110 ans après le génocide arménien : la mémoire face au déni
Depuis 2019, le 24 avril est la journée officielle de commémoration du génocide arménien. Émile revient sur l’histoire de ce génocide, en s’appuyant sur trois témoignages de descendants de familles touchées par ce massacre.
Par Lisa Dossou et Liséane Sabiani
La commémoration
Le 24 avril 2025, nous commémorons le génocide arménien, 10 ans après son centenaire. Depuis un décret présidentiel d’Emmanuel Macron en 2019, ce jour incarne la mémoire de ce massacre qui a causé près de 1,2 million de morts entre 1915 et 1917, d’après la communauté scientifique. Reconnu en 1987 par le Parlement européen, il faudra attendre 2001 pour qu’il le soit officiellement en France, au travers d’une loi adoptée sous la présidence de Jacques Chirac. Raphaël Lemkin, père de la notion de génocide qu’il formule en 1944, s’appuie alors sur l’analyse des crimes commis par l’Empire ottoman à l’encontre de la communauté arménienne. Pourtant, une puissante dynamique négationniste contribue à occulter ces atrocités. Pendant de nombreuses années, plusieurs États et courants politiques refusent de reconnaître le caractère génocidaire des massacres arméniens. La Turquie persiste dans ce déni. Jean Stepanian, retraité français dont les parents ont vécu le génocide, explique : « Les Turcs n’ont pas reconnu le génocide parce que toute leur histoire repose sur ce mensonge. S’ils l’acceptaient, ils devraient rendre les territoires. »
Que s’est-il passé ?
La deuxième moitié du XIXe siècle est une période de refondation des États. En Occident, le modèle de l’État-nation émerge et connaît un succès inégalé : toutes les nations européennes cherchent à atteindre cet idéal. L’archétype de l’État-nation occidental repose sur le paradigme d’une société homogène, dont les membres sont animés par un sentiment national fédérateur, auquel correspond donc un État : territoire, droits, lois. En parallèle, des empires multinationaux persistent. Parmi eux : l’Empire ottoman. Celui-ci essaie d’intégrer dans le droit la diversité culturelle et religieuse qui le définit. Mais à l’issue des guerres balkaniques (1875-1878), dont il sort humilié et sous tutelle occidentale, la modernisation engagée par le sultan Abdulhämid II prend une tournure autoritaire. Avec la perte de territoires engendrée par les défaites guerrières successives (de nouvelles guerres balkaniques en 1912-1913 renforcent ce phénomène), l’Empire ottoman se resserre autour de l’Asie mineure où vivent alors les minorités chrétiennes dont quelques 2 millions d’Arméniens, aux alentours de Constantinople. Alors que l’élite ottomane cherche à créer un sentiment national turc, la communauté arménienne, qui est exclue du projet, est prise pour cible. On accuse les Arméniens de préparer des plans pour renverser le pouvoir, de commettre des attentats, de penser à l’indépendance. Les premières tueries ont lieu entre 1894 et 1895. Ce sont les massacres hamidiens, qui ont causé la mort d’environ 200 000 Arméniens.
S’organisant sous forme de partis politiques, ces derniers réclament des lois pour la laïcité afin de garantir leur sécurité. Ils soutiennent alors le mouvement Jeune Turc qui, arrivé au pouvoir en 1908, porte un message d’espoir et s’affirme en faveur de l’égalité des citoyens. Mais dès 1909, le massacre d’Adana en Cilicie (30 000 victimes) brise la confiance des Arméniens dans le gouvernement. À l’aube de la Première Guerre mondiale, les Jeunes Turcs ont accaparé le pouvoir, ils ont éliminé l’opposition et dirigent les armées. Sa logique de turciarisation de la société hiérarchise les communautés et stigmatise Arméniens et Syriaques. Allié à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, l’Empire ottoman accuse les Arméniens d’être des traîtres, de communiquer avec la Russie. Le climat de tension est à son paroxysme. La guerre va constituer une couverture pour passer à l’extermination systématique de la communauté arménienne de l’Empire.
Pourquoi la date du 24 avril ?
Le 24 avril 1915 a été retenu par les historiens comme date de début du génocide. Dans la nuit, l’intelligentsia arménienne est arrêtée puis exécutée. Ces arrestations concernent d’abord des hommes, puis ce sont 306 convois comprenant également femmes et enfants qui partent pour le désert de Syrie et de Mésopotamie où des camps de concentration attendent les déportés. Gérard Guerguerian, diplômé de Sciences Po en 1976, spécialiste en droit international et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’étude du génocide et à la diaspora des arméniens, témoigne : « Mon père est le dernier d’une fratrie de 15 enfants. C’est le seul à ne pas avoir été massacré. Ses parents aussi ont été tués. Il a été recueilli par les forces françaises de Cilicie, et transporté à Beyrouth, où il a été pris en charge par les jésuites. Le père de ma mère a échappé au massacre parce qu’il a participé à la construction de la ligne de chemin de fer entre Istanbul et Bagdad. Grâce à cela, sa famille a pu prendre le train et fuir la Turquie pour s’installer à Alep. En revanche, ses cousins et cousines restés à Eskişehir, une ville située à environ 300 kilomètres d’Istanbul, ont été massacrés. Du côté de ma femme, l’histoire est similaire. Ses parents ont été tués. »
“« « Mon père est le dernier d’une fratrie de 15 enfants. C’est le seul à ne pas avoir été massacré. Ses parents aussi ont été tués. »”
Officiellement, la population arménienne est « déplacée » pour l’éloigner du champ des opérations militaires. C’est ce qui a été décidé par le Comité Union et Progrès des Jeunes Turcs dès mars 1915. Une réunion au cours de laquelle les logiques d’extermination systématique et de purification ethnique sont clairement définies, sous couvert de lutte contre la traîtrise et d’éloignement du terrain militaire. Souvent à pied, parfois par voie ferrée, les déportés sont attaqués, pillés, massacrés en route par les tchété, des combattants irréguliers recrutés par l’Organisation spéciale, avec l’autorisation de ministère de la Justice, parmi les détenus des prisons turques et les tribus tcherkesses et kurdes. Sur cinq mois, d’avril à septembre 1915, 1 040 782 Arméniens sont déportés. Peu survivent à ces marches de la mort. Au total, ce génocide a fait au moins 1,3 million de victimes. « Dans les campagnes, les villages, les Turcs rassemblaient les gens, les encadraient et les faisaient marcher jusqu’en Syrie, raconte Jean Stepanian. En marchant infiniment sous une chaleur de 45 degrés, les gens succombaient facilement. Les survivants ont été recueillis par les Syriens. »
L’importance de la mémoire pour les Arméniens
Commémorer les massacres, c’est refuser l'oubli. Longtemps privés de leur reconnaissance en tant que génocide, ces événements marquent une page sombre de l’histoire du peuple arménien, cause d’une souffrance encore vive dans la mémoire collective. « C’est un sujet très tabou », rappelle Gérard Guerguerian. Plusieurs manifestations, telles que le vote par le Parlement libanais d’une résolution demandant des réparations pour les Arméniens, ou la prise de parole de Gerald Ford, un élu républicain du Michigan (« Nous marquons le cinquantième anniversaire du génocide du peuple arménien perpétré par les Turcs ») illustrent la nécessité, désormais reconnue à l’échelle internationale, de rendre hommage aux victimes et aux générations endeuillées. Le déni prolongé de ce génocide, par certains États et institutions, constitue en effet, aux yeux de nombreux Arméniens, un second traumatisme. En outre, perpétuer la mémoire est une manière d’assurer que de tels événements ne se répètent jamais. Serge Klarsfeld, président de l’association Fils et filles des déportés juifs de France, et Arno Klarsfeld, son fils et l’ancien avocat de l'association, écrivent dans une tribune publiée dans Le Monde que la non-reconnaissance du génocide arménien a eu un rôle historique crucial dans la pérpétration des massacres nazis, qui ont coûté la vie à plusieurs millions de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
“« Lors des réunions de famille, le sujet pouvait être effleuré, mais rapidement les larmes montaient aux yeux, alors on changeait de sujet. »”
Cependant, la transmission de la mémoire soulève, encore aujourd’hui, de nombreuses difficultés. Le sujet, « tabou », est rarement évoqué dans le foyer de Grégory Gerguerian, fondateur de Juni, une boulangerie arménienne implantée au cœur de Paris. « Mes enfants en savent peu sur cette histoire. Ils sont encore très jeunes, mon plus vieux fils a 13 ans. C’est difficile, en tant que père, de les confronter à ces atrocités. Je ne leur ai même jamais montré de reportage Arte, par exemple. Lorsqu’ils me posent des questions, j’y réponds. » Ce malaise semble avoir traversé les générations. Jean Stepanian se souvient : « Ma mère nous a davantage parlé de son histoire que mon père. Il avait trop souffert, vu des choses qu’elle n’a pas vu. Par exemple, il n'a jamais voulu parler de comment son père est mort. J’ai beaucoup lu par moi-même pour comprendre. Il y avait des zones d’ombre dans l’histoire de ma mère que j’ai réussi à éclaircir. Mais elle n’en parlait pas non plus énormément. Lors des réunions de famille, le sujet pouvait être effleuré, mais rapidement les larmes montaient aux yeux, alors on changeait de sujet. »
Gérard Gerguerian évoque l’évolution des traditions commémoratives : « La transmission de la mémoire du génocide arménien s’est longtemps faite à travers des commémorations religieuses, chaque 24 avril, qui donnaient lieu à des prières, des messes et des discours. En l'absence d'État, l'Église a assumé le rôle de gardienne de l'identité nationale. C’était une des rares fois dans l’année où on s’adressait également aux jeunes. On voulait leur montrer ce que leurs parents avaient connu. Un tournant majeur a eu lieu en 1965, pour le 50e anniversaire du génocide : on s'est retrouvé à pès de 80 000 Arméniens dans un stade. Des personnalités politiques haranguaient le peuple en criant “C’est inadmissible, il faut des réparations, on a été massacrés”. »
Aujourd’hui, le 24 avril demeure une date fondamentale pour les Arméniens. Gérard Guerguerian l’affirme : « La question du génocide résonne encore dans le monde entier. » Et Jean Stepanian conclut : « On a fait assez de bruit pour que tout le monde en ait conscience. »