups, il a une paire de neuf ou un truc dans le genre. Et moi j’ai quoi déjà ? Rien, mais rien quoi ? Quatre et trois ? Même pas une paire avec le trois. Et il paie. Misère. Bon, c’est déjà ça, les deux autres jettent leurs cartes. Un as qui tombe. Ouais, les deux qui ont jeté ont l’air de regretter. Celui qui reste a une petite paire en main. Je suis sûr. Moi j’ai relancé, misé direct, je suis hyper-crédible sur un gros as. Je vais le décrocher. J’ai quatre-trois, mais dans mes yeux, il va lire as-dame. 

– Tapis. 

– T’as combien ?

Comment ça, t’as combien ??? Compte-les toi-même ! Ta réponse c’était « je me couche ». 

– J’ai 62 000. 

– Merci.

Et ça réfléchit une heure maintenant. Vas-y, fais-la ta guerre psychologique avec le regard. Tu vas la faire tout seul, moi je ne bouge pas. En plus, il a presque autant de jetons que moi, ce blaireau. Bon, je ne pense pas, je ne remue pas un sourcil. Mais s’il paie, je suis super mal. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir arracher ce pot-là ?

– Un sortant table trois. Plus que deux avant les places payées ! 

Voilà, voilà comment sauter juste au pire moment. Cinq heures que je joue patient, pas une relance de travers, qu’en plus je supporte avec le sourire l’espèce de débile mental qui me sert de voisin de droite et ses vannes pourries, et je vais tout perdre maintenant, à deux places d’être payé. Mais jette tes cartes, abruti ! Tu ne vois pas que j’ai la tête du mec qui t’attend avec as-dame ?

–  Ouais, OK. C’est payé. J’ai 59 000. Et comme cartes, j’ai deux huit. 

Ça s’appelle une paire de huit, espèce de pauvre demeuré. 

– J’ai un trois et un quatre. J’essayais de te faire peur avec l’as. Bien joué. 

– Mec ! J’étais sûr que t’avais un as. Mais sûr. Et genre as-valet au moins. Je ne sais pas pourquoi j’ai payé. 

Parce que t’es con. 

– C’est l’instinct ça. T’as payé avec tes tripes. Joli move.

Ce côté rester poli et beau joueur en toutes circonstances, ça me tape sur le système. L’instinct. Tu parles. Le mec tout fier de te dire qu’il est sûr de perdre, mais qu’il paie quand même. Sombre crétin. J’ai juste envie de lui péter les dents à coups de pied.

On tire la dernière carte, ironiquement un quatre. Je perds bien sûr le pot. 

Et voilà, il me reste pile une grosse blind avec mes conneries.

– Augmentation des blinds ! 2 500-5 000. 

Donc non, la moitié d’une grosse blind. Et je suis à tapis avant de commencer le tour. Ce jeu me gave. On est dimanche, je devrais être avec ma femme et mes gosses à marcher dans la forêt de Fontainebleau, mais non, je suis là comme une andouille et surtout comme chaque putain de week-end que Dieu fait depuis cinq ans. 

– Heu mec, la blind c’est 5 000, pas 3 000. Ah pardon, c’est ton tapis. 

Espèce de sale tocard. Ouais, c’est mon tapis. Et la bonne nouvelle, c’est que je vais sortir de ce tournoi dans une minute et ne plus avoir à me fader ta sale gueule et ton humour d’attardé. Et tant qu’à faire, dépêche-toi de ranger ton sourire avant que je te le fasse bouffer. 

Un payeur. Deux payeurs. L’odeur du sang, ça vous excite, hein ? Bon, allez-y. Tout le monde sera dans le pot, au moins magnez-vous, j’en ai marre. Quand je pense à ce tournoi du dimanche. Au début, on était 10, parfois 15. Que des potes et on jouait 10 balles. Maintenant on est 50, personne n’en connaît vraiment plus de trois autres et c’est 100 balles la partie, « pour qu’il y ait quand même quelque chose à gagner ». En gros, on a juste créé un tripot privé hebdomadaire. Une foutue bande de toxicos, ouais. Dont je suis sûrement le pire : moi j’y suis systématiquement. Sébastien me disait l’autre jour qu’il avait calculé que le poker lui coûtait 12 000 euros par an, entre les parties comme celle-là et internet. Il exagère peut-être un peu. Moi je n’ai pas compté. Ça me coûte peut-être un peu, mais pas 12 000. Je ne crois pas. Déjà l’autre jour, j’ai fini premier du tournoi, j’ai pris 2 300 euros. C’était quand ? Quelques semaines. Ouais, peut-être six mois. Non, c’était déjà l’an dernier. C’est sûr, ça me coûte trop cher. Les parties en ligne par là-dessus. Faut vraiment que j’aie perdu gros pour m’auto-exclure un mois. Et encore, dans ces cas-là, j’ouvre un compte sur un autre site au bout d’une semaine. En plus, je ne suis plus capable de regarder un match de foot sur lequel je n’ai pas parié au moins 50 balles. Il faut que je me calme. Et puis surtout, ça ne m’amuse plus. Le poker commence même à me faire profondément chier. Voilà. C’est ça. Le poker me sort par les trous de nez. Imagine qu’au lieu de jouer cette partie de beaufs, je me sois mis à acheter 100 euros de Bitcoin tous les dimanches il y a cinq ans. Je serais millionnaire ou quelque chose du genre. À la place, j’invente des excuses pour serrer le budget vacances. Et on y est : neuf à table, sept qui paient pour me sortir, personne qui relance. Le bal des vautours. Je n’ai même pas regardé mes cartes. Tout le monde check, bien sûr. Pas risquer de me laisser survivre. Je ferais exactement pareil, mais là, ça m’énerve. Et puis non. Tant mieux si je sors. Ce jeu de merde. C’est pas demain la veille que je referai une partie.

– Pour toi, c’est cool : plus de questions à te poser. T’es à tapis tranquille, plus qu’à regarder.

Je te jure mec, je fais encore semblant de sourire une fois. Mais c’est la dernière que tu sors avant de t’en prendre une. 

Bon, ça y est, tout le monde retourne ses cartes, c’est fini. 

J’ai…

Paire de rois en main ! Incroyable. J’ai attrapé un brelan de roi ! Je regarde bien les jeux de tout le monde. Non, c’est ça, je prends le pot principal ! 

– 24 000 pour le brelan de rois. 14 000 pour la double paire as-dix. 

Inespéré. Bon, après ça, j’ai toujours moins de cinq blinds. Et je suis le plus petit tapis du tournoi. Là j’ai quoi ? Paire de valets servie. Mazette. Avant-dernier tour de parole pré-flop, trois payeurs, mais pas de relance. Tant pis, j’y vais. 

– Tapis. 24 000. 

La grosse blind jette. Les trois autres paient. Paire de huit à nouveau dans le coup. C’était Hibernatus, mais depuis notre pot, il a oublié comment lâcher ses cartes. Enfin, on est quatre dans l’affaire. Ça passe ou ça casse. Pas plus mal si ça casse, j’ai dit que j’en avais marre. 

Et ça passe ! Un miracle : 102 000 jetons pour Bibi ! Et j’ai déjà repris plus de 30 000 à paire de huit, je crois que c’est ce qui me plaît le plus. C’est bon, je peux me calmer et attendre les places payées. Je regarde mes cartes, juste au cas où. As-valet. Quand même. En plus, je suis en position.

– Un sortant table trois ! Plus qu’une place avant les payées.

Ils sont chauds, table trois ! Maintenant, c’est sûr, si je jette tout pendant deux minutes, je suis dans les payés. Garanti. J’ai de quoi attendre. As-valet, c’est pas non plus le Pérou. Je les jette et c’est bon. Peu de payeurs. Pas de relance. Mais je les jette.

– Relance 15 000. 

Rien à faire. Je ne sais pas m’en empêcher. Sérieusement, il y a un démon qui parle à ma place. J’étais sûr que j’allais dire « je passe ». Tiens, encore paire de huit qui paie. On n’est que tous les deux dans le pot. Et lui, il est en mode Highlander. Il tremble, non ?

Flop : As, roi, cinq. 

Et il check en face. Ben là, mon petit père, c’est pas ton pot, je te confirme ! À l’attaque.

– 30 000. 

– Tapis. 

Toujours à faire chier hein ? T’as quoi, cette fois ? Une paire de trois ? Mais comme un gros malin, tu sais encore que j’ai l’as ? Ben oui, cette fois je l’ai !

– Payé. 

On retourne les cartes : il a as-roi. 

Je vais me pendre. 

Turn : Valet. 

River : Valet. 

Ouch ! Paire de huit, je t’aime pas, mais j’ai mal pour toi.

– Voilà ce que c’est d’aller jouer avec Hannibal Lecter. 

Je ne connais pas le type qui vient de dire ça, aucune idée de pourquoi il le dit vu qu’il ne me connaît pas non plus, mais tant qu’à faire, ça me va. Vous avez compris, vous autres ? Hannibal Lecter. Vous venez dans mes pots à vos risques et périls. 

– As-valet prend le pot avec un full. Et un sortant à la table une, on est dans les places payées ! 

Paire de huit est cloué à son siège. On donne déjà la main suivante, mais il n’a pas bougé. Foudroyé le garçon. Ben oui, t’avais la main qui gagne, mais deux cartes plus tard, elle ne gagne plus. Oui, t’avais 998 chances sur 1 000 de gagner le coup, mais t’as perdu. Tu dégages. That’s poker.

La vache ! J’avais moins d’une blind il y a trois minutes. Et ça y est, je suis dans les payés avec 20 000 de tapis. À l’aise. Je peux même gagner le tournoi. 

Hannibal Lecter !

Putain, ce que j’aime ce jeu. 


Lexique

Crédits: Pixabay.

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Blind Terme générique renvoyant à la mise dont les joueurs doivent s’acquitter en début de partie. Le montant est convenu à l’avance et augmente par paliers lorsqu’il s’agit de compétitions. 

Brelan Ensemble de trois cartes d’une même valeur. Le brelan est supérieur à la paire. 

Check Une fois le premier tour d’enchères achevé et les blinds déposées, un joueur peut rester dans la partie sans miser. Cela n’est possible que si personne n’a misé ou relancé avant lui durant le tour. 

Couleur Ensemble de cinq cartes de la même couleur (cinq trèfles, etc.). La couleur est supérieure au brelan.

Flop Terme désignant les trois premières cartes qui sont retournées simultanément et face vers le haut. Le retournement des trois cartes permet de faire commencer le second tour d’enchères durant lequel les joueurs ont la possibilité de miser plus que la blind. 

Full Ensemble composé d’une paire et d’un brelan. Le full est supérieur à la couleur.

Jeter Décision de ne pas suivre les joueurs ayant suivi ou relancé. Jeter ses cartes implique de quitter la partie et de rendre ses cartes. On dit également qu’un joueur « se couche ». 

Places payées Moment du tournoi à partir duquel les joueurs restants sont certains de repartir avec un prix.

Pot Ensemble des mises qui s’accumulent au cours d’un jeu. Le pot sera gagné par le vainqueur de la partie. 

Relance Action de surenchérir sur la mise du joueur précédent. Pour relancer, il est impératif de miser au moins le double de la dernière mise. 

River Cinquième et dernière carte déposée par la personne en charge des cartes.

Suivre Déposer une mise d’un montant égal au montant de la mise proposée par le joueur précédent. 

Tapis Ensemble de jetons que possède un joueur. Renvoie également à l’action de miser l’ensemble de ses jetons.

Tirage couleur Fait de n’attendre qu’une seule carte avant d’être certain d’avoir une couleur.



Cette nouvelle inédite a été publiée dans le n°21 d'Émile paru en avril 2021.



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