Pierre-René Lemas : "Dans ces fonctions, quand vous levez la tête, il n'y a que le président au-dessus de vous"
Déjà, sous de Gaulle, on parlait de lui comme de l’homme qui « voit tout, entend tout, mais ne dit rien ». Invisible bras droit du président de la République, indispensable rouage de la fourmilière élyséenne, le secrétaire général de l’Élysée est l’homme de tous les recrutements et de toutes les urgences. Pierre-René Lemas (promo 74), qui fut notamment préfet et artisan des lois de décentralisation, a occupé ce poste pendant les deux premières années du quinquennat de François Hollande. Ce haut fonctionnaire jovial fut également celui qui, le premier, a ouvert les portes de l’Élysée à un jeune banquier ambitieux…
Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Camille Ibos
Vous êtes né à Alger, ville que vous avez quittée à la suite d’un attentat visant votre père avocat, gaulliste et militant. En quoi cette période a-t-elle façonné l’homme d’État que vous êtes devenu ?
On ne sait jamais vraiment quelle est la matrice de ce que l’on devient, mais l’Algérie est ma terre natale. J’ai gardé pour ce pays un attachement très fort, de même que des amitiés ; malgré les cheveux blancs, on se retrouve encore parfois ! J’ai appris là-bas des choses finalement très simples, à commencer par la nécessité de l’engagement, c’est-à-dire de jouer son rôle dans la sphère publique et de prendre son risque, comme mon père l’a fait dans des circonstances difficiles. À cette époque, en Algérie, les bombes posées par les uns et celles posées par les autres tuaient les mêmes personnes. J’en ai aussi retenu l’importance de l’État, quoique je n’ai réalisé cela qu’a posteriori. Quand on est outre-mer, notre vision de la France est celle d’une madone idéalisée, mais j’en ai conservé un attachement un peu candide pour l’État.
Vous êtes issu de la fameuse promotion Voltaire de l’ENA, qui a notamment compté François Hollande dans ses rangs. N’avez-vous jamais pensé à faire carrière en politique ?
Au démarrage, non. Déjà, à Sciences Po, je n’avais qu’une idée en tête : être préfet. Pour moi, le préfet était la représentation, voire l’incarnation de l’État, et une présence sur les territoires qui en faisait un métier à la fois de rencontre, de confrontation, de compromis et de décision. J’ai ensuite évidemment pensé à faire de la politique : quand on entre dans un cabinet ministériel, la moindre des choses est d’avoir la même sensibilité que l’élu que l’on sert. Je déteste les mercenaires qui entrent en cabinet sans en partager les idéaux : personne ne les y oblige ! L’opportunité et le moment ont failli se présenter, mais au final, je n’ai aucun regret de ne pas l’avoir fait. J’ai côtoyé beaucoup d’élus en tant que préfet et directeur d’administrations centrales. Tout en assumant tranquillement d’être un préfet de sensibilité de gauche, j’ai aimé cette difficulté d’être au service de l’État, quel qu’il soit, puisque c’est évidemment le ministre qui choisit son haut fonctionnaire et pas le contraire !
Vous avez été préfet dans des territoires très différents, de la Corse à la Lorraine, sous des gouvernements tant de droite que de gauche…
J’étais, en cette époque ancienne, secrétaire général du ministère de l’Intérieur, où j’ai servi successivement un gouvernement de gauche, puis Nicolas Sarkozy, auprès duquel je n’ai pas fait un mystère de ce que je pensais. C’est sous Sarkozy que je suis allé en Corse, juste après un référendum raté, rejeté par une large majorité à l’époque, qui devait changer le statut de l’île. J’ai beaucoup aimé la Corse : j’ai même fait partie des rares préfets à y acheter ensuite une petite maison ! C’est un des seuls endroits où vous avez l’impression, de manière charnelle, physique, de servir la République. L’idée était de conduire la Corse dans la République avec ses propres responsabilités assumées, malgré les difficultés dues à la montée d’une certaine violence mafieuse et au terrorisme indépendantiste. J’ai également, comme vous le mentionnez, servi en Moselle, dans une situation totalement différente de désastre post-industriel, de désespérance sociale et d’interrogations quant aux moyens de gérer la suite des événements. Dans ces conditions, quel que soit le gouvernement, je n’ai pas ressenti de grande différence. Le préfet conserve toujours une marge de manœuvre dans des situations d’urgence, comme lorsqu’en Corse, la prise en otage d’un bateau par des marins avait fait la une des journaux. Il tient un rôle d’arbitre, aussi, entre l’État et les élus locaux.
Après la préfecture, avez-vous vécu votre nomination en tant que secrétaire général de l’Élysée comme un aboutissement ?
Je n’ai jamais raisonné de cette manière-là. De plus, ce n’est pas du tout le chemin que je m’attendais à suivre. Quand on sort de Sciences Po et de l’ENA, on fait mille choses et des choses très différentes. J’ai même parfois été mis au placard, mais j’y ai trouvé des choses très intéressantes ! Par exemple, j’ai été nommé à la tête du Journal officiel ; à l’époque, ce n’était pas une promotion, mais j’ai adoré ça. En réalité, quand je me suis retrouvé dans le bureau du secrétaire général, j’ai eu l’impression presque physique d’une charge. Dans ces fonctions, quand vous levez la tête, vous n’avez que le président au-dessus de vous. C’était un honneur et j’étais très reconnaissant, mais c’était une charge que je prenais sans désinvolture.
À quoi l’installation dans ces fonctions ressemble-t-elle ?
Secrétaire général, c’est une fonction sans « track record » [bilan, NDLR], comme on dit dans le privé, ni définition juridique. Je me suis appuyé sur quelques témoignages de prédécesseurs, comme Jean-Louis Bianco, mais il n’y en avait pas tant que ça ! Pour l’anecdote, quand vous arrivez à l’Élysée, rien ne marche. C’est une tradition française qui remonte au Second Empire que de faire face à une page blanche quand une nouvelle équipe arrive. J’ai rencontré en tête à tête le secrétaire général précédent et quand il est parti, le téléphone ne marchait pas et les ordinateurs non plus.
Les premières choses que l’on fait en tant que secrétaire général sont donc très concrètes : on réunit son équipe, on refait marcher l’ordinateur et le téléphone, on vérifie que le secrétariat du président est installé dans de bonnes conditions… et pendant que l’on s’occupe de ça, le président de la République descend les Champs-Élysées en fanfare ! Le soir même de l’installation de François Hollande, j’ai dû gérer la panne d’un avion qui devait emmener le président à Berlin. Il est finalement arrivé à bon port, mais pas sans beaucoup de petites décisions et de coups de fil. Comme la machine de l’État ne s’arrête jamais, après un seul soir, j’avais l’impression d’être là depuis un mois.
Vous évoquez dans votre livre, Des princes et des gens, les premières difficultés, qui émergent très vite : intrigues de couloirs, compétition malsaine… Est-ce inévitable ?
J’ai voulu raconter les choses qu’on ne raconte pas. L’Élysée est un milieu particulier : on y trouve des fonctions pérennes, comme le directeur et le chef de cabinet ou encore l’état-major, et des conseillers spécialisés, qui ne doivent surtout pas se prendre pour des super-ministres et qui sont plutôt là pour appuyer la parole présidentielle. Leur métier est difficile : il consiste davantage à faire faire qu’à faire. Cependant, le secrétariat général du gouvernement et les outils de fonctionnement de l’État sont plutôt centralisés à Matignon. La prééminence institutionnelle du chef de l’État crée un phénomène de cour, pourtant on sait à quel point François Hollande détestait cela ! On a vu, à ce titre, que le quinquennat a rebattu les cartes et abouti à ce que l’ensemble de l’appareil d’État soit organisé autour du président de la République. Tant que nous resterons dans le dispositif administratif actuel d’extrême présidentialisation, dispositif dont je pense qu’il doit être corrigé, ce phénomène de cour ne changera pas.
Auprès de Pierre Joxe et de Gaston Defferre, vous avez justement beaucoup travaillé à la décentralisation…
J’étais tout jeune alors ! Je travaillais comme conseiller technique auprès de Gaston Defferre pour défendre les premières lois sur la décentralisation. Il s’agissait de donner aux élus locaux le pouvoir d’être des exécutifs pleins, détachés des préfets. On leur en a donné les moyens, y compris les financements, générant un élan très fort pour la démocratie locale, malgré les critiques qui disaient que cet argent serait gaspillé. On a ensuite vécu un second élan avec Jean-Pierre Raffarin, quand il a été écrit dans la Constitution que nous vivions en République décentralisée. En 1992, également pour donner davantage de poids aux pouvoirs locaux, nous avons inventé la Communauté de communes. Mais le monde a changé depuis, par la régionalisation et la métropolisation. Nous avons perdu quelque chose du maillage territorial de l’État.
Pour revenir à votre fonction de secrétaire général de l’Élysée, vous l’avez un jour qualifiée d’ingrate. Avec le recul, le pensez-vous toujours ?
Elle est ingrate en ce sens qu’il s’agit d’un travail continu, permanent, minutieux, d’ascèse et dans l’ombre. Pierre Joxe [ancien ministre de l’Intérieur, NDLR] avait coutume de dire : « Un cabinet ministériel, ça n’existe pas, c’est comme l’ombre portée d’un ministre. » Les seules personnes légitimes à exister dans la sphère publique sont les élus au suffrage universel : les hauts fonctionnaires, de leur côté, n’existent qu’en tant qu’eux-mêmes. Le secrétaire général n’a pas vocation à être un personnage public et en l’absence de cette reconnaissance il faut, pour tenir, être très conscient de l’utilité de ce que nous faisons. Vous comprendrez également que pour un Méditerranéen naturellement bavard comme moi, passer des années dans le silence et l’ascèse n’était pas chose aisée !
Était-ce donc votre moteur que cette impression d’être utile ?
À l’Élysée et dans le service public, il est très compliqué d’exercer un quelconque métier si on ne se sent pas utile. Moi, je n’ai jamais voulu pantoufler [quitter le service public pour une position importante dans le privé, NDLR] : après la Caisse des dépôts, en 2018, j’ai rejoint France Active, une entreprise qui s’occupe d’économie sociale et solidaire. Ce n’est pas le choix le plus chic, mais c’est celui que j’ai fait ! J’ai aimé servir l’intérêt général et le public durant ma carrière : je n’ai pas de désinvolture envers les affaires de l’État. Évidemment, il m’est arrivé certaines fois de me planter, notamment à l’Élysée sous François Hollande, mais cela, c’est mon secret : je n’en parlerai pas ou alors seulement quand je serai très, très vieux…
Quels souvenirs marquants garderez-vous de vos fonctions ?
Je commencerai par citer deux moments dans ma carrière, au milieu de beaucoup d’autres : j’ai de très beaux souvenirs en Corse, malgré certains autres, très douloureux, puisque j’y ai été l’objet d’un attentat ; et de très beaux souvenirs aussi du Journal officiel, c’est-à-dire du moment où j’étais dans un placard et que j’ai fait fusionner le Journal officiel avec La Documentation Française.
À l’Élysée, un des moments forts, où j’ai le plus senti que nous faisions quelque chose d’important et d’utile, a été la loi Taubira. Après qu’une partie de la France réactionnaire soit descendue dans la rue pour des raisons que je comprends, mais que je n’approuve pas, je trouve que ça a été une belle réforme. On en était contents. Ceux qui étaient contre s’étaient montrés très bruyants ; ceux qui étaient pour l’avaient peu manifesté, mais Christiane Taubira a tenu bon !
Une dernière question. Alors secrétaire général, vous avez participé au recrutement d’un jeune fonctionnaire : Emmanuel Macron…
Quand j’ai été pressenti comme secrétaire général, j’ai reçu beaucoup de candidatures. C’est fou ce que j’avais comme copains de Sciences Po ou de l’ENA dont j’avais jusque-là oublié l’existence ! J’ai tenu à répondre à tout le monde, puis j’ai fait une short list. Certains candidats avaient déjà travaillé dans la campagne électorale, ce qui n’était pas mon cas. J’entendais beaucoup parler de ce garçon brillant, très investi et qui avait écrit des notes d’une immense qualité. Tout le monde m’avait tellement dit qu’il était formidable que j’étais naturellement très méfiant. Je l’ai finalement reçu à une heure indécente : il devait être deux heures du matin et j’avais d’autres rendez-vous après – c’est le quotidien d’un secrétaire général en pleine installation ! Il avait une intelligence pétillante, les idées très claires et le sens de l’humour. Il m’a séduit et a pris sa place très vite. Ai-je cependant pressenti son ambition présidentielle ? Pas du tout. J’ai même été totalement frappé de cécité. J’ai pourtant bien vu qu’il avait tous les talents : une certaine habileté, une belle connaissance des milieux financiers, de l’humour… Je lui trouvais de l’ambition et je la trouvais tout à fait légitime. Mais cette ambition-là, je ne l’avais certainement pas en tête !
BIO EXPRESS
1951 Naissance à Alger
1974 Diplômé de Sciences Po
1980 Diplômé de l’ENA (promotion Voltaire)
1983 Entrée au cabinet du ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre
1988 Nommé Directeur général des collectivité locales (DGCL)
2000 Devient directeur général adjoint du ministère de l’Intérieur
2003 Nommé préfet de corse sous Nicolas Sarkozy
2006 Devient Président-directeur général de Paris Habitat
2011 Nommé directeur de cabinet du président du Sénat Jean-Pierre Bel
2012 Nommé secrétaire général de la présidence de la République française
2014 Nommé directeur général de la Caisse des dépôts
2018 Devient président de France Active
2019 Publie Des princes et des gens. Ce que gouverner veut dire (Seuil)
Cette interview a initialement été publiée dans le numéro 22 du magazine Émile.